L’érotisme n’est pas un violon d’Ingres
Texte précédent : La parole et la fiction, à propos du Libera (critique littéraire et artistique)
Interview de Tony Duvert par l’écrivaine et journaliste Madeleine Chapsal dans L’Express (n° 1124, 22-28 janvier 1973), accompagné d’une critique élogieuse de Paysage de fantaisie.
Jusqu’à présent, Tony Duvert a choisi de vivre à l’écart, dans une chambre dont il préfère dissimuler l’adresse. Il se lève tard et vit la nuit, mais, lorsqu’il travaille, c’est quinze heures d’affilée tous les jours. Ses manuscrits, qu’il compose à la machine, ont l’impeccable rigueur de l’obsession. Timide, à ce qu’il prétend, il parle à voix très basse, comme pour lui-même. C’est la première fois qu’il accepte de répondre à quelques questions.
L’Express : Vous rendez-vous compte que vos livres sont très difficiles à lire ?
Tony Duvert : C’est l’absence de ponctuation qui vous a gênée ?
Vous voulez rire, c’est l’effet sur la sensibilité !
Ce qui produit ce choc, c’est peut-être la présence brutale, totale, de la sexualité dans l’esprit. D’ordinaire, la littérature, érotique ou non, montre toujours l’érotisme comme une chose à part. J’essaie de faire le contraire, ouvrir la cage. Et après, l’érotique et le non-érotique ne se différencient plus, ils combinent leur pouvoirs.
Mais combien de temps, de lectures faut-il</nobr> pour se retrouver après un tel déferlement de violence sexuelle…
Vous appelez ça violence sexuelle parce que vous la comparez à ses formes atténuées, marchandes — à ce libre-échangisme très sage du couple normal, ce pacte de non-agression qui est ce qui reste de l’érotisme après sa répression.
Et s’il n’y avait pas de répression ?
Je ne sais pas. La société sexuellement libre que les gens revendiquent m’a l’air d’une société boy-scout, où l’érotisme est gentil, aplati, sans interdit, mais sans vraie présence. On aime tout le monde, on ne fait pas de mal, on n’abuse pas. On dirait plutôt une société de l’hyper-répression, où le corps de chacun est au service, aux ordres de tous.
Et notre société ?
Mais j’ai l’impression, justement, qu’elle vit sa violence en exerçant la répression, les interdits, les abus, l’inégalité. C’est cela, la forme de sa sexualité : un pouvoir institutionnel des uns sur les autres. Mais si cette société-là est mauvaise, je ne crois pas qu’une société « libre » à la scandinave, par exemple, où la sexualité est une activité neutre, fade, hygiénique, soit la vraie solution. En fait, tout reste à imaginer, et à dire.
Qu’ils soient ou non les rêves refoulés de notre société, vos livres sont provocateurs. Comment vous imaginez-vous qu’ils puissent être reçus ?
Cela dépend, évidemment, du rapport intime que chaque sorte de lecteur a avec la sexualité. Mais, de toute façon, ça doit agir. Pour moi-même, écrire mes livres, c’est être le premier à subir leur action. Je ne peux pas appartenir à cette catégorie d’écrivains qui se mettent à table à 9 heures, écrivent jusqu’à 11 heures, et ensuite mènent une vie sociale normale. On n’écrit pas des choses de ce genre en tout bien tout honneur — il n’y a pas de fonctionnariat de l’écriture subversive, qui est une épreuve, une aventure, un défi. Vivre et écrire s’interpénètrent : et être, dans notre société, cet écrivain-là, cet homosexuel-là, ce sujet sexuel-là, ce n’est pas facile. Mais l’érotisme n’est pas un violon d’Ingres, c’est un bonheur dur— quelque chose qui, libéré, abuse de vous-même et des autres. C’est peut-être ceci qui effraie certains lecteurs.