Sam le héros
Texte précédent : Le garçon à la tête dure
Conte publié dans Libération Sandwich n°4 (supplément "petites annonces" au Libération n°1827 du 24/12/1979). Ce texte a été retrouvé et publié par Gilles Sebhan, sur son site, puis dans le livre Retour à Duvert
Quand on demanda à Sam, sept ans, ce qu’il désirait comme cadeau de Noël, il dit :
— Je veux devenir très grand !
Sa mère eut l’air surpris :
— Très grand, Sam ? Très très grand ? Pour quoi faire ?
— J’en ai assez d’être petit ! s’écria Sam. C’est énervant ! Je veux devenir grand comme ça ! Après, je serai tranquille !
Et il leva le bras en l’air, et il s’étira sur la pointe des pieds, pour montrer ce qu’il appelait être grand. Mais il s’aperçut que ça n’était pas assez haut. Alors il dit :
— Non, pas comme ma main ! Non ! Comme ça, là-haut !
Et il montra le plafond du salon. Il aurait bien montré la cheminée de la maison, dehors, sur le toit !
— Comme le plafond ! dit sa mère. Eh bien ! Comme le plafond ! Sam, voyons, mon chéri, personne n’est jamais grand comme le plafond !
— Moi, si ! prétendit Sam, qui n’aimait pas changer d’idées pour n’importe quoi.
Sa mère poussa un soupir :
— Tu ne veux vraiment pas autre chose ?… Quelque chose de plus gentil ?
— Non, je veux quelque chose de méchant ! Je veux être grand ! Comme le plafond ! Et c’est exprès !
Sa mère pensa qu’il était de mauvaise humeur, et elle n’insista pas. Elle ouvrit la télévision.
Le soir de Noël, Sam trouva sous le sapin illuminé un grand nombre de paquets : ronds, carrés, rectangulaires, gros, petits, mous, durs, lourds, légers, longs et courts, tous fermés de rubans qui brillaient. Mais c’était juste les jouets qu’on choisit pour faire plaisir aux enfants de sept ans, et les chocolats, et les fruits confits : rien qu’un tas de bêtises ! Sam n’était pas content du tout. Il n’osa pas grogner, mais il alla se coucher en fronçant les sourcils. Quand sa mère voulut l’embrasser avant d’éteindre la lumière, Sam tourna sa figure contre l’oreiller. Non, il n’avait pas froid ! Non, il avait assez de couvertures ! Non, il n’avait pas soif ! Et zut ! Sa maman lui embrassa les cheveux quand même et elle s’en alla, embarrassée. Comme les cheveux de Sam étaient doux et sentaient bon ! Mais pourquoi était-il si maussade ? Est-ce qu’il avait trop mangé ?
Quand Sam se retrouva seul dans le noir, il pensa d’abord à ses nouveaux jouets. Même pas une carabine ! Même pas un avion qui lance beaucoup de bombes atomiques partout à toute vitesse ! Même pas du chewing-gum, celui qui fait des bulles ! Même pas une guillotine avec un bouton où on appuie pour couper la tête à tout le monde ! Même pas un revolver de cow-boy à barillet pour tuer les autres enfants avec un rouleau rose d’amorces qui pètent en sentant bon, plus fort que les allumettes ! Rien de rien !
Rien. Sam s’endormit vite (il avait bu deux gorgées de champagne) en imaginant que le sapin brûlait et mettait le feu à la maison. Cette idée-là le faisait rire dans son oreiller.
Pendant la nuit, il vit un vieil homme qui descendait sur un nuage. Le nuage ressemblait à un œuf dur épluché. Le vieillard était habillé d’une robe noire pleine de planètes, de comètes, d’étoiles et de lunes en croissant. Il avait une barbe tellement longue qu’elle passait entre ses pieds et, par derrière, se relevait, toute blanche, comme une queue de renard. Un renard malin ! II tenait le globe terrestre dans une main ; et, avec l’autre main, il faisait tourner les étoiles très petites et très brillantes. Et Sam pensa : « Moi aussi, je pourrais faire des soleils avec mon yo-yo ! »
Or ce vieil homme s’approcha et il dit:
— Sam ! Sam ! Qu’est-ce que tu fais dans ce lit ? Tu n’as pas honte de dormir ? À une heure pareille ! Enfin ! Est-ce que tu es un homme ou un bébé ?
— Non, dit Sam à tout hasard.
Il se redressa contre son oreiller, se frotta les yeux, se gratta les cheveux et se croisa les bras sur le ventre pour regarder le monsieur bizarre.
— Ah ! Tu as bien raison de me dire non ! s’écria le vieil homme d’une voix énergique. Alors maintenant, écoute-moi ! J’ai entendu le vœu que tu as fait, et…
— Le quoi ? demanda Sam. Qu’est-ce que j’ai encore fait ? D’abord j’ai rien fait du tout ! (Sam trouvait très malhonnête qu’on l’accusât d’une chose dont il ne savait même pas le nom.)
— Allons, allons, Sam ! dit gentiment le vieillard, en poussant un peu les étoiles par terre pour que le petit garçon voie mieux sa tête. Tu n’as rien fait de mal ! Un vœu, c’est simplement quand on veut quelque chose. Et moi, je sais ce que tu veux, et je suis venu ici pour te le donner. Mais arrête de crier comme ça !
— Moi ? dit Sam en grognant pas trop fort. Qu’est-ce que je veux, d’abord ? T’en sais rien du tout !
— Allons, allons, Sam, répéta le vieillard, tu n’as pas dit que tu voulais devenir grand ?
— Peut-être, j’l’ai dit, ouais, dit Sam à contrecœur.
Il n’avait pas envie d’expliquer ça à n’importe quel monsieur qui remuait des étoiles avec une barbe entre les jambes. Sinon on dirait tout à tout le monde !
— Eh bien, je vais réaliser ce que tu désires. Écoute-moi bien : chaque fois que tu voudras devenir grand, grand comme une grande personne (mais pas plus !), tu n’auras qu’à dire aïe ! et aussitôt tu deviendras grand comme une grande personne (mais pas plus !). Et, quand tu voudras redevenir petit, tu n’auras qu’à dire ouf ! et tu redeviendras comme tu es. Tu as compris ?
— Ayouf ! dit Sam pour résumer les mots magiques. D’accord ! Ayouf ! Ça c’est bien ! Drôlement bien ! C’est juste ce que je voulais ! Maintenant tout de suite je peux essayer ?
Mais le vieil homme à robe noire à étoiles avait disparu : et, en même temps, ou juste après, Sam se rendormit.
Il dormit vraiment bien ! Et beaucoup ! Et très longtemps ! Et puis il se réveilla. Il bâilla un grand coup en tirant son bras gauche à gauche, et son bras droit à droite, et en remuant ses doigts de pied sans même faire attention. Il eut faim, et aussitôt il repensa au vieil homme de son rêve, aux étoiles, à toutes ces histoires.
— Tu parles ! dit Sam à voix haute. Alors j’ai qu’à dire aïe et je deviens grand ? Tu parles ! Ah dis donc !
Mais à l’instant même où Sam dit aïe, le lit devint tout petit. Les pieds de Sam étaient coincés sous les draps, sa tête s’allongeait très haut au-dessus de son oreiller, ses mains, de chaque côté pendaient par terre. Et, quand il vit cela et qu’il dit zut !, il entendit une voix comme celle de son père.
— C’est quoi l’autre mot ? se dit-il, affolé avec sa grosse voix d’homme qui a des grands pieds au-delà du lit. Ah oui ayouf ! C’est ouf ! ouf ! Eh t’entends pas ? Ouf ouf !
Et il retrouva aussitôt sa taille de petit garçon de sept ans.
Il comprit ainsi que son rêve était vrai. Le magicien de cette nuit avait réalisé son vœu : et Sam n’avait donc plus qu’à en profiter. Il se leva. Au moment de s’habiller, il se demanda si ses vêtements grandissaient en même temps que lui. Il mit sa culotte longue et il était si pressé qu’il enfila son gros chandail rouge à l’envers. Il dit aïe ! Aussitôt il devint grand : et non seulement ses habits avaient toujours sa taille, mais le pull-over était, maintenant, à l’endroit ! (Cependant, il lui parut nettement moins rouge qu’auparavant.)
Puisqu’il avait faim et qu’il était une grande personne, il décida de sortir pour acheter des croissants. Il irait même dans un café commander une grande tasse de chocolat, et il la boirait en faisant énormément de bruit, comme les adultes, et personne ne lui dirait rien !
Il avait neigé pendant la nuit. Il n’y avait encore presque aucune trace de pas sur les trottoirs. La boulangerie était allumée. Sam entra (qu’est-ce que la porte était petite ! à peine de quoi passer !) et il demanda douze croissants, ceux au beurre. Et la boulangère lui dit :
— Quatorze francs quarante, monsieur ! Ça fait plaisir cette neige à Noël ! Mais il ne fait pas chaud non plus !
Sam rougit jusqu’aux oreilles (ses grosses oreilles de grande personne) :
— Mais moi, j’en ai pas de l’argent ! dit-il. C’est ma mère !
La boulangère, intriguée, regarda ce monsieur. C’était un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, bien bâti, avenant, convenable, rasé de frais, qu’elle n’avait jamais vu dans sa clientèle. Et quel drôle d’air sur sa figure. Quel étrange regard aussi. Ce monsieur devait être… comment dit-on… un peu bizarre. C’était sûr.
— Ah, si vous ne me les payez pas, je peux pas vous les donner, expliqua-t-elle prudemment, en ramenant vers elle le sac de croissants.
— J’l’ai oublié à la maison, l’argent, c’est pour ça ! dit Sam, je reviens ! Je reviens !
— Bien sûr, dit la boulangère, je vous les mets de côté.
Sam n’avait pas l’habitude de voler. Tandis qu’il reprenait le chemin de chez lui, les joues brûlantes de honte, il se demanda s’il oserait prendre quelque chose dans le porte-monnaie de sa maman.
— Ce con, il aurait pu m’en foutre du pognon dans les poches s’il voulait que je sois grand ! grogna-t-il en pensant au magicien.
Et, machinalement, il fouilla ses deux poches. Elles étaient bourrées de paquets de papier.
— Qu’est-ce que c’est que ces machins ? s’écria Sam.
Il sortit les deux liasses juste au moment où passait un gros ivrogne mal vêtu, titubant et chauve, qui rentrait se coucher.
— Ça mon gars, dit l’ivrogne d’une voix caverneuse, ça s’appelle des fafiots ! Et pas qu’un peu ! Et si tu sais pas quoi en faire, t’as qu’à me les filer ! J’connais le mode d’emploi !
Sam, obéissant à son réflexe habituel de petit garçon, tendit aussitôt l’une des liasses à l’ivrogne (il y avait là une centaine de bons billets de cinq cents francs).
L’homme prit cet argent, tira un billet et l’examina, interloqué.
— Non, mon pote ! Ils sont trop neufs ! Tu t’fous d’moi mec ! C’est pas mardi gras ! Aujourd’hui c’est Noël ! Noël ! Noël !…
Et, en criant Noël, l’ivrogne se mit à déchirer les billets et à lancer les morceaux en l’air.
— Mais qu’est-ce qu’il y avait écrit dessus ? demanda Sam désespéré (il mélangeait encore un peu les chiffres, au-delà de dix).
— Sainte-farce, mon pote, y a sur tes billets ! Sainte-farce ! cria l’ivrogne en s’éloignant.
« Cinq quoi ? » pensa le pauvre Sam. Il examina la liasse qui lui restait. Il reconnut bien un cinq — mais après, ça faisait combien, tous les zéros ?
Il décida de retourner chez la boulangère pour en avoir le cœur net. Il avança le paquet de billets :
— Ma mère elle m’a donné ça ! J’peux avoir les croissants, avec ?
La boulangère jeta un regard terrifié sur les billets de cinq cents francs, et tout à coup elle hurla, le visage décomposé :
— Monsieur, sortez ! Allez-vous-en ! Ou j’appelle mon mari ! Fernand ! Fernand ! Viens vite ! Dépêche-toi ! Il y a un fou dans la boutique ! Un fou ! Mon Dieu ! Allez-vous-en ! Voilà vos croissants ! (Elle lui jeta le paquet.) Allez-vous-en ! Fernand ! Mon Dieu !
Sam, très déconcerté mais pas effrayé (il avait l’habitude d’entendre crier les dames), prit les croissants et posa un billet sur le comptoir ; puis il sortit. Tant pis s’ils étaient mauvais les billets ! Elle n’avait qu’à regarder ! Mais ils sont tous comme sa mère ! Ils crient au lieu de réfléchir ! C’est de leur faute !
— Ouf, soupira Sam quand il fut dehors, sur le trottoir.
Il était content d’avoir ce gros tas de croissants. Mais, à l’instant où il disait ouf, il redevint un petit garçon de sept ans — avec à nouveau un chandail très rouge mais indiscutablement mis à l’envers. Et le boulanger apparut à la porte, gros, poilu, enfariné, qui brandissait un énorme cylindre de bois clair. Sam le reconnut et dit bonjour.
— Bonjour, mon petit Sam, dit le boulanger en colère, sans faire attention au sac de croissants que portait le gamin. Mais où est passé ce cinglé ? Au fou ! Au fou ! Où est-ce qu’il a filé ? Dis-moi, Sam, tu n’as pas vu un monsieur sortir de la boutique ?
— Non, dit Sam sans mentir.
Le boulanger se gratta le crâne avec son rouleau à pâtisserie, puis il se résigna à rentrer : le froid piquait. On entendit une scène et des cris derrière la vitrine. Sam décida de rester petit jusqu’au coin de la rue.
Quand il fut à l’abri des regards, il dit aïe et reprit sa grande taille. Il s’y habituait déjà. Parce que c’était agréable, comme… comme en haut du chameau du Jardin des Plantes ! (Mais ça balançait moins bien.) Il commença à manger ses croissants. Il ne les trouva pas aussi bons que d’habitude. C’est peut-être le chocolat qui manquait ?
Sam n’osa plus aller dans un café. Maintenant, il se méfiait de son argent. Puis il pensa qu’il n’avait qu’à prendre le porte-monnaie de sa mère, et laisser la grosse liasse à la place. Ce ne serait pas un vol ! Et l’argent de sa mère, ça il en était sûr, tout le monde en voulait bien.
Il rentra donc à la maison. Ses parents dormaient encore. Il se mit à chercher le porte-monnaie. Il était perdu, parmi les petits meubles de ces petites pièces, il n’y reconnaissait rien. Quelle drôle de maison ! On n’avait pas idée d’habiter là-dedans ! Il eut envie d’aller jeter un coup d’œil à ses jouets, qu’il avait abandonné la veille au soir sous le sapin. Le sapin n’était plus qu’un malheureux bout d’arbre, à peine haut comme Sam, maigrelet, désolant de tristesse ; on aurait dit un pauvre vieux chien en train de mourir. Sam détourna les yeux. Quant aux jouets, Sam aperçut des trucs en bois et en ferraille, multicolores, entassés par terre, bêtes, gros, informes, et il s’enfuit au salon.
Les larmes aux yeux, il finit par dénicher le porte-monnaie, le glissa dans sa poche (tiens ? il y avait à nouveau deux liasses) et se dépêcha de retourner dans la rue. Les gens commençaient à sortir et la neige devenait sale : mais un bon soleil rayonnait.
Sam n’avait plus envie de chocolat. D’ailleurs, il avait oublié les croissants à la maison, et il n’avait même plus faim. Sa tristesse s’envola, cependant, quand il recommença à se promener dehors sur ses longues jambes de chameau d’adulte. Il alla ainsi jusqu’au square où chaque jour il avait rendez-vous avec Marianne — huit ans et demi, mais une copine épatante quand même !
Il se rappela qu’ils s’étaient justement promis, elle et lui, de se voir ce matin pour se raconter ce qu’ils avaient eu à Noël. Et ils s’embrasseraient beaucoup, comme chaque fois, et, comme chaque fois, Sam lui mettrait les doigts là où on ne dit pas, et Marianne lui ferait pareil ! Et après, ils se taperaient dessus.
Il poussa la porte du square et il regarda, ravi, l’énorme trace de ses grands pieds dans la neige vierge. Ça oui, c’étaient de vrais pieds qui glissaient pas tout le temps ! Et la neige veloutée crissait très tort sous ses semelles.
Il croisa le gardien (un très gentil pépé, selon Sam) et il lui dit gaiement :
— Eh salut Pierrot !
Car le gardien acceptait des enfants ce genre de familiarité. Mais monsieur Pierre, évidemment, ne reconnut pas Sam et ne répondit pas. Qui c’était, ce type qui entrait à une heure pareille dans le square et qui le traitait, lui monsieur le gardien, comme un portier de boîte de nuit ? Est-ce qu’ils avaient gardé les cochons ou les enfants ensemble ?… Le gardien décida d’avoir à l’œil cet étrange visiteur.
Sam suivit son ailée favorite : et il éprouva un immense plaisir quand il aperçut devant lui, au carrefour, sa copine Marianne qui, accroupie près de leur banc de rendez-vous, était occupée à façonner et à entasser une inquiétante provision de boules de neige.
Sam accourut :
— Marianne ! cria-t-il. (En vérité, elle s’appelait peut-être Marie-Anne.)
La fillette leva les yeux et fut terrorisée de voir ce monsieur inconnu qui se précipitait sur elle. Aussi, elle commença par se réfugier derrière le dossier du banc. Sam ramassa une poignée de neige, la pétrit pas trop fort et la lui lança. Ensuite, il donna de grands coups de pieds, en ricanant, dans la provision de boules de neige que la gamine avait faite — et, s’asseyant sur le banc, il attrapa Marianne par les cheveux. Il ne l’avait jamais trouvée si jolie. Qu’est-ce qu’ils allaient s’embrasser ! Et d’abord tout de suite ! Et puisque Sam lui tenait si bien la tête, il donna à Marianne un grand fort baiser plein la bouche.
La fillette se mit à hurler comme si on l’égorgeait : et monsieur Pierre, qui guettait, se jeta sur Sam et lui envoya un terrible coup de poing dans la figure.
— Salaud ! Sadique ! J’ai tout vu ! Ordure ! criait le gardien.
La petite fille délivrée pleurait à gros bouillons et le jeune homme en chandail pas très rouge (mais à l’endroit) continuait de recevoir des coups, et de saigner du nez, et de crier aïe, aïe, aïe (ce qui n’arrangeait pas son affaire).
La famille de Marianne habitait juste devant : la fillette y galopa à toute vitesse pour raconter ça. Et le gardien, tordant un bras de Sam et lui bottant les fesses, le tira, le poussa jusqu’au commissariat, qui était de l’autre côté.
— Salaud ! Ordure ! Sadique ! Dégueulasse ! répétait monsieur Pierre en pleine rue tandis qu’il emmenait Sam ensanglanté, incapable de comprendre ce qui lui arrivait et de prononcer le petit ouf qui l’aurait tiré d’affaire.
— Il a attaqué une petite fille dans le square ! glapit monsieur Pierre devant les policiers. Je l’ai vu ! II l’a empoigné sauvageusement par ses pauvres petits cheveux, il l’a pliée lascivement contre lui, et il déchirait avec fureur son petit linge rose et candide, et il pourléchait d’une langue experte les pauvres petites lèvres pures, et il fouillait de ses griffes luxurieuses l’adorable, le délicieux, le délectable, le virginal petit c…
— Oui ça va, on comprend ! coupa le brigadier.
— Mais j’l’ai pas attaquée Marianne ! protesta Sam, qui retrouvait ses esprits. C’est elle qu’est conne ! C’était pour rigoler !
— Ah oui, pour rigoler ? dit le brigadier — un homme large et solide comme un boucher, et qui éprouvait une haine inexplicable envers quiconque entrait dans son établissement.
— Ben ça aussi, c’est pour rigoler, mon p’tit mec ! dit-il à Sam en lui flanquant des gifles massives et des coups de genou dans le ventre, calmement.
Alors Sam se rappela enfin le mot magique, et, à plein gosier, il cria :
— Ouf ! Ouf ! Ouf !… Vite ! Ouf !
— Comment, ouf ? dit le brigadier (qui n’avait jamais entendu se clientèle s’exprimer ainsi quand il s’adonnait à ce que les journaux pour adultes raisonnables appellent des bavures). Ouf ?… il dit ouf ?!
Mais à l’instant, il n’y eut plus, sur le carreau du commissariat, que le petit Sam de sept ans, qui pleurait de tout son corps, et dont le nez pissait jusqu’au menton.
— Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Quoi ? hurlait le brigadier éberlué.
— Ben, c’est moi ! Sam ! dit Sam en se faisant bien voir à monsieur Pierre, qui le connaissait depuis toujours.
— Oui ! C’est lui ! C’est Sam ! sauf qu’il a mis son chandail à l’envers ! s’écria le gardien du square.
— Comment ? Quoi ? Hein ? Quoi ? Comment ? répétait le brigadier, qui flanqua une bonne gifle à Sam par acquit de conscience (ou pour que l’ancien coupable et le nouveau aient au moins cela en commun).
Mais Sam, depuis qu’il avait retrouvé sa petite taille, n’était plus d’un caractère à se laisser battre : il envoya un féroce coup de pied dans le tibia du policier, dit « sale con » et s’échappa du commissariat, qui n’avait plus qu’à demander à monsieur Pierre l’adresse des parents de Sam, pour enquête et mise en garde.
Quand Sam se jugea suffisamment éloigné (mais il avait couru bien trop longtemps !), il s’arrêta et souffla. Il se lava la figure avec de la neige, car le sang séché lui pinçait la peau. Et, comme il avait très chaud, il en profita pour remettre son pull-over dans le bon sens.
Il était dans une rue qu’il n’avait jamais vue. Pour se sentir plus à l’aise, il dit aïe ! Aussitôt un passant qu’il croisait — et qui s’imagina peut-être lui avoir marché sur le pied — répondit machinalement pardon.
Mais que faire, grand ou petit ? À quoi passer la journée ? Sam commençait à comprendre que, quelle que soit sa taille, il n’y avait rien à attendre de cet endroit et de ces gens. Il avait voulu être grand parce qu’il ne supportait plus d’être petit. Maintenant, il se disait que les choses se valaient. Ce qu’il aurait fallu, c’est n’être ni l’un ni l’autre. Mais ça n’existe pas.
Sam résolut de profiter encore un peu de ce don que le magicien lui avait accordé. Il se dit qu’il n’avait encore jamais vu comment une grande personne était, toute nue (et cela l’intriguait beaucoup).
Maintenant qu’il avait, avec le porte-monnaie de maman, un argent normal, il pouvait entrer dans un café, aller au cabinet et regarder tout ça !
C’est ce qu’il fit. Étonné (aux toilettes) de ce qu’il aperçut en premier, il se déshabilla complètement et étudia le reste. Ses poils au derrière le firent particulièrement ricaner. Quant au gros machin par devant, il s’y habitua comme s’il l’avait toujours eu, et s’en servit selon son goût. Non : c’était bien moins surprenant que d’avoir des jambes de chameau ! Vraiment moins !
Tout d’un coup, il eut l’idée de téléphoner à ses parents. Il savait bien le numéro. La cabine était juste à côté des toilettes, et il avait la bonne monnaie. Il ne leur avait jamais téléphoné, évidemment. Ça, ce serait amusant ! Il avait si souvent essayé chez lui, d’appeler sa propre maison en jouant avec le combiné : mais personne ne répondait.
Il fit ce qu’il fallait et écouta l’appel. Il y eut cinq sonneries, puis un déclic, et une voix bizarre et dure que Sam n’avait jamais entendue dit :
— Allô ?
— Allô c’est moi ! s’écria Sam.
— Pardon quel numéro demandez-vous ? dit la voix d’homme.
— Papa ? C’est toi papa ? c’est Sam ! dit Sam en riant.
— Comment, Sam ? Quel Sam ? Qui demandez-vous monsieur ? dit la voix irritée (les parents de Sam avaient dû découvrir sa disparition : ils vivaient un grand drame).
— Moi, Sam ! répéta Sam. Ah non oui attends ! Tu peux pas comprendre ! Attends ! Je dis ouf ! et ça y est ! Alors ça y est maintenant tu me reconnais ? dit Sam (qui venait de retrouver sa voix de sept ans).
— Sam ! dit son père bouleversé. Sam ? C’est bien toi ?… Mais où es-tu, mon petit ?
— C’est parce que je suis grand maintenant, chaque fois que je le veux ! expliqua gaiement Sam. Alors je vous téléphone à la maison ! C’est bien hein ?
— Sam ! Sam ! Je t’en supplie ! Où tu es ? Qui est avec toi ? Qui est le monsieur qui parlait tout à l’heure, quand j’ai décroché ? Est-ce que quelqu’un… quelqu’un t’a… emmené, Sam ?
— Mais non c’est moi ! dit Sam, sidéré. Tu comprends ? C’est un monsieur cette nuit, quand j’étais dans ma chambre, il m’a dit tous les trucs pour être grand ! Eh t’as pas vu l’argent sur le buffet ? Dans la cuisine ? C’est moi qui l’ai mis ! Parce que j’ai qu’à dire aïe ! alors je grandis et puis ça sort dans ma poche ! (Mais Sam prononça, évidemment, cette dernière phrase avec sa voix adulte.)
— Monsieur, dit le papa de Sam, nous avons en effet, ma femme et moi, découvert ces cinquante mille francs, ou environ, à l’emplacement que vous venez d’indiquer. Mais je ne comprends pas ! Nous ne comprenons pas ! Si vous avez enlevé Sam, reprenez votre argent et rendez-nous notre fils ! Expliquez-vous, je vous en supplie !
— C’est du vrai argent, alors ? demanda Sam, surpris.
— Mais ce n’est pas la question ! gémit le père de Sam avec accablement Vous enlevez mon fils et vous le payez comme une marchandise et vous me demandez si ça n’est pas de la fausse monnaie ? Mais je m’en fiche ! Mon fils n’est pas à vendre !
Sam commençait à trouver la réaction de son père vraiment curieuse. Et le porte-monnaie de maman, alors ?
— Écoute, papa ! dit Sam. T’es vraiment bête ! Moi je reviens à la maison et je vais te montrer ! Puisque tu ne me crois pas !
Et Sam raccrocha. Il sortit du café, et il fut très embarrassé : il ne savait pas comment rentrer chez lui. On ne le promenait jamais par là. Et quel nom avait sa rue ? Ah oui. Il allait demander à quelqu’un.
Enfin on lui dit son chemin, et il fut devant chez lui. Il entra tel qu’il était, c’est-à-dire une grande personne, et poussa la porte. Son père jaillit dans l’entrée.
— Alors papa ! dit Sam. Tu vois bien maintenant. Hein ?
— C’est vous ! C’est vous ! Je reconnais votre voix ! cria le père de Sam en se précipitant sur le jeune homme. Vous m’avez pris mon fils ! Salaud ! Et vous osez… vous osez…
Et il avait attrapé Sam et lui cognait la figure, fou de rage.
— Papa ! criait Sam. Papa ! Mais arrête ! C’est moi ! C’est moi ! Sam !
Et comme un peu plus tôt au commissariat, Sam se rappela enfin de crier ouf ! et il redevint celui que ses parents pouvaient identifier, un petit enfant plein de coups au visage. Celui qu’ils aimaient. Le père de Sam, stupéfait, recula d’un bon mètre.
— Sam ! Sam ! s’écria-t-il. Mais je deviens fou ! Sam !
Et il appela sa femme, qui n’était guère loin, et qui dit Sam aussi.
— Eh ben aïe, aïe et aïe !… s’pèce de salaud ! hurla Sam furieux et couvert de larmes : et il redevint grand tout de suite. Ah ! Et maintenant, salaud ! Hein ? cria-t-il.
— Écoutez… ou, enfin, écoute, Sam ou qui que tu sois, dit le père de Sam, tout à fait perdu, est-ce que tu veux… euh… redevenir petit et nous expliquer ça tranquillement ? Je… je peux accepter de te croire, Sam, nous ferons notre possible, je… mais redeviens comme avant, d’abord, s’il te plaît ! Redeviens notre fils ! Ensuite je te croirai… j’accepterai tout !
Et la mère de Sam pleurait comme si son enfant était mort, là, subitement, sous ses yeux. Ces cris déchiraient Sam, qui dit ouf ! Aussitôt, sa maman se jeta sur lui, l’étreignit, le mangea de baisers. Et son père, le visage sombre et les yeux bas, s’assit sur la petite chaise de paille qui ornait l’entrée.
Alors Sam expliqua de son mieux. Il raconta le vieux mage de la nuit, les étoiles, le vœu, les croissants, et l’argent, et Marianne, et les coups ! Et il était tellement indigné qu’il en pleurait et serrait les dents, et donnait des coups de poing au mur, et, néanmoins, se maîtrisait pour ne pas dire aïe !, bien que le mur lui fît très mal à la main.
Ses parents écoutèrent en silence, prostrés. Ils ne croyaient évidemment pas aux miracles, ou à la magie. Ils n’avaient même jamais conduit Sam chez un psychothérapeute, malgré son caractère entier, son esprit d’indépendance. Bref, il fallut que Sam devienne dix fois, sous leurs yeux, grand et petit alternativement pour qu’ils se résignent à ce malheur.
— Je ne pourrai jamais ! Je ne pourrai jamais ! répétait douloureusement la maman de Sam, chaque fois que celui-ci prenait son aspect de beau garçon de vingt-cinq ans (ou par là).
Et elle l’embrassait comme un ressuscité chaque fois qu’il redevenait petit.
Mais les parents de Sam durent s’habituer. Le mage du rêve n’avait pas précisé si le terrible don qu’il avait octroyé à Sam serait temporaire ou définitif. En tout cas, et au pire, cela prendrait fin quand Sam (Sam-le-petit, comme on disait à présent pour le différencier de « l’autre ») aurait grandi et donc rejoint son double.
Lui, Sam, il ne comprenait pas que ses parents le préfèrent petit. Bien sûr, à table, cela coûtait moins cher : et, comme il dormait aussi dans son état petit, rien ne pressait pour qu’on lui donne un lit plus long ! Cependant, on fit promettre à Sam que jamais, au grand jamais, il ne se montrerait « grand » dans la rue, à l’école ou au square. Qu’au moins cela reste en famille. Et qu’il n’aille pas changer de taille parce qu’une institutrice était méchante, ou une fillette prétentieuse, ou un copain brutal ! Sam ne promit qu’entre ses dents. Jour après jour, son corps adulte lui convenait davantage — et, comme le miracle des liasses d’argent semblait aussi durable que le reste, Sam en vint à vivre, après l’école, et sous son aspect adulte, une deuxième vie dont personne ne sut jamais rien.
Les années passèrent, et les Noëls. Alors on dut se rendre à l’évidence : le don qu’avait reçu Sam n’était pas ce qu’on croyait. À mesure que le temps s’écoulait, Sam-le-grand vieillissait normalement (à en juger sur son aspect) : à présent, il devait atteindre quelque trente ans. Mais Sam-le-Petit, de son côté, ne grandissait pas du tout : il avait sept ans pour toujours. Et lorsqu’il fallut changer son lit, vraiment trop usé, on en reprit un de la même taille. Et on avait, bien sûr, renoncé à mettre Sam-le-Petit à l’école. Résigné à son sort, il étudiait par correspondance. Il aurait à choisir, le jour où il devrait passer un examen, un grand examen, de se présenter sous l’aspect d’un garçonnet très précoce, ou sous celui d’un adulte attardé.
Mais, avant l’échéance de tout examen possible, Sam disparut. Las d’avoir sept ans chez lui et trente ans partout ailleurs, il avait choisi de garder son enfance pour lui seul. Et — en disant aïe — de prendre l’apparence adulte devant quiconque ne serait pas un enfant de sept ans (ou environ).
Ce Noël-là, les parents de Sam se sentirent si éprouvés, si volés, si solitaires, si inutiles, qu’ils décidèrent d’engendrer un nouvel enfant qui lui, peut-être, ne leur échapperait pas.
Quant à Sam, le même soir, il avait loué une suite luxueuse dans un grand hôtel. Il avait acheté un sapin, des jouets, des confiseries, des chocolats : et, comme il était double, il n’oublia pas non plus le champagne. Ensuite, la nuit venue, il verrouilla sa porte et il dit ouf ! Et il redevint Sam-le-Petit.
Ce fut le premier soir où il aima Noël.