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{{Citation longue|<p>Jonathan avait au dîner deux petits pigeons. Il fallut d’abord les plumer. Serge y prit
{{Citation longue|Ils montèrent ranger les vêtements de Serge dans l’armoire. Le lit était haut et grand.
plaisir. Ces oiseaux l’enchantaient. Il retrouva ses gestes abrupts d’autrefois pour fourrer les
C’était la seule chambre de la maison, qui n’avait que trois pièces en comptant la cuisine. Là,
quatre ailes dans ses poches.</p>
près du lit, Jonathan avait installé sur des tréteaux la table où il travaillait. Elle était couverte
de grandes esquisses, méticuleusement propres, et de gribouillis informes à même le bois.


Avec toutes ces ailes ta culotte va s’envoler, dit Jonathan.
Alors c’est toi qui les fais ces dessins-là ? demanda Serge.


J’m’en fous ! dit le petit, qui s’y enfonça les poings.
Oui c’est moi.


Il fait froid. Je les vide et on les cuit dans la cheminée, hein on fait du feu ?
Ils sont bien ?


La cheminée était dans l’autre pièce. Serge accepta le feu. Il désirait aussi des frites.
Jonathan sourit :
Dans le feu, il brûla une poignée de plumes dont la mauvaise odeur lui dilata les traits. Il se
releva tout rouge et excité.


— Tu te réveilles, dit Jonathan. T’étais mort cet après-midi, avec ta mère.
— Tu les trouves bien toi ?


Non c’est pas vrai ! répondit brutalement Serge.
Ma mère aussi elle fait des dessins. Et des peintures.


Sa figure se pétrifia. Il se mit à bouder, l’air méchant, l’œil sur les flammes.
— Oui je me rappelle.


Et j’ai pas faim, affirma-t-il l’instant d’après, en épiant Jonathan.
Mais t’en as vendu ? Elle elle en a pas vendu.


Ça fait rien, ça se mange froid… Quand tu es en colère j’ai peur de toi, murmura
C’est pas facile.
Jonathan, penché à son tour sur le feu. Sa voix tremblait, il était prêt à pleurer.


Il ne faut pas me faire peur Serge, ajouta-t-il, je ne peux pas, je n’ai pas la force. Non
Ah non. On va sur les terrasses tu sais, dans les restaurants avec Dominique, on les
je peux pas, je vais me coucher, pourquoi tu dis ça ?
montre aux gens quand ils mangent, mais ils ont pas de sous. Toi tu les vends, dans les
restaurants ?


L’enfant le regarda avec surprise.
— Euh non, dit Jonathan un peu gêné, à Paris le soir je ne sortais pas beaucoup. Mais il
y a des revues, des livres, et puis il y a une galerie, on m’envoie de l’argent.


… On va manger, dit Serge intimidé. Hein ? on va manger ? T’en va pas.
Une galerie ?


La broche est trop basse, ils vont brûler. Tu vois le jus tombe là, on le prend et on les arrose avec la grande cuiller.
Une boutique hein.


Moi je les arrose.
Alors tu travailles pas, t’es tout le temps dans ta maison ?


Je vais couper les frites.
Oui.


Jonathan partit chercher les pommes de terre et un torchon tout neuf, raide d’apprêt. Il
— Maman maintenant elle travaille.
s’assit par terre près de la cheminée, une épaule contre un bras du petit. Serge agenouillé
guettait le jus des volailles, le visage vif de chaleur.


Demain j’irai dans le jardin, dit-il.
Elle me l’a dit, oui.


Il fera beau oui. J’ai vu des crapauds, des sauterelles, il y a deux chats qui viennent.
Au secrétariat, l’après-midi. Mais c’est pas tous les jours. Parce qu’elle écrit de la
musique, des chansons, elle écrit pas les notes, elle chante l’air. C’est Jacques qui écrit les
notes. Mais c’est elle qui invente tout. Et même les paroles. Lui il a une guitare. Tu les
connais les chansons à ma mère ?


Comment ils s’appellent ?
Non, je savais pas. Elle ne m’a rien chanté.


Ils ont pas de nom, ils sont libres.
Non tu parles, elle chante tout faux.


— Mais où c’est qu’i dorment alors ?
Ah. Mais quelqu’un les chante ?


Où ils veulent, quand les gens ne les chassent pas.
Ben non, personne. Moi elle m’en apprend avec Jacques des fois.


Tu les chasses toi ?
Je vois. T’as de la chance.


Oh. Non, ils sont tranquilles. Ils apportent leurs choses à manger ici, ce qu’ils volent
Ben oui, pas tellement.
chez la vieille, une vieille à côté avec un vieux chien, elle a des poules, des lapins. Des
légumes. Elle ne me parle pas.


Pourquoi ?
Ah bon.


Je sais pas. Elle est toute seule, elle n’aime pas parler, elle m’a dit de mettre du
Mais pourquoi tu fais pas des dessins comme Mickey ? reprit Serge.
poison à cause des rats.


Des rats ? C’est gros un rat ?
Ça, il a l’air… trop… bête, j’aime mieux dessiner les vaches. Tu veux une vache ?


— Peut-être comme ça là, dit Jonathan, montrant les pigeons.
Ils s’assirent côte à côte devant la planche à dessin et Jonathan sortit une grande feuille.


On va bouffer des rats ! s’écria Serge. Et il se remit enfin à rire, du rire canaille,
Oh oui. Ou non — un cochon. Et une grosse vache. Et Donald hein tu sais Donald ?
infernal et rauque qui était sa voix cachée.


Jonathan avait disposé la table de la cuisine près du feu. Les nuits restaient bien froides.
Jonathan obéit. Cette complaisance ne l’embarrassait pas. Sa main était exercée à tout : et ces images claires et ironiques, seules lisibles pour les yeux du petit, lui donnaient le même
Il dressa le couvert avec soin sur une nappe rouge vif. Les odeurs de viande et de friture
plaisir que si, compositeur sériel, il avait fredonné avec un gamin une chanson d’écolier.
commençaient à soûler le gamin.


À table, Serge, impressionné par ce décorum ingénu, raconta :
— Moi, je sais dessiner un chat, dit Serge, je vais le dessiner là, d’abord il est en train
de rire, seulement il a pas de pattes. Et là qu’est-ce que tu fais ?


Tu sais à la maison ? Je cassais tout tout le temps. Ben maintenant je casse rien.
Ça ? C’est une pomme avec beaucoup de poils.


Ah, c’est bien, dit Jonathan. Tiens tu bois du vin, oui ?
Quoi ? ça existe pas ! y en a ?


— Non j’en bois pas. Eh ! mets-en ! mets-en ! mets-en moi eh !
Ici ça existe. Non Serge, c’est toi que je fais. Tiens, regarde en dessous.


— Comme ça ? Vraiment, tu casses plus rien ? Fais voir un peu ? demanda Jonathan.
Et, sous le crâne aux cheveux délicatement mêlés, Jonathan déroula le profil de Serge
tel qu’il l’avait près de lui, d’un trait de crayon si fluide et si tendre qu’il eut une confusion de
cette beauté que sa main produisait malgré lui. Aisance qui ne lui servait à rien d’avouable,
mais qu’il avait travaillée avec acharnement pendant des années, pour son amour secret des
visages d’enfant. Jamais il n’aurait montré ces portraits à quelqu’un. Ses œuvres connues, qui
lui valaient un renom, étaient sévères et peu soucieuses de figuration. Le gamin se plaignit de
n’avoir pas d’oreille puis, quand elle fut en place, Serge dit :


On peut pas le montrer ! dit Serge en s’esclaffant lourdement. Je vais boire le vin ! le
Alors je vais te dessiner toi moi.
vin !


— Si, je crois qu’on peut le montrer.
Il empoigna une demi-douzaine de feutres de couleur et dessina, rouge, bleu, jaune et
rose, tenant à la main une fleur verte, un garçon aux cils en étoile et qui riait d’une oreille à
l’autre, avec des jambes très longues puisque c’était une grande personne.


— C’est pas vrai.
— C’est moi ? dit doucement Jonathan. Je suis joli.


Si.
Oui c’est toi. Parce que t’as des grandes jambes. Et là c’est ton pull-over.


— Non on peut pas !… Allez fais-moi voir.
La couleur du vêtement surprit Jonathan : bleu vif, à bande rouge sur le torse. Voilà un
an qu’il ne le portait plus.


C’est facile. Voilà deux assiettes. La première je la laisse tomber. L’autre j’y touche
Mais c’est mon vieux, celui de Paris. Remarque je l’ai toujours. Je le remettrai.
pas.


Et l’assiette se fracassa sur le carrelage. Serge cria d’étonnement. Jonathan s’en alla
— C’est pas la peine, dit Serge d’une petite voix froide. Et il tartina de marron son chat
chercher la pelle et le balai.
sans pattes.}}<br>
 
— … La deuxième assiette je l’ai pas cassée, non ? Tu vois qu’on peut montrer qu’on
casse pas quelque chose.
 
— Ouais, reconnut Serge, mais t’as cassé l’autre.
 
— C’est pas pareil, il y en a plusieurs.
 
— Ah ? Ah ? Alors moi j’peux ? Hein hein j’peux ? dit Serge d’un ton provocant.
 
— Oui, on mangera dans la main c’est mieux.
 
— Alors celle-là alors ! Et Serge envoya sa propre assiette à l’autre bout de la pièce.
Jonathan sursauta. Certains éclats frappèrent les meubles : mais on entendit surtout le joyeux
hurlement de chasseur qui accompagna le geste de l’enfant.
 
— Dommage qu’elle soit vide, remarqua Jonathan, qui tendit le balai au gamin déjà
debout.
 
— Ah ouais, dit Serge. Si qu’y avait… des frites dedans !
 
— De la soupe.
 
— Ouais. Des nouilles !
 
— Oui. Des petits pois.
 
— Oh oui des petits pois.
 
Serge était accroupi et fouillait sous une commode avec la pelle :
 
— D’la soupe ! Ah non tu l’as dit. Des… attends… (et sa voix explosa) quelque chose
qui pue !
 
— Qui pue ? qui se mange ?
 
— … je sais pas quoi.
 
Serge n’ajouta rien. Il vida sagement les morceaux dans la poubelle. Puis un dîner
bruyant, taché de graisse et de vin rouge, eut lieu aux flammes violentes du foyer.}}<br>
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Ils montèrent ranger les vêtements de Serge dans l’armoire. Le lit était haut et grand. C’était la seule chambre de la maison, qui n’avait que trois pièces en comptant la cuisine. Là, près du lit, Jonathan avait installé sur des tréteaux la table où il travaillait. Elle était couverte de grandes esquisses, méticuleusement propres, et de gribouillis informes à même le bois.

— Alors c’est toi qui les fais ces dessins-là ? demanda Serge.

— Oui c’est moi.

— Ils sont bien ?

Jonathan sourit :

— Tu les trouves bien toi ?

— Ma mère aussi elle fait des dessins. Et des peintures.

— Oui je me rappelle.

— Mais t’en as vendu ? Elle elle en a pas vendu.

— C’est pas facile.

— Ah non. On va sur les terrasses tu sais, dans les restaurants avec Dominique, on les montre aux gens quand ils mangent, mais ils ont pas de sous. Toi tu les vends, dans les restaurants ?

— Euh non, dit Jonathan un peu gêné, à Paris le soir je ne sortais pas beaucoup. Mais il y a des revues, des livres, et puis il y a une galerie, on m’envoie de l’argent.

— Une galerie ?

— Une boutique hein.

— Alors tu travailles pas, t’es tout le temps dans ta maison ?

— Oui.

— Maman maintenant elle travaille.

— Elle me l’a dit, oui.

— Au secrétariat, l’après-midi. Mais c’est pas tous les jours. Parce qu’elle écrit de la musique, des chansons, elle écrit pas les notes, elle chante l’air. C’est Jacques qui écrit les notes. Mais c’est elle qui invente tout. Et même les paroles. Lui il a une guitare. Tu les connais les chansons à ma mère ?

— Non, je savais pas. Elle ne m’a rien chanté.

— Non tu parles, elle chante tout faux.

— Ah. Mais quelqu’un les chante ?

— Ben non, personne. Moi elle m’en apprend avec Jacques des fois.

— Je vois. T’as de la chance.

— Ben oui, pas tellement.

— Ah bon.

— Mais pourquoi tu fais pas des dessins comme Mickey ? reprit Serge.

— Ça, il a l’air… trop… bête, j’aime mieux dessiner les vaches. Tu veux une vache ?

Ils s’assirent côte à côte devant la planche à dessin et Jonathan sortit une grande feuille.

— Oh oui. Ou non — un cochon. Et une grosse vache. Et Donald hein tu sais Donald ?

Jonathan obéit. Cette complaisance ne l’embarrassait pas. Sa main était exercée à tout : et ces images claires et ironiques, seules lisibles pour les yeux du petit, lui donnaient le même plaisir que si, compositeur sériel, il avait fredonné avec un gamin une chanson d’écolier.

— Moi, je sais dessiner un chat, dit Serge, je vais le dessiner là, d’abord il est en train de rire, seulement il a pas de pattes. Et là qu’est-ce que tu fais ?

— Ça ? C’est une pomme avec beaucoup de poils.

— Quoi ? ça existe pas ! y en a ?

— Ici ça existe. Non Serge, c’est toi que je fais. Tiens, regarde en dessous.

Et, sous le crâne aux cheveux délicatement mêlés, Jonathan déroula le profil de Serge tel qu’il l’avait près de lui, d’un trait de crayon si fluide et si tendre qu’il eut une confusion de cette beauté que sa main produisait malgré lui. Aisance qui ne lui servait à rien d’avouable, mais qu’il avait travaillée avec acharnement pendant des années, pour son amour secret des visages d’enfant. Jamais il n’aurait montré ces portraits à quelqu’un. Ses œuvres connues, qui lui valaient un renom, étaient sévères et peu soucieuses de figuration. Le gamin se plaignit de n’avoir pas d’oreille puis, quand elle fut en place, Serge dit :

— Alors je vais te dessiner toi moi.

Il empoigna une demi-douzaine de feutres de couleur et dessina, rouge, bleu, jaune et rose, tenant à la main une fleur verte, un garçon aux cils en étoile et qui riait d’une oreille à l’autre, avec des jambes très longues puisque c’était une grande personne.

— C’est moi ? dit doucement Jonathan. Je suis joli.

— Oui c’est toi. Parce que t’as des grandes jambes. Et là c’est ton pull-over.

La couleur du vêtement surprit Jonathan : bleu vif, à bande rouge sur le torse. Voilà un an qu’il ne le portait plus.

— Mais c’est mon vieux, celui de Paris. Remarque je l’ai toujours. Je le remettrai.

— C’est pas la peine, dit Serge d’une petite voix froide. Et il tartina de marron son chat sans pattes.


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