Le Maroc inconnu (extraits) – II-04 El-Djaya

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Extraits du second tome du Maroc inconnu d’Auguste Mouliéras : Exploration des Djebala (Maroc septentrional), « Tribu d’El-Djaya ».


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Tribu d’EL-DJAYA

الجــــايــــة


————



[…]

Captivé par la beauté du site, il admirait les vergers, les jardins cultivés autour des habitations, les hameaux nombreux et serrés. Il laissa ses compagnons s’éloigner pour regarder les groupes d’hommes et de femmes qui passaient. Les femmes, bien que voilées, détournaient la tête quand des étrangers les croisaient. Des gitons précédaient, en se dandinant, des bandes de célibataires armés, dont toute la gloire consiste à exhiber en public les tristes objets de leurs passions inavouables.


[…]

Mignons


En parcourant ce pays, si différent de sa patrie, le derviche, qui n’est pas un ange, devait succomber un jour ou l’autre aux tentations de la chair. Jusqu’à présent, il avait constamment refusé toutes les bonnes fortunes qui se présentaient à lui, évitant de se mêler des affaires qui ne le regardaient pas, fuyant les prostitués des deux sexes. Son séjour chez les Beni-Zéroual, où il célébra trois fois la Fête des Moutons, en 1872, 1873 et 1875, lui fut fatal. En 1874, revenu à El-Djaya après de longues courses poussées jusqu’à la Méditerranée, on l’avait vu reparaître dans le hameau des Beni-bou-Zoulath.

Pour son malheur, un jeune écolier, comme il y en a tant dans les abominables universités djebaliennes, s’attacha à l’explorateur, s’instruisant près de lui, prodiguant à son mentor une fidélité de chien couchant. Le vagabond était servi comme un prince. L’éphèbe lui évitait toutes les corvées, faisant chauffer, apportant l’eau de ses ablutions, allant mendier pour lui la nourriture quotidienne, lui procurant toutes les douceurs qu’un instituteur marocain est en droit d’attendre de son élève. Un mercredi matin, le derviche, dans le but de faire une surprise agréable à son page, lui annonça son intention de le mener au Souk’ el-Arbâ, tout près de Zrarda. L’enfant, ravi, s’écria :

— Partons tout de suite !

Ils se mirent en roule. Il est de mode, chez les Djebaliens, de ne jamais conduire un giton ou une gitonne au marché sans lui acheter des meh’asin محاسين , c’est-à-dire des raisins secs, des noix, des amandes, oranges, sucreries, etc. Aller au souk’ est une fête pour ces misérables créatures. Aussi Moh’ammed gava l’écolier de friandises avec les 2 ou 3 sous qu’il avait gagnés en vendant des talismans. Leurs emplettes faites, les deux amis sortirent du marché. En gravissant la côte, au-dessous de Zrarda, ils s’aperçurent qu’ils étaient suivis. C’était un groupe d’individus, vêtus de djellaba noires, le fusil sur l’épaule, le sabre au côté. Les malandrins, pressant le pas, eurent bientôt fait de les rejoindre.

— Halte-là ! âïl, dirent-ils au giton à moitié mort de peur.

Immédiatement, un fort gaillard, saisissant l’enfant par la main, l’entraîna sous bois. Pendant ce temps, deux hommes immobilisaient l’explorateur, lui faisant subir un long interrogatoire.

— D’où es-tu ?

— De Cenhadja.

— Et le giton ?

— Des Beni-bou-Zoulath.

— Comment ! Tu es Cenhadjen et tu te permets d’enlever un âïl de notre tribu ?

Moh’ammed expliqua que c’était son élève ; il faisait son instruction, lui enseignait le Coran. Puis, s’imaginant produire une bonne impression sur l’esprit des bandits, il ajouta :

— Je suis d’ailleurs l’ami du caïd !

Une formidable huée, des insultes atroces accueillirent ses paroles.

— Va donc trouver ta mère, toi et ton encorné de caïd !

Un coup de fourreau de sabre, violemment appliqué sur la tête du vagabond, le jeta par terre. En un clin d’œil, il fut dépouillé de son h’aïk et de ses livres. Avant de s’en aller, les malfaiteurs lui lancèrent ces menaces :

— Si nous te retrouvons dans la tribu, ta tête tombera.

Et la bande disparut derrière les arbres, dans la direction du ravisseur du jeune garçon, dont les cris parvenaient encore aux oreilles de son infortuné mentor. Celui-ci, se voyant seul, alla incontinent au village de Zrarda, se doutant bien que, seuls, les indigènes de ce bourg avaient été assez audacieux pour commettre un pareil forfait à proximité de leurs habitations. Il entra en coup de vent dans l’atelier d’un tisserand. Cette arrivée extraordinaire, ce visage décomposé, l’air ahuri du derviche, firent sensation. Les voisins accoururent. On demanda à l’étranger si, par hasard, on ne venait pas de lui enlever un âil, sorte de malheur très fréquent dans les Djebala.

— Non, répondit Mohammed qui ne tenait nullement à raconter sa mésaventure à ces gens suspects, amis, parents peut-être de ceux dont il avait à se plaindre.

Un moment après, il alla à la mosquée. Des écoliers braillaient des versets du Coran ; il s’accroupit à côté d’eux. Un peu avant la nuit, son attention fut éveillée par une grande agitation des étudiants. Ils entraient et sortaient à tout instant.

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-il à son voisin.

— Rien. Un âïl échappé. Il vient du marché, je crois.

Ce ne pouvait être que lui. Ah ! le brave garçon, il avait donc faussé compagnie à ces brigands ! Moh’ammed sortit, aperçut l’enfant, debout contre le mur de la mosquée, entouré d’une meute de clercs qui lui faisaient des avances. À la vue de son maître, l’âïl se précipita vers lui, le tira à l’écart, lui raconta que ses agresseurs, après lui avoir fait subir dans le bois les derniers outrages, l’avaient entraîné dans ce hameau, au béït eç-çoh’fa, où il avait été obligé de danser avec les autres gitons et gitonnes. Profitant d’un moment d’inattention de ses geôliers, il avait fui, espérant trouver à la mosquée aide et protection auprès de l’instituteur. Et maintenant, ses terreurs redoublaient en présence des étudiants, de cette bande de satyres, dont l’unique désir était de lui faire subir l’horrible supplice de la touiza.

Il y a, chez ces brutes humaines, une coutume d’une immoralité, d’une atrocité révoltante. Quand un giton ou. une gitonne tombe, à la suite d’un vol ou d’une guerre, entre les mains des clercs de la mosquée ou des célibataires du Club de la Gamelle (béït eç-çoh’fa), on le fait danser d’abord. Ensuite, tous les assistants, à tour de rôle, souillent la malheureuse victime. Cette abomination, la plus monstrueuse de toutes celles qui se passent sur notre petit tas de boue, a reçu le nom de touiza, par analogie avec la corvée de labour chez les Arabes. On punit aussi de la touiza tout mignon, toute courtisane, qui tente de s’évader, qui vole ses maîtres, leur désobéit, etc.

Le derviche avait agi prudemment en ne parlant à personne de l’enlèvement de son élève. Les étudiants n’auraient pas manqué de le rendre aux débauchés du béït eç-çoh’fa. S’imaginant que les deux amis avaient été séparés par un hasard quelconque, ils les laissèrent partir sans les inquiéter. Moh’ammed en fut quitte pour la perte de son h’aïk et de ses livres, et il se garda bien de les réclamer.

Au village des Beni-bou-Zoulath, où il revint, il fut également très discret, ne tenant pas à ébruiter cette histoire, dont il n’avait certes pas à se glorifier. Il n’en dit rien à personne, pas même à son ami le caïd d’El-Djaya, El-Hadjj Ah’med Aâbabou.


[…]

Quelque temps avant de quitter pour toujours El-Djaya, Moh’ammed était allé, tout seul, une dernière fois, au Souk’ el-Arbâ. En sortant du marché, où il avait pris langue auprès de plusieurs Zéroualiens chez lesquels il se proposait de se rendre, il fit la rencontre d’une mendiante des H’ayaïna. La vue d’un pauvre diable, presque aussi déguenillé qu’elle, la combla de joie. Enfin, elle trouvait un confrère qui la protégerait jusqu’au premier village qu’on rencontrerait. Le fils de Tayyéb, peu batailleur de sa nature, lui déclara, qu’étant données les mœurs djebaliennes, il y avait tout à craindre de la part de gens aimant à se faire un jeu de l’honneur des enfants et des femmes.


[…]



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Tribu de Mernisa Tribu des Beni-Gourfet’
Tribu des Beni-Ouandjel Tribu de R’zaoua
Tribus des Beni-bou-Chibeth, des Oulad-bou-Slama et des Beni-Ah’med Tribus des Beni-H’assan et des Beni-Léït
Tribu de Fennasa Tribu des Beni-Ouriaguel
Tribu des Beni-Oulid Tribu des Beni-Ah’med Es-Sourrak’
Tribu de Mthioua Les Djebala vus à vol d’oiseau

Source

  • Le Maroc inconnu : étude géographique et sociologique. Deuxième partie, Exploration des Djebala (Maroc septentrional) : avec une carte inédite de cette province au 1/250.000 / Auguste Mouliéras. – Paris : Augustin Challamel, 1899 (Oran : Impr. D. Heintz, 3 mars 1899). – VIII-814 p. : carte ; in-8.
    « Tribu d’El-Djaya », p. 34, 38-40, 41.

Articles connexes

Notes et références