Le carnaval sans masques

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Chronique de Tony Duvert parue dans Gai Pied n° 27 (juin 1981)


Tout homme est tenu de se mettre en scène pour être visible, identifié, accepté socialement. Cette mise en scène de soi a longtemps été rudimentaire, naïve : les rituels sociaux l’étaient aussi. À chaque classe, à chaque groupe son vêtement, son argot, sa démarche, son code mimique, ses bonnes (ou ses mauvaises) manières. On vous reconnaissait de loin. En même temps, on vous regardait peu : un coup d’œil sur vos « signaux » d’identification, on était fixé, on n’en demandait pas davantage. Réciproquement, la contrainte des conventions restait superficielle, l’habit faisait le moine et, là-dessous, peu importe quelle âme vous promeniez.

Quand on lit aujourd’hui de vieux romans, de vieilles pièces de théâtre, on est étonné que leurs auteurs aient si souvent recours, pour ressort d’une intrigue, au travesti, à la méprise sur l’identité ou à la tromperie : on croirait que, jusqu’au XIXe siècle, tous les personnages des romans (y compris les plus graves) sont myopes ou ne s’observent que la nuit, à la lueur d’une chandelle mal mouchée. Comment peut-on confondre un homme et une femme, un vieux et un jeune, un Maure et un Français, un bon et un méchant, un chaste et un lubrique, un riche et un pauvre, un grand maigre et un petit gros ? Ces romanciers exagèrent !

Justement non. Ces méprises n’étaient sans doute pas si invraisemblables que cela, lorsqu’elles furent imaginées.

Mieux vaut penser qu’en ces heureux temps on était si peu flics les uns envers les autres, on s’examinait et on s’analysait si peu, que réellement une moustache en poils d’âne, des talons doubles ou une voix contrefaite vous « déguisaient » à la perfection. D’ailleurs, il y avait une règle de politesse commune à toutes les classes sociales : dévisager quelqu’un avec insistance était réputé grossier, provocateur ou injurieux. On pouvait relever cette insulte, en demander raison.

On retrouverait, de nos jours encore — et spécialement en milieu populaire — tout un art courtois de détourner les yeux face à autrui, de ne pas inspecter, de ne pas gêner en regardant trop — et tout un jeu mimique qui signifie : rassurez-vous, je ne vois rien.

Règle d’abstention qu’on devine liée aux conditions d’existence des petites gens : promiscuité extrême, et bien peu d’occasions de montrer quelque chose de beau.

Le bourgeois, au contraire, a l’œil vorace et impitoyable. Il ne veut pas simplement jouir du spectacle d’autrui : non, il veut aussi savoir.

Nos vieux romans jouent avec cette manie, cette question obsessionnelle qui tourmentait leur public : qui est qui ? Mais, quand nos auteurs nous enseignent qu’il ne faut pas se fier aux apparences, et que tout homme en cache un autre, ils ne nous donnent pas un simple conseil de prudence : non. Ils nous montrent que, pour savoir qui est qui, il faut fouiller sa vie privée, le déshabiller, violer son intimité : et que ce viol est légitime, puisqu’il est une recherche de la « vérité ». Nous avons le droit de savoir, et à ce droit nous soumettrons nos inférieurs, puis nos pairs.

Ainsi se construit (ou s’illustre) l’idée selon laquelle l’identité est toujours une chose cachée, une chose intérieure, et non un spectacle délibérément offert. Or la mise en scène de soi, quand elle était simpliste et théâtralisée, dissimulait-elle vraiment une « identité », une « intériorité » ? Impossible de répondre, sauf par l’énoncé d’une conviction : et, quant à moi, je suis persuadé que, lorsque la comédie humaine était un carnaval, il n’y avait rien sous les masques. Car ils vous dispensaient du devoir, de la corvée, de la torture de posséder un « moi ». Ou plutôt, ce moi-là s’enfilait et se retirait comme une paire de godasses. Et l’intérieur des gens était mobilité, anarchie, indétermination.

En somme, l’investigation aura créé l’objet : et notre identité « intérieure » serait l’impur artefact qu’ont engendré en nous les regards indiscrets. À commencer par le nôtre même, tel qu’on nous a appris à l’exercer chacun sur soi, seul avec soi, ou plutôt seul contre soi. Car le chef-d’œuvre, monstrueux, de cette culture de l’inspection, c’est l’auto-examen. Auprès de vous, en permanence, inlassable, haïssable, imbécile jusqu’à l’atrocité, le pire ennemi que jamais homme, de mémoire d’homme, aura eu à subir : ses propres yeux, rééduqués pour être ceux d’un flic qui ne le quittera plus d’une seconde et qui ne lui passera rien. À la douce civilisation où l’on savait détourner son regard d’autrui, la conscience bourgeoise substitue le règne du regard perpétuel, malveillant, disciplinaire et soupçonneux que la police bourgeoise et le positivisme infligent désormais à toute apparence.

Dès qu’on prétend que l’identité est « intérieure », les anciennes et candides conventions de mise en scène de soi perdent toute valeur : on y dénonce des artifices, et la nouvelle convention s’appelle le naturel.

Avoir l’air naturel, est-ce si naturel que cela ? Et s’agit-il réellement d’une liberté, ou, au contraire, ne serait-ce pas un nouveau resserrement, un réajustement plus implacable, de l’ancien artifice ? Impossible de s’y tromper : si l’habit ne fait plus le moine, ce que vous serez obligé de montrer c’est votre « cœur mis à nu ». Toutes tripes dehors, vous voici « vrai ». Comme si ce paradoxe triomphait : l’emploi d’un code qui permette de dire qu’il n’y a pas de code si c’est ce code-là qu’on emploie. Et une convention de la « sincérité » devient garante de la « sincérité » d’une convention.

Le cinéma, et beaucoup plus encore la télévision, auront opéré une action semblable sur le jeu des acteurs professionnels. Car ce jeu, observé d’aussi près, fut accusé d’être… théâtral ! Les comédiens, comme tout le monde, étaient mis en demeure de devenir « naturels » ou de disparaître.

Ce qui est très curieux, c’est que le « naturel » qu’on réclamait ainsi aux acteurs n’était pas une nouveauté en tant qu’exigence (relisez Diderot) mais en tant que système de poncifs. Contrairement à ce qu’on a écrit, la télévision n’a supprimé aucune emphase, aucune grandiloquence, aucun effet « téléphoné », dans le jeu des comédiens : elle les a simplement déplacés, resitués. Déclamation et cabotinage, affectations, outrances, sont réadaptés aux dimensions du petit écran et à l’espace privé de la représentation : le living familial. Le comédien renonce à la théâtralité de la salle de spectacle et adopte plutôt le jeu mimique et vocal de l’intimité bourgeoise : la théâtralité de bouche à oreille, le guignol à cœur ouvert.

Même chose au cinéma. Ainsi le théâtre professionnel et le théâtre d’amateur (la vie privée) ne répondent plus qu’à un seul code socio-culturel. Cela fait dire que l’art (cinéma, théâtre) est beaucoup plus « naturel » que jadis : je dirai, à l’inverse, que c’est notre vie privée qui est devenue beaucoup plus artificielle. En fait, nous voilà tous acteurs professionnels — tant il faut jouer serré.

Au passage, malheureusement, ce code du « naturel » s’est emparé de toutes nos spontanéités, à présent répertoriées, cataloguées, et qui font couramment l’objet d’une enculturation et d’un contrôle, dès la petite enfance. Apprendre à « avoir l’air naturel » est le devoir du plus humble bambin, surtout quand on le photographie. Il faut prendre un air libre dans l’instant même où l’on pose et où l’on obéit.

L’emprise du « naturel » s’est imposée aux corps aussi, à leur nudité. Les pudibondes tenues de bain de nos aïeux nous font sourire : pourtant, sous ces habits-là, ils gardaient le droit d’être gras et mal foutus. Tandis qu’aujourd’hui, votre corps nu est un vêtement comme les autres, et vous devez le mettre en bon état pour le montrer. Régime, musculation, bronzage : tel est l’art de nouveaux couturiers… C’est dans votre propre chair qu’on prendra l’étoffe de votre costume de bain. Gare aux tissus avachis, délabrés, moutonnés, délavés ! Votre chair est un matériau, elle n’est pas à vous, elle est soumise au regard de la société sur vous.

Le règne du « naturel » me paraît donc, absurdement, diminuer toujours davantage notre droit d’être. La sphère de notre intimité — la partie de moi qui n’est qu’à moi — se rétrécit, se renfonce. C’est une petite bille dure et inconnaissable, quelque part tout au fond de moi : mais quel fond ? Est-ce que cela existe ? Je nomme ainsi ce qui reste, une fois écartées ces couches de moi que la société exige que je sacrifie à son théâtre : ma figure, ma peau, mes muscles, mes viscères, mes organes, mon sexe, mes gestes, mon regard et ma parole. Rien de cela ne m’appartient, rien de cela n’a plus le droit d’être invisible, inaudible, innommé, inconnu et informe. Non : je n’étouffe pas sous un masque. Au contraire, je souffre de n’en pas avoir, et que ma chair vive en tienne lieu. Ce corps-là est aussi inhabitable qu’une cellule éclairée 24 heures sur 24. Est-ce pour cela que, pervers, nous aimons tant la nuit ?


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