Abécédaire malveillant : E

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E

ÉCHECS


Quand on réfléchit, on ne sait rien s’objecter. On se donne des contradicteurs faciles à vaincre, on soulève des montagnes en nuage.

J’ai essayé de me dédoubler. Je m’amusais à des parties d’échecs où je jouais seul les deux camps.

Mais, si j’étais mon adversaire, je lui consentais de percer à jour mes stratégies les plus sournoises. Tandis que, si j’étais « moi », je m’imposais d’oublier ce que je savais du jeu de « l’autre » : je me faisais plus bête que lui et… je perdais.


ÉCRIVAINS


Fléau : les tantes pisseuses de livres. Serviles, frauduleuses, bien-pensantes, arrogantes, accablantes, funéraires. Une danse macabre où la tapète-sec le dispute au tapet foireux.

*

L’inverti gribouilleur a la morosité verbeuse, les sincérités affectées d’une ménopausée tragique, telle une Phèdre onaniste aux longs ongles en deuil.

*

Ce lettré est unique : non seulement il n’écrit rien, mais il ne le fait pas éditer.

*

Le matin, par mes fenêtres, je vois les enfants qui se rendent à l’école. À la même heure, je suis déjà assis devant mes cahiers, mes livres, mon encre. J’ai des crayons, une gomme, des ciseaux, une règle, maintes grammaires, un tableau noir et des craies de couleur : je joue tout seul et un peu tristement à être bon écolier. Mes phrases ont pourtant moins de magie que les lentes écritures des garçonnets qui copient des modèles à jamais lourds de sens : le chat est sur le buffet. Mais il y a peu de création dans la création, et je copie moi aussi, même si les modèles ne sont plus sous mes yeux. Tout écrivain reste un enfant voleur.

*

Mieux qu’un saint patron, les écrivains pourraient avoir une divinité, qui serait Harpocrate.

C’est d’abord un dieu égyptien : son nom, Hor-pa-khered, se traduit « Horus l’enfant ». On le représente par un garçonnet tout nu, sa tresse de cheveux sur l’épaule : il suce son index comme nos enfants tètent leur pouce, aliment qui vide l’esprit de ses pensées ou atténue une douleur. Fils d’Isis et d’Osiris, Horus est le dieu des espaces aériens, oiseau planant que figure – outre l’hiéracocéphale – un disque solaire aux deux ailes étendues.

Adopté par les Grecs et par les Romains, Harpokratès change de destinée : il n’est plus qu’un petit garçon, à jamais. Son geste de se sucer le doigt exprime alors la méditation, comme aujourd’hui l’index plié sous le menton ou sur les lèvres. Les mystiques l’honorent et en font le dieu du Silence.


ÉDUCATION NATIONALE


Il faut 85 % de citoyens subalternes. C’est pourquoi l’État jette les enfants aux femmes et aux ratés. On repêche ce qui surnage : on a le compte.


ÉGALITÉ


On combat les inégalités, les discriminations. Il en résulte un code répressif qui désole nos concitoyens.

Finis, les pauvres et le prolétariat : plus le droit de cogner dessus. Fini, le sexe faible : plus le droit de cogner dessus. Fini, l’antisémitisme. Finie, la joie de battre les vieux, les fous, les débiles, les infirmes, les animaux familiers, les Français nègres. Vous en serez sévèrement punis.

Mais notre police, notre justice sourient aux anges si vous vous résignez à ne frapper, tourmenter ou tuer que les pédés, les drogués, les immigrés – et surtout, parmi seize millions de mineurs, celui ou ceux qui sont à vous. Vous pouvez tuer, mutiler des enfants inconnus, mais les seules armes autorisées sont les véhicules routiers et les salles d’opération : sinon, vous encourez de lourdes peines.

Les bannis de l’égalité prennent donc pour tous les autres, qui sont passés délicieusement du rang de victimes innocentes à celui de bourreaux sans reproche.

Mil neuf cent quatre-vingt-neuf : je ne fête pas le bicentenaire des droits de l’homme, dans un pays qui en exclut vingt-cinq millions d’habitants.


ÉMOTION


Un petit, une femme, une brute, connaissent admirablement les circonstances rituelles où l’on tolère leur hystérie. Sont émus par le droit d’y être émus, crier, pleurer, casser. Attendent ces situations et savent même les provoquer.


ENFANT


Quel homme est mieux qu’un enfant qui s’est trahi pour survivre ?


ENGENDRER


Nous sommes l’effet de la peur que nos parents ont eue de la solitude et de la mort. S’ils nous l’ont transmise dans l’espoir de s’en soulager c’est, cruellement, un coup pour rien.


ENNEMI


J’ai appris grâce à lui quelques nouvelles façons de me soupçonner.


ÉTAPE


— J’ai dépassé cette étape, disent les imbéciles.

Mais j’ai peur que nous vivions en cercle : et ce que tu as dépassé est maintenant loin devant toi.


ÉTUDES


Je ne crois pas aux « humanités ». Les générations bourgeoises qui ont, au collège, étudié le latin et le grec, ces lettrés délicats, nourris de Virgile et d’Homère, ont inventé le capitalisme génocide, ravagé la planète, commis deux guerres mondiales et d’innombrables sauvageries colonialistes. Sans compter un milliard de crimes moins résumables. Depuis qu’on renonce à y parler latin, l’Europe m’a l’air plus pacifique.


EXCLU


On n’accorde pas à Chopin la place qu’il mérite, unique enfant de Bach et de Mozart. C’est que l’imbécile a commis la folie de confier son œuvre aux pianistes.

En mai 1836 paraissaient ses Nocturnes op. 27. Les amis, les élèves de Chopin, réunis dans son logis parisien, s’émerveillaient des deux chefs-d’œuvre :

— Oui, dit-il, mais ils vont jouer ça comme ça.

« Ils » : les pianistes. Chopin se mit au clavier et il esquissa l’op. 27 à leur façon : car il aimait – comme, plus tard, Baudelaire – parodier ses bêtes noires. Sans doute il imita les deux mauvais styles habituels : l’affecté (espressivo narcissico) et le pédant (le piano allemand, selon lui : mais ce genre est universel). Le chemin de l’art, entre ces fléaux, est beaucoup plus étroit qu’on ne le pense : les éviter chacun, et à chaque seconde, et même entre les lignes, et sans serrer les fesses ni les dents, relève un peu du miracle.

L’interprétation de sa musique exige donc une somme inouïe de travail, de génie et de goût. Chopin peut courir qu’on le joue ainsi plus de deux fois par siècle : il est trop agréable à jouer mal. Son destin restera d’essuyer un mépris injuste – et des adulations salissantes.


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