Quand mourut Jonathan (12)

De BoyWiki
Version datée du 12 avril 2016 à 12:29 par Crazysun (discussion | contributions) (Page créée avec « {{Bandeau citation|aligné=droite|d|b]}} ''précédent''<br><br> {{Citation longue|Jonathan ressentit un orgueil gêné, tant le petit se m... »)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Il est possible que ce document ne soit pas libre de droits …Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.

précédent

Jonathan ressentit un orgueil gêné, tant le petit se montra heureux de rentrer chez eux, chez lui Serge, ici. Nuit tombante, les membres fatigués, l’estomac creux, l’esprit soûlé, excité, embué par les émotions de ce long jour.

— Lui Stéphane sa bite elle est grande pareil que ça, dit Serge en montrant avec les doigts.

— Ah, dit distraitement Jonathan, très occupé à lever les filets d’un canard, qui ça ?

— Lui, Stéphane. Celui qu’était grand.

Les filets de canard, qu’il allait escaloper et mariner au cognac, devaient garnir le milieu d’un pâté qu’il ferait demain avec le reste de la bête, du lard, du bacon, du veau, des foies, des œufs, des pistaches, du citron, du coriandre et des herbes. Jonathan, plus encore par goût des maîtres flamands que par gourmandise, aimait préparer des pâtés en croûte ou des timbales, et il avait plusieurs beaux moules pour cela. Le dessin de ces moules semblait n’avoir pas varié au long des siècles.

— Ah oui. Pourquoi, les autres, ils…

— J’sais pas, j’ai pas vu.

Serge semblait soucieux, il avait quelque chose à dire. Jonathan n’essaya pas de l’aider. Il continua à désosser le gros Nantais, dont le derrière béant était énormément boursouflé de graisse jaune.

— Il baisse son froc pour jouer au train ?

— Mais non ! protesta Serge, t’es con il le baisse pas !

Serge n’avait jamais encore dit con ni bite ; c’est la jeune maman qui disait con ; l’autre mot appartenait sans doute à ses fils.

— Ce sont les femmes qui disent con ? demanda Jonathan. Les garçons le disent pas, non ? Ou alors conne ? Enfin, je ne sais pas le français.

— Si, eux ils le disent. Ma mère elle le dit pas.

Barbara, en fait, le disait très souvent. Jusqu’ici, le mot avait donc traversé l’esprit de l’enfant sans s’y fixer.

Jonathan lui donna à éplucher les pistaches : il n’en avait trouvé que de salées et grillées, mais, en les trempant, elles conviendraient peut-être.

— Non, parce que j’l’ai vue, reprit Serge, au bout c’est tout rouge.

— Rouge ?

Vraiment une vieille bête, qu’il vaudrait mieux mariner plus longtemps que prévu.

— Oui, et tu sais pas pourquoi ? Parce qu’y a pas la peau dessus. Parce que le docteur il l’a coupée. Tu sais pas ? Stéphane le docteur il leur a coupée tous les trois, tu sais pas pourquoi ? Parce que leur mère elle a dit c’est sale il faut la couper, parce qu’elle leur a dit qu’après ils auront des maladies.

Jonathan soupira.

— Ce n’est pas vrai. Mais elles font ce qu’elles veulent, dit-il.

— Ben elle a pas intérêt Barbara ! s’écria Serge, subitement en colère. J’ui pète la gueule moi ! D’abord elle a pas le droit !

— Elles ont tous les droits, murmura Jonathan. Si elle en a envie ils te le feront.

— J’la tuerai ! hurla Serge. D’un coup de poing, il balaya les pistaches et leur bol, qui roulèrent à travers la cuisine ; ses deux joues furent brutalement inondées de larmes.

Jonathan, le visage brûlant, partageait cette colère, mais il n’osait rien en montrer. Il se remémora le petit chemin de fer, le dévêtit, l’affligea des trois mutilations. Il dit :

— Elles font ça parce que le docteur dit que c’est bien. Tout ce que disent les docteurs elles le croient. Tu vois c’est eux les vrais salauds, insista-t-il doucement.

— Ouais, c’est des salauds, répéta Serge, dont la voix devenue basse était éraillée de sanglots.

— C’est parce que c’est coupé qu’il t’a montré ? reprit Jonathan.

— Non, il m’a pas montré. Il a regardé, moi, parce que j’étais au cabinet, parce que je savais pas où c’était. Après il m’a montré, lui.

— Ah. Et comment il préfère ?

— Comme moi. Mais pas quand j’pisse, parce que je fais comme ça.

Il montrait sur son pouce le geste de se décalotter. La difficulté de cette description l’avait un peu apaisé.

— C’est quand j’l’ai remis, la peau, dit-il, sinon c’est pas beau. La bite. Mais eux on ira quand même les voir, hein ?

— Bien sûr. Seulement si leur mère elle te fout dehors chaque fois… Tu sais les gens dans ton pays…

— C’est une conne ! cria Serge. C’est des salauds ! (Il repensait aux médecins.) Tiens, dit-il d’une voix subitement jolie, Thomas il m’a donné ça… Eh, machin, regarde !

Machin aussi était un mot nouveau (mais d’intention aimable). Serge extirpa de sa poche un petit paquet et en déplia le papier, qui était un billet de dix marks tout neuf. Dedans, il y avait une belle tête de cheval en ivoire, peut-être le sommet d’une grosse pièce d’échec cassée, et une chaînette en or, très courte et très fine, sans doute le reste d’une gourmette de bébé sans sa plaque.

Jonathan montra à Serge qu’on pourrait visser la tête à la chaînette et lui pendre ça autour du cou avec du fil. Serge voulut que ce bricolage soit exécuté de suite. Jonathan, les mains sanglantes et grasses de canard, le lui promit pour l’après-dîner. Il renonça à ramasser les pistaches et il les repoussa vers le coin des souris. Le bol, un récipient en plastique à couvercle, ne s’était pas cassé.

Serge n’avait rien donné à l’autre petit en échange du cadeau. Il en avait un remords. Il expliqua à Jonathan que, s’il avait emporté l’album avec les odeurs… Mais il n’avait rien sur ui, sauf le billet de cent francs, qui n’était pas un vrai cadeau — ou alors peut-être si ?

Jonathan dit que oui, et il sourit en imaginant la figure qu’aurait faite la jeune mère en découvrant ce billet parmi les propriétés de son fils.

Tout de même, Serge avait des choses mieux à Paris, c’était dommage. Il décrivit une petite boîte dont Jonathan ne sut pas si elle était en écaille, en nacre ou en plastique (cela semblait être un poudrier). Puis l’enfant énuméra les objets qu’il y rangeait, et qu’il estimait beaucoup. Un bouton doré, ou plutôt bronze et noir, à décor d’ancre marine. Deux petits aimants rectangulaires, de ceux qui sont logés dans la fermeture magnétique des portes de placard : ils marchaient très bien. Une boussole miniature, breloque de porte-clefs, et dont l’aiguille tournoyait à merveille. Un jeu de patience fait d’un boîtier identique à celui de la boussole, mais avec une bille dedans et un fond concave comportant une couronne de trous à marques chiffrées. Une bague ornée d’un diamant gros comme une noisette. Une carabine à ressort, longue d’un doigt, qui lançait jusqu’au plafond les allumettes enflammées. Cette collection et sa boîte lui paraissaient appariées au cadeau qu’il avait reçu.

— Ça sert même à rien, c’est des bêtises ! jugea-t-il pourtant, un peu confus d’avoir décrit ce butin secret, rare parce que minuscule, et très supérieur aux jouets ordinaires — qui sont gros et où il n’y a rien à regarder de tout près. Mais Jonathan n’avait pas dû manifester un enthousiasme suffisant. Il rangeait des escargots dans un plat à four, pochait des cervelles, extirpait les arêtes d’un hareng au vinaigre, égouttait des olives noires, couvrait d’ail une salade de maïs aux tomates, aux endives et à la betterave rouge. Tel était le menu étrange qu’on pouvait composer avec quelques-uns des aliments que Serge avait choisis en ville. Grâce aux dîners bohèmes de Barbara, le petit n’avait pas des goûts fades. Les escargots surtout, que Serge mâchait à pleine joue comme du chewing-gum, étonnaient Jonathan, qui les gobait sans presque y mettre la dent, et qui avait attendu d’être homme pour aimer l’ail.

Néanmoins, Serge était grand mangeur de nouilles : et il avait pour elles une prédilection très pure, car il n’y acceptait qu’un atome de beurre cru et il les dégustait sans sauce, sans fromage, sans épices, avec les doigts, une à une, trop cuites et plutôt froides. Celles qui, petites et glissantes, doivent se prendre à la fourchette, à la cuiller, ne lui inspiraient que répugnance et, à l’épicerie, s’il voyait Jonathan saisir un paquet de ce genre, il l’arrêtait :

— Non ! pas celles-là ! elles sont pas bonnes !

Quant aux desserts, l’enfant mangeait tout le sucré, sans discrimination. Mais un pâtissier plus chatouilleux que Jonathan aurait jugé vexante la passion de Serge pour certaine marque de biscuits industriels, qu’il grignotait toute la journée et dont la maison regorgeait. Sur l’emballage, on pouvait découper de petites cartes à jouer. Serge les collectionnait, et ce furent elles qu’il choisit, après mille comparaisons, en cadeau pour Thomas. Il garderait seulement les doubles. Il ne songea même pas à examiner les jouets que Jonathan lui avait achetés avant son arrivée : il ne s’en servait guère et ne leur portait pas d’intérêt personnel. Il hésita plutôt devant les illustrés. Mais il ignorait si l’autre garçon savait lire. Et il était un peu jaloux des rares publications sur lesquelles il parvenait à exercer son propre talent.

— Non… il sait pas lire… avait-il murmuré en feuilletant ses lectures, étalées avec lui sur le parquet après le repas.

Thomas était le benjamin des frères, celui qui parlait le moins et qui riait le plus. Il regardait tout, et tout l’amusait. Jonathan, qui l’avait préféré aux autres, était ravi que Serge voue à ce très jeune enfant (il manquait des dents à Thomas, tandis que celles de Serge étaient repoussées depuis des siècles, au moins sur le devant) une tendresse aussi immédiate et si vive ; et que ce petit, lui-même, ait été le seul des trois qui fasse un don à Serge — ce cadeau biscornu, sans valeur ni visage sinon pour ceux qu’il avait passagèrement associés.

À la fin, Serge se réserva les brochures qu’il connaissait ; et, pour Thomas, il en choisit une magnifique mais qui lui semblait extrêmement rébarbative à déchiffrer. Il la joignit aux cartes.

— Puisqu’il sait pas lire, ça fait rien si c’est dur, dit-il avec logique.

Jonathan approuva : il se rappelait avoir offert de trop bons livres à ses amis au nom du même raisonnement.

Pendant les recherches de Serge, il fora un infime avant-trou dans la tête de cheval et, à l’aide d’une vis également infime, il réussit à y fixer la chaînette par ses derniers maillons, pour former un anneau. Le pendentif ainsi façonné, insignifiant et sauvage, prit place sur un élastique à chaussette de couleur noire, que Jonathan avait préféré à d’autres cordonnets, par crainte que le gamin s’étrangle.

Il eut raison : Serge garda le colifichet à son cou pour dormir. Le lendemain, Jonathan remplaça l’élastique par un signet de soie arraché à un grand ouvrage relié ; ce ruban moiré, vert émeraude, était assez fragile pour n’être pas dangereux, et il décorait très bien la peau.


Retour au sommaire