Quand mourut Jonathan (6)
Au matin, Jonathan entendit sa voisine gratter la terre, derrière la clôture qui séparait leurs jardins. Sans doute elle s’était postée pour découvrir ce qui se passait, et d’où venait cette voix d’enfant.
La matinée était lumineuse. Serge s’était éveillé dès sept heures, ce qui avait un peu contraint Jonathan. Ils avaient remis leurs vêtements sans se laver. Serge se fit nouer ses lacets, sous prétexte qu’il ne savait pas. Jonathan ne savait pas non plus. Il remarqua que les pieds du garçonnet avaient forci ; les orteils étaient moins courts et moins dodus. À contre-jour, un duvet doré se voyait sur la cheville ; dense, tournant et régulier, il s’usait sur le mollet sans disparaître.
Serge exigea d’aller tout de suite dans le jardin. Jonathan servit le petit déjeuner par terre, où montait beaucoup d’herbe. Un peu engourdi, l’enfant écoutait les raclements du sarcloir. Il arracha mollement des herbes autour de lui et les jeta dans son bol, qu’il avait délaissé à demi plein ; puis il renversa le tout, se releva avec vivacité et s’approcha du grillage. Il écarta les petites feuilles :
— Bonjour ! dit-il, apercevant la vieille.
— Hnn.
Elle resta penchée. Un museau noir, mouillé, environné de poils ras et blanchis, s’appuya au grillage et toucha les genoux de l’enfant.
— C’est vot’chien ? demanda Serge, qui passa un doigt pour être léché.
— Sors de là carogne ! dit la vieille. Elle donna au chien un coup de son outil. Désappointé, Serge revint s’asseoir près de Jonathan.
La vieille se redressa et cria à travers la clôture :
— J’ai encore des rats ! Mettez du produit ! Monsieur ! Ils m’ont mangé deux poussins cette nuit ! Et il faut arracher ce liseron-là ! Ça mange mes navets !
Sans attendre de réponse, elle se courba sur la plate-bande et tapa la terre aussitôt, mais légèrement, avec lenteur, pour écouter. Serge murmura, hilare :
— Tes navets ! mes rats ! mes poussins !
— Là j’ai semé des fleurs d’été, dit Jonathan.
Un très petit rectangle de terre bêchée et tamisée, d’où sortaient des pousses maigres, hautes comme la main.
— Des navets ? dit Serge plus fort.
— Non ce sont des… je sais plus le nom français. Ça pousse dans le blé. Si tu voulais enlever tes chaussures, ajouta-t-il sérieusement, je voudrais bien dessiner tes pieds.
Serge accepta sans s’étonner :
— Mais je peux pas défaire le nœud.
Jonathan l’aida ; puis, renversé dans l’herbe, jambes en l’air, tirant ses chaussettes, Serge gloussa :
— Ah ! mes poussins ! mes poussins ! mes p’tits rats ! mes navets !
Jonathan cala sa planche à dessin sur un cageot ; il donna un illustré au garçonnet et l’orienta dans la lumière.
— Les deux pieds tu dessines ?
— Oui tous les pieds.
— Tous mes pieds ?
Serge, qui lisait très mal mais inlassablement, changea souvent de position devant son illustré. Ses pieds tournaient avec, et Jonathan suivait. Après une heure, il y avait une dizaine de pieds sur la feuille. Tous ses pieds, pensa Jonathan. Il dessinait au crayon, sans retoucher ni gommer. Il aurait fait ce travail les yeux clos — c’était de vieille discipline. Mais il était ému de recomposer le tracé académique aux proportions de Serge. Il produisit le relief par un simple jeu sur l’épaisseur du trait. La blancheur de la peau lui inspira de laver la feuille, et cette envie le surprit : depuis qu’il habitait ici, il n’avait plus touché de couleur.
Après l’aquarelle, les pieds enfantins eurent l’air remuants et lourds. Là-bas, ceux de Serge oscillaient doucement tout près d’un bouquet d’orties. Le petit, quelquefois, prononçait une syllabe en lisant, d’une voix atone ou décidée.
Jonathan contempla la feuille avec bonheur. Ces dessins n’étaient pas de lui. Ce matin-là, simplement, le hasard du soleil et des légers nuages avait fait flotter sur son papier l’empreinte insolente du petit garçon. Il montra l’étude à Serge, qui n’en pensa rien.
— C’est comme ça qu’on s’enrhume, dit une voix enrhumée et coupante. La vieille était sortie sur le chemin et, profitant de ce que la façade était nue, elle leur avait jeté un regard curieux.
— Elle s’intéresse à toi, dit Jonathan.
Il tira tout à coup Serge par les jambes et lui embrassa longtemps les pieds. Il lécha aussi entre les orteils. Les petits ongles étaient noirs. L’enfant rit et cria avec satisfaction. Il se débattit. Tombée par terre, la feuille d’étude fut piétinée et crevée. Puis il y eut un temps d’arrêt où Jonathan et l’enfant échangèrent silencieusement un regard particulier. Ils se relevèrent ensuite et rentrèrent dans la maison.
Serge pieds nus avait une attitude dansante et un peu inconsistante, hâtive, tandis qu’il disparaissait devant Jonathan.
Serge ne parlait jamais de son père, qu’il voyait une ou deux fois par mois et qui s’appelait Simon. Jonathan, à Paris, l’avait rencontré certains soirs, et ils avaient mollement sympathisé. Simon aurait voulu être peintre ou sculpteur ; il exerçait un métier secondaire dans un cabinet d’architecture. C’était un bon garçon, ce n’était personne de particulier. Il semblait avoir extrêmement aimé Barbara, et n’être pas détaché d’elle ; mais Barbara le jugeait trop ennuyeux, à la ville et au lit.
Néanmoins, elle le voyait de temps en temps. Ils avaient des conversations plates, ou ils faisaient un peu l’amour, ou bien Simon emmenait Serge au cinéma, au jardin zoologique. Son fils ne lui inspirait qu’une tiède gentillesse. Il versait pour lui une faible pension mensuelle à Barbara.
Mais, dans la chambre parisienne de Serge, il y avait une grande photo de Simon, une pipe à lui, une paire de chaussures très usées, un jean taché de peinture. Simon avait dû apporter cela chez Barbara pour exécuter quelques travaux de bricoleur. Ces objets étaient mêlés aux jouets, aux petites affaires que Serge abandonnait en vrac : vers six ans, il avait eu la manie de changer de vêtements à longueur de jour. Il inventait ou découvrait des gênes que lui infligeait telle culotte, tel maillot, telle chaussette d’un seul pied. Il les arrachait furieusement et essayait d’autres habits, renversait les tiroirs, criait, pleurait, finissait par s’apaiser. Barbara, peu sensible au bruit et au désordre, se contentait de hausser les épaules. Mais, quand elle recevait des amis pour contempler et méditer, avec des bâtonnets d’encens, du thé vert et un livre de zen à portée de la main, elle secouait et giflait Serge en le raisonnant d’une voix mesurée :
— Écoute mon vieux, il fallait un peu arrêter ta comédie, tu crois pas non ?
L’enfant hors de lui s’en allait pleurer dans un placard. Ainsi Barbara et ses amis pouvaient reprendre leurs exercices de sérénité.
La présence de Jonathan changea cela. Il ne savait pas méditer. Il suivit Serge dans son placard, et fut stupéfait de ce qu’il aperçut : sur une planche placée très haut, et niché derrière des piles de linge bouleversées, il y avait un petit animal hoquetant et dur, méchant, inaccessible, dont on ne découvrait qu’un bout d’oreille et de genou. Très ému, Jonathan désespéra de l’apprivoiser, de le prendre dans ses bras. Il attendit et se laissa guetter, les larmes aux yeux. Puis Serge, brusquement, renversa ses remparts de linge et s’accrocha à son cou. Plus tard, il montra à Jonathan comment il s’y prenait pour grimper dans ce repère ; il avait beaucoup plus de peine à en redescendre.
Ils finirent la soirée dans la chambre du petit, si tranquillement que Barbara interrompit ses épreuves de quiétude pour voir d’où venait tant de calme. Les deux garçons étaient par terre ; Serge assis sur Jonathan lui assemblait, depuis le crâne jusqu’au nombril, des bidules en plastique qui servent, d’habitude, à construire des pavillons de banlieue et des stations-service. Timide et chargé de guirlandes anguleuses, Jonathan ne sut rien expliquer ni penser. De ce premier soir, il ressentit beaucoup d’angoisse. Puis, après quelques semaines, il dut s’avouer que Serge l’aimait et il retrouva, lui aussi, sa sérénité.
Serge se fit plus enfant qu’il n’était. Il rendit à Jonathan mille petits services imaginaires ; en contrepartie, il demanda que Jonathan l’habille, le boutonne, le chausse, le dévête, le débarbouille, soit fidèle aux heures d’école (c’était sa première année de classe), le tienne par la main dans la rue, l’embrasse avant et après, l’aide à lire les lettres et à tracer les plus simples d’entre elles. Il avait été si intenable et capricieux à table que Barbara avait renoncé à le faire manger : il se servait au frigidaire selon ses besoins. Mais Jonathan aimait cuisiner, alors Serge aima dîner.
Jonathan remplissait chaque rôle avec tant de contentement et de patience que bientôt Barbara, agacée, vit dans ces rituels autant d’habitudes détestables qu’on donnait à son fils, et les empêcha quand elle en était témoin. Cela remit Serge de mauvaise humeur : désordre, bris d’objets, criailleries, retraites en haut du placard recommencèrent. Barbara en conclut, selon son mode particulier d’associer les causes et les effets, que Jonathan énervait le petit et avait sur lui une influence néfaste. Éprise de certaines lectures, elle n’attribua pas cela à une perversion de Jonathan, mais à des ondes négatives qu’il répandait sans pouvoir les contrôler. Experts en ondes, ses amis lui confirmèrent ce diagnostic :
— T’as raison, ce qu’il émet ce mec c’est pas possible. Tu devrais pas laisser ton gosse avec.
— Ouais, moi je le sens là, tiens. Franchement, hein.
— Non moi, j’crois plutôt, tu vois, il a pas d’orgone.
— Oh tu déconnes ou quoi ? Tout le monde il en a.
— Oui mais, tu comprends, je sais pas, tu sais, il reçoit pas, il refuse quoi, tu vois, il… enfin, je sais pas… hein c’est sûr quoi, tu vois ?
C’est grâce à Simon que Serge avait échappé à un prénom affecté. Barbara, après l’accouchement, avait voulu appeler son bébé Sébastien-Casimir, ou Gervais-Arthur, ou Guillaume-Romuald, ou n’importe quoi de la même eau. Simon avait protesté, et avec une vigueur si inhabituelle que Barbara s’était inclinée : ils envisageaient de se marier, elle se souciait d’autres conflits. Serge était le nom du père de Simon, que celui-ci admirait.
Quant au vrai prénom de Barbara, c’était Georgette. Sa mère ne l’appelait pas autrement quand elle lui rendait visite à Paris. Disposé à l’ironie, Serge aurait pissé de rire à chaque Georgette que sa grand-mère prononçait, mais il se retenait : ces jours-là Barbara était orageuse, des scènes éclataient entre la fille et la mère.
Jonathan eut une ennemie en cette vieille femme. Elle trouvait souvent Serge avec lui et n’aimait pas cela. Elle venait à Paris pour jouir de l’enfant : cette rivalité lui gâchait son affaire. Car Serge était impossible avec sa grand-mère ; il réservait ses amabilités à ce jeune homme silencieux qui n’était même pas français. La vieille supposa que Jonathan cajolait Serge pour coucher avec Barbara. Elle trouva cela dégoûtant : c’est vraiment trop facile de séduire un gosse. Bien sûr, Barbara marcherait ! La grand-mère fut révoltée que, par calcul, on lui vole un plaisir et un droit qui n’auraient dû être que les siens.
Elle habitait Péronne. Elle rêvait d’arracher Serge à la vie dissipée que menait Barbara, pour l’introduire dans sa vieille vie de veuve. Elle avait dressé une fille, un garçon, un mari et six chiennes. Ce grand nombre de chiens tenait à ce qu’elle les faisait piquer dès que leur âge exigeait une tendresse ou des soins.
Quand Serge était tout petit, on le lui avait parfois confié — comme Barbara cherchait plutôt à se soulager de son fils qu’à lui trouver de bonne compagnie. La vieille avait mis à Serge des chapeaux de paille, avait surveillé ses patouilles dans les squares, l’avait assis devant les publicités télévisées, lui avait offert un costume de Zorro, avec un masque noir et des armes pour nourrissons ; elle lui avait appris les tons bébés, le parler zozotant, les cris suraigus, car Serge avait la voix rauque et ne prononçait que des phrases normales, sans rapport avec ce qui doit sortir du ventre d’une poupée. Cependant, Serge avait aimé sa grand-mère : à trois ou quatre ans, débordant de gentillesse, d’alacrité et de confiance, il aimait tout le monde.
Après un séjour un peu plus long que les précédents, Barbara estima qu’on transformait son fils en idiot. Pour l’instant, elle décida qu’il n’irait plus à Péronne.
Mais une semaine suffit pour que Serge reprenne sa grosse voix, ses rires et son audace. C’est ce que Barbara exhiba de lui, tant qu’il se contenta d’elle.
Elle avait pourtant lu, dans un ouvrage féministe, que, passé trois ans, les enfants, filles ou garçons, sont saturés de leur mère. Elle l’épia, le vérifia, ne l’accepta pas : l’éducation suivit.
La grand-mère n’avait jamais rien lu de semblable. Elle faisait néanmoins son possible pour combattre le penchant de Serge à aimer qui lui plaisait. C’était le premier motif des guerres entre elle et Barbara ; la première cause des idées générales que cultivait Barbara sur Jonathan et les choses de ce monde ; et la raison pour laquelle, ces jours-là, Serge opposait une figure féroce et des poings serrés aux séductions des deux femmes, et exigeait pour seul plaisir d’être promené à travers les rues sur les épaules de Jonathan. La grand-mère les accompagnait si elle se sentait d’attaque. Serge en profitait, bien tenu par les cuisses, pour se lever tout debout au-dessus de Jonathan et faire semblant de sauter. Ensuite il sauta pour de bon : Jonathan le rattrapait sous les bras avant qu’il touche le sol ; il enviait le courage du garçonnet et l’accolait beaucoup. La grand-mère détournait la figure, parlait de jambes cassées, de marchand de glaces tout proche, et ses doigts raides tremblaient.