Quand mourut Jonathan (7)

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— Où il est ton foutoir ? demanda Serge, bondissant du jardin dans la cuisine. Jonathan, installé à la table, composait un dessin aux encres brune et rouge.

— Mon foutoir ?

— Oui ! Là là où tu mets les trucs, tu sais tous les trucs.

— Ah, oui.

Jonathan se leva. Il dissimula rapidement son dessin. Il ouvrit plusieurs tiroirs du buffet, qui était peint en marron veiné pour imiter le bois dont il était construit.

— Ça t’ira ?

— Je vais voir.

Serge secoua le fouillis de ficelles, d’élastiques, de stylos cassés, de couverts dépareillés, de bouchons, de vis, et cent autres débris qu’il savait qu’on garde de côté.

— Qu’est-ce que tu voudrais ? demanda Jonathan.

— Je cherche ! Assois-toi !

Jonathan obéit. L’enfant réunit une collection volumineuse qu’il emporta dans le jardin, et il fit plusieurs voyages. Puis il disparut. La porte claqua.

Il n’y avait pas d’enlèvement des ordures au village ; chacun jetait ses détritus dans un trou qu’il creusait au fond de son jardin, ou derrière. Une sorte de compost criblé de ferraille et de plastique se constituait ainsi. Chez Jonathan, ce trou, à la lisière d’un champ, était caché par des bouquets de groseilliers, emmêlés à des bourraches, des carottes sauvages, du cerfeuil monté en graine, avec les plumes légères et hautes de quelques plants d’asperge délaissés. C’est là, tapi dans les verdures échevelées et les mauvaises odeurs, que Serge s’était mis à creuser un bassin, patiemment, à l’aide d’une vieille bêche dont le manche était cassé presque à ras. Il s’agenouilla d’abord et déracina les herbes une à une en les tirant à grands gestes. Bientôt il haleta. Quand il eut dégagé un coin de terre, il y dessina un rectangle et commença de creuser. Il hachait le sol avec un angle du fer de bêche, et il retirait la terre à deux mains. C’était tendre et gras.

Il rencontra un premier ver de terre, petit, frétillant et très rouge, comme ceux qui servent à pêcher. Il s’en amusa en le posant sur le dos de sa main. Les soies invisibles lui grattouillaient la peau, et le lombric éjecta aussi une spire de terre digérée. Alors Serge le jeta.

Il continua de creuser, et il en trouva un second : un gros bout rouge, pointu, qui se balançait à l’entrée d’un tunnel rond et net comme une canalisation. Serge le saisit et tira vaillamment. C’était élastique, mais mieux que du chewing-gum : ça résistait, c’était musclé. Et d’une longueur interminable. Curieux et vaguement effrayé, Serge tira un dernier coup et lâcha aussitôt. Entièrement dégagé, le ver se tordit sur la terre humide.

— Dégueulasse ! lui cria Serge.

Ce fut l’instant où il rentra à la cuisine pour chercher des trucs.

Entre temps, le ver s’était réenfoui : mais Serge tritura la terre avec une vieille cuiller et il le retrouva.

— Ah ah !… tu vas voir !

Il examina les objets qu’il avait rapportés. Essaya quelques machins impossibles à identifier, hésita, choisit une boîte métallique qui avait contenu un médicament en pastilles.

— Attends bouge pas toi hein ?

Et, à la cuisine :

— Jonathan eh t’as pas du fil de fer ? et t’as pas des allumettes ?

— Là, sur le fourneau. Du gros fil ou du petit fil ?

— Du gros !… Non, du p’tit. C’est comment l’petit ? Tiens, je peux prendre la vieille bougie, là, elle est vieille !

Cette fois, le ver était resté visible.

— Attends mon gros attends attends !

Serge ouvrit la boîte à pastilles et, ramassant le ver au moyen d’un bâtonnet, il l’y déposa. La boîte était un peu petite, mais Serge y replia adroitement le lombric et, vite, il rabattit le couvercle.

La suite exigea des efforts de montage. Serge coupa deux morceaux de fil de fer en les tordant longuement pour produire une cassure ; il les serra autour de la boîte puis tortilla les bouts en trop et suspendit la boîte à un bâtonnet.

— Maintenant m’en faudrait deux comme ça.

Il se fit un v avec les doigts et étudia cette forme. Il observa les groseilliers, un poirier en espalier, les brindilles du sol, n’y vit pas ce qu’il voulait, se releva et parcourut le jardin. Cela prit un long moment. Il arracha une branchette fourchue à un jeune merisier dont le tronc, par endroits, portait des larmes de gomme ambrée. Serge en détacha une : c’était mou, ça collait bien, il l’appuya un peu partout avant de se la plaquer en verrue nu milieu du front. Il se tâta pour sentir sa nouvelle tête. L’autre fourche fut un morceau de bois mort.

Les fourches plantées dans le trou, Serge y posa comme une broche le bâtonnet auquel la boîte était pendue. Il plaça le trognon de bougie juste dessous et s’efforça de l’allumer. La mèche était prise dans la stéarine figée, il fallut un travail délicat, et les allumettes n’arrêtaient pas de s’éteindre.

Enfin, une flamme oscillante vint lécher la boîte à pastilles et le ver qu’elle contenait. Serge, penché dessus, les dents soudain envahies d’une salive acidulée, contempla, écouta, protégea le feu, écouta encore. Mais aucun bruit ne sortait de la boîte. Sauf, après quelque temps, des grésillements ; et un peu d’eau coula par la charnière du couvercle. Pas sur la bougie, heureusement. Le dépôt de noir de fumée qui s’accumulait surprenait Serge. Parfois, cet enduit se soulevait en copeaux, sous l’action de la peinture qui, dessous, se décollait à la chaleur ; et le métal apparaissait, noirci aussitôt. Serge ravalait sa salive et son cœur battait fort.

— Ah ahh ! t’es bien cuite maintenant la dégueulasse !

Serge souffla la bougie. Il aurait aimé ouvrir la boîte, mais c’était brûlant. Il souffla dessus aussi, abandonna, se précipita dans la cuisine une fois de plus.

— J’prends de l’eau, dit-il.

— Il y a le feu ? demanda Jonathan.

— Oh non.

Il mentit :

— C’est pour le bassin. Parce que je fais un bassin. Plein d’eau i m’faut.

— Le seau est sous l’évier. Mais cherche le robinet dehors, ce sera plus facile, à côté d’une fenêtre, très bas.

Jonathan, qui avait continué son dessin à la sanguine, l’accentuait maintenant à petites touches de craie blanche et de fusain.

Serge emporta le seau. Il ne s’en servit pas. Il refroidit la boîte directement sous le robinet. Il put enfin la toucher et la détacher du bâton. Ses doigts se couvrirent de noir. II détortilla les fils de fer et décoinça le couvercle. Dans la boîte, des résidus tout calcinés, cinq ou six boudins qui semblaient constitués d’anneaux friables et creux. D’autres cendres avaient fondu dans l’eau. L’examen de ce cadavre captiva l’enfant encore plus longtemps et plus fort que l’incinération.

Il infligea la même mort à deux limaces géantes, l’une rouge, l’autre grise, tigrée, ou plutôt marquée de bandes noires de la tête à la queue. La grillade de limace rouge fut un désastre : ces chairs-là résistent mieux que celles d’un lombric. Quand Serge ouvrit la boîte, la limace n’était pas calcinée, elle était entière et même encore humide : mais elle avait éclaté et les boyaux sortaient en une énorme grappe. Serge, écœuré, lança très loin boîte et cadavre.

Par précaution, la limace tigrée eut droit à un vrai bûcher de brindilles, que Serge alimenta soigneusement. Son cercueil à elle, ou son four, était un gros tube à comprimés effervescents. Le bouchon de plastique prit feu, en dégageant une odeur désagréable et une fumée filiforme. Puis il sauta. Des liquides et des mousses coulèrent. Longtemps après, les cendres que vida Serge étaient légères, sonores, granuleuses.

— Pourquoi ils sont pas venus les chats ? demanda-t-il à Jonathan. Celui-ci avait désiré voir le bassin, mais Serge avait refusé :

— C’est pas fini. Demain tu le verras. Ça fait rien demain ?

— Non, non.

Et Jonathan, lui, n’avait pas osé montrer son dessin à Serge : car ce dessin était obscène. Il représentait l’un de leurs secrets.


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