Quand mourut Jonathan (10)

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Vieille et petite, la maison n’était pas sale. Jonathan respectait son climat. Il n’aurait pas songé à repeindre, ou tapisser, ou changer la position des meubles. Il prenait simplement son tour, ici où des générations s’étaient succédé, et il s’effaçait à leur suite. Le silence de ces vies éteintes était à peu près la seule douceur humaine dont il fût certain. Et, s’il se plaisait, dans la faible lumière du soir, à traverser lentement une pièce ou l’autre, frôlant les meubles modestes et désuets, écoutant les résonances du plancher, du carrelage, contemplant les ombres, les taches, les recoins, il n’était pas ému parce qu’il rêvait d’anciennes présences, même enfantines (engoncées depuis un demi-siècle dans la carcasse raidie et le deuil guenilleux des vieillards), mais parce qu’il jouissait de cette absence infinie d’êtres humains. La maison était comme ces beaux coquillages simples dont la cavité, près de l’oreille, produit l’appel de la mer : quand on admire les surfaces nacrées et lisses qui coulent vers l’intérieur du réceptacle, on ne voudrait pas imaginer le mollusque, probablement difforme et, si on l’avait extrait de là, entièrement hideux, qui a sécrété ces nacres et poli ces corridors profonds.

Sécréter, construire, attacher, lisser, disposer : voilà ce que Jonathan n’était plus capable de faire. Il avait découvert une maison vide et morte ; il s’y glissait bien, et cependant pas trop ; il l’avait adoptée. Mais sans désir pour les vies lointaines qui l’avaient créée ; et sans vivre la sienne, puisqu’elle était impossible.

Il n’avait eu aucune raison concrète de s’installer ici, entre tous les lieux, les régions, les pays qu’il avait traversés. Un souvenir, aimant et lugubre, de ce village avait peu à peu dominé ses autres souvenirs, lorsque le temps lui avait trop pesé et qu’il avait cherché où se retirer. Avec ses maisons dispersées (il y avait un groupe un peu plus dense vers l’église et l’arrêt de car), ce n’était qu’un hameau, une très lâche concentration de tanières, chacune fermée sur elle-même et écartée des autres. Comme un cimetière qu’on aurait négligé d’enclore, et où, mis à part un petit noyau de tombes séculaires, les sépultures, édifiées une à une et selon une loi d’éloignement progressif, auraient débordé les limites prescrites et gagné la campagne environnante, envahi les prairies, les champs, la forêt, les îles, les affûts, les bosquets amoureux, les sentiers où passent les moissonneurs.

Il n’y avait pas d’autre maison à louer. La vieille voisine ne le gênerait pas : elle n’avait sans doute que des secrets d’enfants disparus et de passé en ruine — les secrets mêmes de Jonathan. Elle et lui s’éviteraient.

Le caractère de Jonathan n’était pas sombre. Il avait peu d’imagination. Il pensait peu à lui-même. Il ne s’analysait guère : mais il se connaissait jusqu’au désintérêt pour soi. L’humeur désespérée qui l’avait renfermé ici ne tenait donc pas à lui, à une maladie de son esprit, mais à l’immense maladie des choses du dehors. C’est aussi pourquoi cette humeur était permanente, comme ce monde se ressemblait.

Quant aux heures de détresse plus vive que Jonathan subissait parfois, elles devaient être un effort de la jeunesse en lui, une dernière révolte, un dernier refus devant l’évidence. Rien de pire.

On pouvait donc s’enfermer ici, vieillir d’un an, deux ans, sans changer, sans étouffer, sans mourir : Jonathan ne bougerait plus. Toute partie du monde se valait, il n’y avait de vie à vivre nulle part. Il lui restait simplement ce corps, cette chose solide, aimante, allègre, que traverse et anime toute beauté de l’univers : mais un corps inhabité, qu’il fallait déposer à l’abri, protéger de ce qui pouvait, lui, le faire souffrir — le froid, la faim, le regard d’autrui. Jonathan le soignait calmement, avec une sorte de tendresse casanière, comme il aurait scrupuleusement entretenu un prisonnier de qui il ne sait rien, ou un idiot, un innocent que le hasard lui donne à charge, et qu’il ne saurait ni posséder, ni mépriser, ni détruire.


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