Quand mourut Jonathan (62)
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Serge n’aimait pas tellement les illustrés humoristiques. Il préférait les petites brochures aux images en noir et blanc, au dessin souvent hideux, qui racontent des aventures. Il lut Satana, Buffalo Bill, Harry Sprint, Colt, Misterlady, Atomos, Coup dur, Tom Berry, Brik, Jingo, Fantastik, Krimi, Hallucination, Zara la vampire, Brûlant, Clameurs, Choc, Il est minuit…, Anticipation, Eclipso, Démon, X 12, Genius, Vengeur, La Louve, Zorro, Don Z, et une quantité d’autres qu’il choisissait d’après l’image de la couverture, et qu’il feuilletait un instant. Feuilleter lui était un art difficile : il fallait, expliquait-il, regarder dedans pour vérifier qu’il ne le connaissait pas, mais ne pas trop regarder, pour ne pas le lire d’avance et ne pas perdre la surprise. La solution était de loucher un rien. Les images en devenaient troubles : et si, dans cette brume, il identifiait un détail, alors il réaccommodait la vue, examinait cela de plus près avec l’anxiété d’en lire trop, puis, soulagé, il s’écriait :
— Non, j’l’ai déjà !
Car déflorer, le soir, au lit, une brochure bien intacte et bien prometteuse lui était un plaisir incomparable. Il en oubliait même Jonathan, et il se serait couché à l’heure des poules.
Cependant, n’avoir rien à lire ne le désœuvrait pas. Il savait occuper de mille façons ses après-dîners. Les illustrés, rituellement, couronnaient plutôt les journées où, retour de la ville, épuisé d’avoir nagé, ramé, cabriolé, eu des bavardages et reçu du soleil, il se délectait, sitôt son repas pris, d’aller au lit et là, bien éclairé, bien calé, un paquet de biscuits et une limonade glacée à portée de la main, d’entamer les brochures neuves qu’ils avaient rapportées. Ce rituel, enfin, supposait qu’on ait soigneusement tout rangé, en bas, et que le petit lit soit fait (le moindre pli du drap sous ses fesses, la moindre miette de biscuit auraient tout gâché), et que Jonathan, sur l’autre lit, soit lui-même couché, sa personne et sa literie bien en ordre, et qu’il lise sagement.
Jonathan simulait donc de lire. En réalité, il ne parvenait pas à détacher ses yeux de l’enfant ; il le contemplait là plus volontiers qu’à la piscine ; il l’admirait ; une chaleur profonde et tendre l’envahissait ; c’était son plus grand bonheur.
Leurs lits étaient à angle droit l’un de l’autre et formaient un T, dont les deux barres étaient séparées par un espace d’environ un mètre. Jonathan habitait la barre verticale ; sa tête touchait le mur du fond, ses pieds regardaient Serge installé sur l’autre barre du T, laquelle occupait de tout son long le mur d’en face et un angle à gauche. C’est dans cet angle que s’adossait, à une couple d’oreillers blancs, l’indigène papivore que Jonathan, du haut de son île, aimait à examiner.
Il en exécutait de rapides et nombreux croquis, sans rien dire. Il ne montrait pas ces portraits à l’enfant, et il cachait les feuilles dans un gros livre qui lui tenait lieu de sous-main. Là-bas, sur l’île aux brochures, il se passait des choses. Serge croquait des petits-beurre ; le silence était tel qu’on percevait le bruit, comme d’un événement géologique lent, massif, régulier et souterrain, de la pâte friable écrasée sous les meules des dents. Ce commentaire discret de l’illustré était, pour Jonathan, un chant magique qui captivait son oreille et lui faisait tomber son crayon des doigts. Sans le calme et la résonance particulière du soir, cette rumeur granuleuse, sablée, de biscuit broyé sans salive, aurait été inaudible ; elle était attachée au crépuscule ; son émission mystérieuse en une heure furtive l’apparentait aux phénomènes zoologiques les plus rares, que seuls des naturalistes d’une patience et d’une finesse d’attention extrêmes parviennent à capter, au terme de longs périples tropicaux, entre l’instant où les singes ne crient plus et celui où les prédateurs nocturnes commencent à rôder.
Serge passait beaucoup plus de temps à décoller de ses dents, avec le petit doigt, les restes de pâte devenus gluants, qu’à croquer les biscuits mêmes. Il était difficile de savoir laquelle de ces deux actions il préférait. Les bruits de bouche, de langue, de gosier, qui accompagnaient ce ménage de la denture et des gencives, n’avaient rien d’exotique, eux : ils étaient douillettement organiques, jolis, humains, et donnaient une irrésistible envie de partager le goûter de cette bouche-là.
Quand les provisions étaient consommées, la limonade avalée, la lecture très en route, l’indigène du T relâchait ses protocoles. D’abord, il renonçait à sa posture canonique d’enfant mis au lit. Il repoussait les draps, s’installait sur le flanc, ou à plat ventre, les pieds vers l’oreiller. Le pyjama qu’il tenait à porter lui pesait — la saison était chaude —, il murmurait :
— Fait chaud, hein ? Moi, j’ai chaud !… Je l’mettrai après. et, s’étant déboutonné et déculotté (mais il préservait plus ou moins sa pudeur en ramenant au bon endroit une manche ou un coin du vêtement abandonné sur le lit), il reprenait sa lecture. Aussitôt Jonathan, qui, lui, continuait de coucher nu, se sentait autorisé à rejeter ses draps — son gros livre lui tenant lieu de pagne.
Ces décences de l’enfant lui semblaient, finalement, d’étranges malices, des hypocrisies à l’intention obscène. Et Serge manquait rarement de lui donner raison. Du moins, une fois ses brochures finies. Alors, les deux insulaires se rendaient visite.