L’île atlantique : VII

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chapitre VI

VII

Ils ne savaient pas se parler.

— C’est d’la chance que c’est l’été, disait, sombre, René Théret.

— Moi c’qui est bien c’est c’savon-là, répondait Julien Roquin. Pasqu’il a une odeur qui sent rien.

Julien se lavait plus souvent que René. Et il volait ou parlait beaucoup moins. Il n’avait aucune confiance en Théret. Et, pour Théret, Julien n’était qu’un gosse, c’est-à-dire personne.

Ce que Julien aimait, c’était le petit matin. On sortait de la cave, on voyait les pierres grises de cette maison sans toit, presque sans murs : et, devant, les salines abandonnées depuis longtemps. Ça ne valait plus la peine. Les habitants de l’île, malgré leur pauvreté, en étaient venus à dédaigner ces petits machins où quelques vieux continuaient d’évaporer, ratisser, exploiter le beau sel gris de mer. Un métier de mendiants, d’imbéciles. L’étrange, idiote et grave agriculture des cristaux. Maintenant, cela mourait.

Restaient ces champs de sel en friche que Julien, son regard coulant jusqu’à la mer dans cette aube dorée, vénérait parce que son cœur battait à cause d’eux. Des longs rectangles formés d’eau bleue ou bleu de ciel, un peu mousseuse, et de talus maigres aux herbes équivoques. Cette eau buttée dans des miroirs troublait l’enfant : habiter juste là, et juste avant la mer, et ce morceau de baraque qui ressemblait tant à la maison Roquin : mais démolie, et sans meubles et sans rages.

En ce début de juillet, l’île rendait malade : trop de bleu noir dans l’eau, trop d’or rouge et jaunâtre sur les caillasses, la terre. Trop d’oiseaux affolés de soleil et qui viennent d’Afrique, d’Océanie ? mais qui s’installent pesamment sur ces cubes de rocs avec la bedaine et la mine importante d’un curé qui déjeune. Doucement, Julien se sentait être ici de la même façon.

C’est Théret qui le gênait le plus. Julien aurait voulu qu’il s’en aille. Ce riche. Avec sa cicatrice de riche sur la joue. Julien, lui, n’avouerait pas, ne montrerait jamais les longues balafres grenues et déchirées de son dos. Il n’arrivait même pas à les suivre, le long de sa peau, en retournant les bras. Il en manquait un bout qu’il n’avait pas réussi à toucher.

En tout cas, cet enfoiré de Théret ne verrait jamais ça. Et il n’avait pas à se vanter de s’être battu avec les enfoirés de Saint-Loup. C’était des brutes : ils auraient fichu ce coup-là à n’importe qui. D’abord on ne devait pas se battre. Et si on se battait on ne cherchait pas la figure. C’est moche. C’est une lâcheté. Théret s’était cogné avec des miteux, des brutes, des salingues. Personne n’avait rien à voir avec ces salauds-là.

Ainsi Julien exprimait, à travers cette haine pour Théret, sa peur des mioches de la campagne. À qui appartenait l’île, après tout ? Sûrement pas aux gens comme Roquin. Non : l’île était à ces garçons qui pouvaient s’engueuler avec des amis à coups de couteau. Ces garçons-là, dès le deuxième cri, le premier regard, la moindre menace de correction, auraient su échapper à leurs parents. Ou le leur rendre au centuple. Bien sûr, aucun enfant de Saint-Loup n’avait le dos de Julien. Et ils ne faisaient même pas parler de leurs délits dans les journaux. Et ils rentraient tranquillement chez eux bouffer et dormir. Et ils avaient plutôt l’âge de Théret que celui de Julien.

Théret était en trop, oui, vraiment. Et il aurait dû rester chez lui. Ses parents l’avaient-ils condamné à l’eau et au pain sec, enchaîné dans une cave, fouetté à mort ? Il était parti par vanité. D’ailleurs on voyait bien, depuis, que Théret ne tenait pas. Julien se disait : « Lui il va craquer il va aller aux flics. Moi faut que j’aille ailleurs avant. »

Au début, Julien avait bien aimé Théret. Peut-être le genre vaguement catho qui donnait une impression agréable. À présent, il l’imaginait lâche et traître. La cohabitation leur pesait.

Théret se leva. Les garçons avaient chacun un lit composé d’un fort entassement de couvertures, couvre-pieds, oreillers, draps et nappes, qui provenaient, comme tout dans la cave, de cambriolages auxquels ils n’avaient pas participé. Le jour, ils tiraient les tas sous un trou d’où tombait une large lumière, et ils lisaient. Julien sortait souvent, courait les landes, le rivage, comme il faisait déjà quand il vivait chez ses parents et s’absentait de l’école. René, lui, restait vautré et bouquinait, ravagé d’anxiété. Il se masturbait beaucoup, dès les départs de l’enfant : il employait les scènes excitantes des livres policiers.

Il s’approcha de Julien Roquin et jeta par terre, sur la pile, le livre qu’il venait d’achever. Il chercha des yeux :

— Il était bien çui-là. Y en a pas un autre pareil ?…

C’était une série qu’avait apportée Marc Guillard : le héros baisait, boxait, il était riche et fort, il avait tout. On tuait sans excès. Les victimes méritaient leur sort, ou n’étaient personne. Les couvertures illustrées débordaient de nichons et de cuisses. Ça distrayait pas mal. Julien consulta le roman d’un coup d’œil et reconnut l’image. Non, lui il n’avait pas aimé cette femme-là, en slip noir.

— Ouais ils sont bien, dit-il. Mais j’crois qu’i sont tous ici.

— Alors j’ai tout lu, dit Théret.

Il bâilla, se dégourdit les pattes : la lecture abrutit. Ça ne vaut pas le ciné, la télé.

— J’ai envie d’y aller tiens. Qu’est-ce que tu lis toi ?

Julien montra l’ouvrage, qui s’appelait Pirates et capitaines. C’était un roman flibustier, un livre pour les petits, pensa Théret.

— Chez Guillard ? demanda Julien.

— Ouais.

Théret soupira. Il ne supportait pas la froideur, imperceptiblement hargneuse, que lui témoignait l’enfant. Un vrai sauvage, Roquin. Marc Guillard l’avait prévenu.

— Ça peut plus durer, dit Théret. On va quand même pas se planquer dans une cave toute la vie. Hein.

Julien haussa les épaules :

— T’as qu’à partir. Tu peux y rentrer chez tes parents toi. Tu peux essayer. Ils vont pas t’tuer non. Ils savent rien d’c’qu’on fait. Ça a pas d’rapport avec toi c’qu’on fait.

Vexant, mais vrai. Théret y avait déjà pensé cent fois. Il pouvait rentrer à la maison. Ses parents pardonneraient sûrement. Et s’il écrivait une lettre d’abord ? Ils lui répondraient, euh, en…

— P’têt si j’leur écrivais à mes vieux ? dit-il. Seulement où ça qu’ils répondraient ? C’est ça l’os.

Roquin se redressa dans son amas de couvertures et de chiffons, comme un barbare nomade :

— Tu leur dis d’mettre oui ou quelque chose comme ça avec leur nom dans le journal, si c’est d’accord. C’est ça qu’je f’rais, moi.

René réfléchit :

— Ouais mais ils diront forcément oui, pour que j’revienne. Et puis s’ils veulent me démolir après. Ou me boucler, quoi…

— Ils tapent, tes parents ? dit Julien, soudain intéressé.

— Non, on peut pas dire, non, avoua honnêtement René. Ma mère un peu, comme ça. C’est pas des vraies vaches. Non.

Julien retomba dans ses coussins :

— T’as qu’à parler d’ça avec Guillard.

— Ouais j’vais lui parler… Bon j’y vais. Eh, y a des trucs qui manquent ?

— Y a plus de pain, y a plus de moutarde, fit Julien, conjugal. Et puis pour se torcher.

— Si y en a encore ! Tout un paquet de quatre !

— Où ça ?

— Ah ben dans la cuisine. Du rose. T’as qu’à chercher. Salut.

— Salut. Oublie pas l’eau, quand tu reviens.

Ils appelaient cuisine une petite pièce de cave à soupirail, qui avait peut-être été une chaufferie. Ils y entreposaient ou y jetaient tout ce qui les aurait gênés dans la « chambre », une pièce vaste mais en partie comblée par des éboulements et en partie ouverte au dehors, à la pluie. On risquait bien de s’y réveiller mort, ou enterré vivant, un de ces jours. Sinon la cachette était bonne : personne ne devait passer par là ne fût-ce qu’une fois l’an.

En plus, la corvée d’eau potable n’était pas compliquée : on prenait une vache à eau et on montait à l’ancien sémaphore, un petit kilomètre vers Saint-Rémi. Il y avait une coulée légèrement saumâtre mais assez abondante. Ils mélangeaient cette eau avec un peu de vin ou de pernod.

Ils avaient aussi, en redescendant sur Roche-Notre-Dame, une rivière sans nom, à longues boucles désertes. Julien venait y laver son linge : car l’enfant était rude et sérieux comme une sorte d’ouvrière célibataire qui s’entretient implacablement, elle, ses tifs, sa chambrette, ses nippes, toute rageuse de vertu. Julien n’y mettait pas tant d’énergie ni d’assiduité : cependant, il avait une propreté froide d’animal à qui répugnent la boue, l’excrément, les mauvaises odeurs. Lessive et bain à la rivière ne traînaient pas.

De même, Julien s’éloignait longuement du repaire pour chier. Il suivait le rivage et cherchait un abri, l’œil anxieux, le cul lourd, comme s’il avait eu l’intention de pondre. Il disait d’ailleurs pondre pour désigner l’action de chier, parlait d’œuf pour l’étron, disait « Je vais au poulailler ».

Une ou deux minutes après le départ de Théret, il se leva à son tour. Il avait faim.

Il explora les conserves de la cuisine. Il trouva aussi le papier hygiénique : des blocs de feuilles ouatées blanches imprimées de fleurs roses comme de la chemise de nuit de grand-mère, et parfumées au muguet. Il ne sourit pas. Les choses de ce genre le laissaient incompréhensif, sans une pensée.

Le dernier ravitaillement avait été apporté par des durs que Julien et René n’avaient jamais vus. Guillard n’était pas intelligent, il exagérait. C’est une armée qu’il voulait créer, ou quoi ? Décidément, Julien en avait assez d’eux tous. Vraiment assez. Assez des petits, qui sont cons, et des grands, qui sont salauds.

Les conserves avaient été volées sur une grande échelle dans un supermarché du nord. Autre imprudence stupide. Ils avaient de l’argent, on pouvait faire les commissions tranquillement pour eux sans risque d’être pris, de parler. Pourquoi ces provocations, surtout dangereuses pour les deux fugueurs ? Julien n’avait confiance en personne ; il était certain d’être dénoncé à la première occasion. Les choses allaient trop loin, ils n’étaient plus à la hauteur. Non. Non. Partir.

Julien souleva un bocal, intrigué : on aurait cru qu’il y avait des bêtes noires dedans, des bêtes d’aquarium au ventre orangé, irrégulières comme des méduses, serrées, écœurantes. Il déchiffra l’étiquette : Tri-cho-lo-mes prétentieux. Les dégueulasses bêtes noires. Il prononça tricho comme tricheur. Et y a des gens qui mangeaient ça. Pire que le papier-cul rose. Un autre bocal était bourré de vers blancs filiformes, de la longueur de son petit doigt, et qui semblaient avoir de grosses couilles jaunes. À peine croyable. Julien ne voulut même pas savoir ce que c’était. Vraiment eux ils volaient pour se marrer.

Et naturellement René avait bouffé tous les raviolis à la tomate. Julien se rabattit sur une espèce de boîte de boulettes où il y avait écrit tomate aussi. Il mangea froid. C’était mou. La sauce, oui, était à la tomate. Il se promit d’aller tout doucement — il était un peu tôt — lever ses lignes dans les rochers.

Auparavant, pourtant, il chercha dans un trou des décombres une chose qu’il y cachait pour lui seul : un flacon d’acétone. Il s’en versa sur une manche et, la portant à ses narines, il se soûla violemment des vapeurs. Juste un coup, jamais deux. Puis il partit à la pêche, les yeux piqués de soleils gris par milliards. Il aspira l’air de la mer. Il retrouva la vue.

— Tiens on n’a qu’à entrer là, ma chérie ! dit la vieille madame Salorde. Ils en auront sûrement !

Yolande Salorde suivit sa grand-mère dans la papeterie-librairie. Aussitôt madame Salorde poussa un gémissement stupéfait :

— Mariette !… Mais je ne me trompe pas, mon Dieu : c’est vous ?

— Madame Salorde ! Ça quelle surprise ! Ça alors ! Quand même !

— Ça alors ! C’est vraiment vous ! Mon Dieu ! Je me trompe pas !

— Ça alors !… Mais vous savez que je vous aurais pas reconnue, avec cette petite fille ! s’écria Mariette Péréfixe.

— Ah moi si moi si Mariette ! s’écria madame Salorde, vous pensez ! Comment s’y tromper ! Mon Dieu !

— Oui, oui, dit madame Péréfixe. Mais qu’est-ce qui vous amène donc dans notre quartier madame ? C’est pas un quartier, hu, il faut bien le dire ! Avec toutes ces usines ! Quand même !

— Allons allons, gronda madame Salorde, elles sont très bien vos usines ! Très bien !… Mais vous ne m’expliquez pas pourquoi vous voilà, oh là là, mais une libraire, ma foi ! Il faut bien le dire ! Et tous ces, ce… les articles de bureau ? Ah c’est très bien. Très très bien ! Très bien !

— Mais vous m’expliquez toujours pas pourquoi vous voilà, madame Salorde, dans notre vilain quartier, hu ! Quand même !

— Mais figurez-vous justement que nous sommes venues pour une usine ! Figurez-vous ! Pour cette chérie !

— Voyez-vous ça ! dit madame Péréfixe. Mon Dieu ! À son âge ! Mais quel âge a-t-elle donc, à propos ? Elle est déjà grande, on dirait ! C’est votre petite-fille alors ?

— Depuis huit ans ! s’exclama madame Salorde sur un ton d’indulgence émue. Huit ans mon Dieu !

— Ah, elle a huit ans. Ah très bien. Ah mais elle n’est pas encore trop grande pour huit ans. Ah non quand même.

Madame Salorde fit un signe de dénégation en portant un mouchoir à sa bouche comme si elle allait tousser. Elle était, en réalité, essoufflée d’étonnement. Elle réclama une chaise :

— Ah !… Ah !… Mon Dieu !… Ah !… Rhh… Ah !… Merci, Mariette, merci !… Ah !… Si j’avais pensé !… Non, pas huit… Ah !… Et nous passions comme ça, par hasard pour ainsi dire !… Ah !…

Madame Péréfixe lui proposa un verre d’eau.

— Non, non, ma petite !… Ça va passer !… Pas huit ans… Vous… Huit ans. Vous ! Vous !… Pas elle !

— Mais oui mon Dieu maintenant que vous me le dites : huit ans ! Ça doit bien les faire ! Quand même !…

Mariette Péréfixe raconta en quelques phrases les tribulations qui l’avaient conduite de l’office de madame Salorde à la noble profession de libraire. Un mariage, oui. Elle avait un enfant.

Madame Salorde voulut voir l’enfant. Elle portait une sincère affection à ses gens et n’arrivait pas à comprendre comment elle avait pu rester huit ans sans nouvelles de Mariette. Toutefois, il y eut un froid quand elle sut l’âge — neuf ans passés — du bambin. Mariette l’avait donc eu quand elle était à son service ? Tiens. Mais comment ?… Madame Salorde se garda de relever ce détail.

— Mais non ! dit soudain madame Péréfixe. Puisqu’il a neuf ans mon môme ! Madame Salorde !

— Eh bien oui, quoi ? Que voulez-vous dire ? répondit prudemment la vieille dame.

— Eh ben c’est ben la preuve que je suis partie y a bien neuf ans passés, oh là là ! Au moins !

— Mais oui, mais bien sûr ! approuva vite madame Salorde.

— Neuf ans passés, oh là là ! Au moins ! Quand même !

— Mais quel-quel-quel-quel trésor ! Mais queeel trésor !… bégaya madame Salorde, renonçant aux arithmétiques compliquées des grossesses de bonnes. Elle en avait eu, oh, tellement.

Marie-Antoine venait d’apparaître, joli, et faisait gracieusement le nigaud. Sa mère l’inspecta, l’admira et s’approuva tout ensemble, et soupira tendrement :

— Quand même !…

— Quel trésor ! répéta madame Salorde. Elle n’en revenait pas qu’un gosse de bonniche puisse être si bien, si bien. Le mari devait être très, très bien. Certainement. Certainement.

— Et comment tu t’appelles mon chéri ? dit madame Salorde en attirant l’enfant par les deux mains devant la chaise où elle était assise. Comme il sentait bon l’enfant lisse !

— Marie-Antoine ! gazouilla Marie-Antoine, avec un bon petit air très intéressé par l’occupation de dire son nom à la vieille madame.

Il sourit. Très jolies dents. Très bien. Très bien. Délicieux sourire. De tout premier ordre. Très jolies manières. Le père, bien sûr.

— Marie-Antoine ! Mais c’est un très joli prénom mon chéri !

— Oui ! dit Marie-Antoine, béat. C’était son opinion.

— Quand même !… soupira d’admiration madame Péréfixe.

Yolande Salorde s’était rapprochée, son doigt au nez, pour mieux voir le grand garçon de neuf ans. Il n’avait pas tellement l’air d’avoir neuf ans, d’abord. Ensuite (Yolande pressentit implacablement cela), ça devait être un fameux dadais. Elle eut envie de lui pincer les cuisses. Marie-Antoine les portait nues jusqu’à mi-hauteur, blanches, blondes, potelées et brillantes : juste le genre qu’on pince pour faire des gros bleus (pensa Yolande).

— Et cette petite fille, comment s’appelle-t-on ? Si j’ose me permettre !… dit, mutine, madame Péréfixe.

— Vous pensez ! dit, bonne femme, madame Salorde. Elle mangeait des yeux toutes les parties nues de Marie-Antoine, et mourait d’envie de lui retrousser les manches. Les exquises petites mains. Neuf ans ! Mon Dieu ! Mais on dirait un tout-petit ! Si joli ! si potelé ! si risettes ! Peut-être un peu nouille, mais personne n’est parfait, mon Dieu, hélas ! D’ailleurs quand on pense à ce que nous devons aux gens intelligents, les bombes, les pilules, la viande aux hormones… mon Dieu oui, le temps détraqué, on finit par se dire… (Madame Salorde n’émit pas ces idées à voix haute.) Tu le dis ton prénom ma chérie à Mariette ?

— Marie-Antoine ! dit coquettement Marie-Antoine, docile : mais il n’avait pas bien suivi.

Madame Salorde rit, lui balança les mains :

— Allons bon ! Pas toi mon chéri !… Toi, ma chérie ! Toi Yolande !

— Quels chéris, quand même ! fit madame Péréfixe.

— Non ! répondit Yolande.

— Allons chérie, ah ne fais pas la tête Yolande, chérie ! Ce n’est pas poli voyons ! Mariette peut bien savoir ton nom, allons !

— Non, répéta Yolande.

— Yolande ma chérie ? Tu sais que c’est très mal de dire non ? Dis-leur ton prénom enfin ! Tu sais bien celui du petit garçon !

— Non ! réitéra Yolande.

Madame Salorde gronda :

— Eh bien on le saura pas, c’est tout. Et on sait que tu es une petite fille très mal élevée, et Marie-Antoine un très gentil petit garçon. Tu m’entends ? Vilaine. Comme c’est vilain d’être têtue !

— Non ! dit Yolande.

— Laissez ça fait rien ! supplia, vexée, madame Péréfixe.

— Elle s’appelle comment ? demanda, curieux, Marie-Antoine à la vieille madame qui lui avait soudain lâché les mains — le trouvant, à la réflexion, beaucoup plus grand garçon que prévu.

— Ah tu vois, Yolande, le petit garçon qui est si gentil il veut lui aussi le savoir ton prénom !… À lui non plus tu lui dis pas ?

Yolande, déconcertée par l’argument, hésita.

— Ah ! Yolande, tu vois ! Tu vas le dire ton prénom au petit garçon ! dit madame Salorde.

— Ah ! Oui ! Yolande le dira ! Oui la chérie ! Quand même ! dit madame Péréfixe, attendrie, humiliée.

— Ah ? Elle s’appelle Yolande ? demanda Marie-Antoine.

— Yolande ! dit madame Salorde. Tu entends que le petit garçon il veut savoir si tu t’appelles Yolande ? Tu le lui dis alors ? Hein ? Chérie ! Tu finis juste ma phrase : tu t’ap-pelles…

— J’sais pas, dit Yolande, qui retira le doigt de son nez.

— Allons ne fais pas la sotte à présent, allons ! dit madame Salorde. Tu sais très bien comment tu t’appelles. Allons. Tu répètes après moi : je-m’ap-pelle…

— Mémé ! déclara Yolande, boudeuse.

Quand est-ce qu’elle aurait le droit de pincer le garçon bête ?

Madame Salorde renonça :

— Et voilà !… Et voilà l’éducation aujourd’hui ! À six ans passés on ne peut même pas leur faire dire leur nom ! Mais autrefois à deux ans ! À deux ans !… Mais de nos jours tout est en retard.

— Ah là là. Faut dire ce qui est : avec leur progrès… soupira madame Péréfixe.

— Je suis de votre avis, Mariette. Il faut dire ce qui est. Avec leur progrès, mon Dieu !…

— Qu’on en a les oreilles rabattues ! Quand même !

Marie-Antoine regarda les oreilles de sa maman. Non, non. Elles étaient placées comme d’habitude. Elle avait dû vite, vite les redresser pour écouter madame Salorde. Il l’imita.

— Allez va choisir un découpage ma chérie. Vous avez des découpages Mariette ?

— Quand même !… protesta madame Péréfixe.

Elle envoya son fils montrer la pile au fond. Yolande eut les yeux allumés.

— Mais je vous jurerais pas qu’on en a des usines vous savez, ajouta Mariette Péréfixe. Par ici les gens… Ah c’est un métier qu’est dur ! Si on avait pas l’école tout près. Quand même !

— Une usine ! Suis-je sotte, mon Dieu ! Oh, comme on est parfois sotte, oh, vous me direz ! s’exclama madame Salorde.

— Faut dire ce qui est, dit poliment madame Péréfixe. C’est comme les animaux, on a beau les aimer, faut dire ce qui est, il y a des jours. Hein, comme on est. Comme on est.

— Faut dire ce qui est : et même les enfants, dit madame Salorde, baissant la voix. C’est un fait, Mariette, oh ! oui : les enfants.

— Et même les enfants, faut dire ce qui est, c’est un fait, madame Salorde, oh oui ! dit Mariette Péréfixe. Oh mais même lui il la prend bien sa petite calotte de temps en temps, c’est un fait !

— Mais oui, oh ! mais oui : que voulez-vous ?… Mais je vous disais, ah… Oui, l’usine. L’usine ! Ce n’était pas pour un découpage, hi, hi, mais non ! Est-on sotte quelquefois !

— C’est un fait, madame, c’est un fait. Ah ce n’est pas une usine ? Ah voyez j’avais cru que…

— Ah voyez comme des fois on croit que… Mais non ! Une usine.

— Faut dire ce qui est. Une usine. Mais oui ! dit Mariette.

— Mais non : voilà. Figurez-vous que son oncle, mon fils, le frère de son père, mon fils, à cette petite fille…

— Yolande ?

— Mais oui ! Mais vous vous souvenez d’eux allons.

— Mais oui ! Mais je me souviens d’eux. Quand même !…

— Et justement…

Yolande se faisait montrer les découpages tout en visant l’endroit où elle pincerait.

Enfin, se mordant la lèvre, elle attaqua.

— Hi ! fit Marie-Antoine, très étonné. Il se frotta.

— Con, dit Yolande.

— … Ah mais bien sûr ! Mais est-on sotte, c’est un fait.

— Et voilà !… L’usine de son oncle. Tous ces grands machins…

— Que votre fils a rachetés à Hermant.

— Et voilà. Et voilà. Oh, une bonne affaire, oh ! oui !

— Et voilà. Et c’était pour lui montrer. De son oncle.

— Con.

— Aïe. Aïe.

— Tu trouves un découpage chérie ?

— Marie-Antoine tu trouves un découpage pour mademoiselle Salorde ?

— Pensez : mais Yolande, dites Yolande ! Une enfant…

— C’est un fait, une enfant. Mais je ne me permettrais pas…

— Chut là c’est ma goulotte. Non la touche pas ! T’es petite !

— Fais voir.

— Non faut pas la toucher. Je montre mais tu la touches pas.

— Con.

— Mais elle ne boude plus la chérie. Mais quel chéri votre chéri Mariette quand j’y pense, oh ! Mon Dieu ! Il est — exquis !

— Je me disais aussi l’usine Hermant. Alors votre fils…

— Tout premier plan, oh ! oui. J’ai dit à son oncle, mon fils, je vous dis, mon fils, lui ai-je dit, ton frère, mon fils, m’a dit qu’il t’enviait furieusement, je ne vous dis que ça. Une affaire !…

— C’est un fait. Je vous dis, je me disais aussi l’usine Hermant. Vous comprenez : dans un quartier d’usines.

— Mais oui ! Mais voilà ! C’est le tout ! Vous en savez plus long qu’eux tous ! Quand on habite…

— Faut dire ce qui est : quand on habite. C’est le tout.

— C’est ce que je me dis, je vous dis : plus long qu’eux tous.

— Escargot. C’est pas beau, dit Yolande. Elle pinça.

— Aïe ! Pas là pas là ! Aïe ! Aïe !…

— Mais comme ça m’a fait plaisir ma petite Mariette ! Enfin…

— Quand même !… Vous pensez ! Quelle surprise !

Madame Salorde allait récupérer sa petite-fille : et elle aperçut soudain, à travers la vitrine, une silhouette à pied qu’elle crut reconnaître. Mais qui était-ce donc ? Le fils de… de… ah… mais ce garçon, là, qui s’est enfui de… de chez… Mais c’est René, René Théret ! Mais absolument. Ahurissant. Mais c’est donc qu’il est rentré, l’enfant prodigue, chez ses parents ? Le scandale, le… ?

Madame Salorde se promit d’aller sur-le-champ à l’épicerie Théret. Elle profiterait de la voiture de son fils, un employé la conduisait. Elle appela Yolande.

— Con.

— Chérie, voyons ! Yolande ? Tu as trouvé ce que tu voulais ?

— Goulotte.

— Aïe ! Aïe !

Marie-Antoine disparut en courant dans l’arrière-boutique. Encore un qui ne sait pas dire au revoir, pensa madame Salorde. Mignon, enfin presque : mais aucune éducation. Le côté bonniche qui ressort. La caque sent toujours le. Tel père tel f.

— Enfin, Yolande, arrive, ma chérie : nous devons partir !

— Crotte. Con. Goulotte.

— Yolande ! Oh ! Mais quels vilains petits mots chérie, oh ! Sois gentille, arrive maintenant. Apporte ton découpage à la dame.

Guillard montra à Théret que tout allait bien et le fit monter dans sa chambre :

— Et comment il va Dracula ?

— Tu parles il fait chier, dit René Théret.

— Quoi i t’la touche ? dit Guillard, qui mangeait à tous les râteliers et n’avait pas profité du désarroi de Théret.

— Fais pas l’con ! dit René. Il fit ce sourire amer de cinéma qu’il avait dû attraper à force de regarder des vieilleries à la télé et de s’y identifier, malgré ses treize ans.

— Quoi… Vous vous branlez pas ? Pédale ! Avec Julien ?

— Mais t’es louf !

Théret avait horreur qu’on lui parle de choses pareilles. Ce qui était « sexuel » lui semblait soit une saleté comme d’avoir du jaune dans le slip, soit une corvée future comme d’aller un jour à l’armée. L’air gourmand et rieur de Marc Guillard lui fichait une honte à en trembler jusqu’à l’intérieur des os. Sa moelle froide, grise et rouge, comme chez le boucher.

— Quoi j’sais qu’s’branle vachement avec tout le monde ! affirma Guillard.

Par humanité, il prêtait des vices.

Théret, l’air terriblement las, secoua son chef. Non.

— Ça t’manque ? dit Marc. On essaye un coup ?

— Si t’en es, même toi… murmura Théret, funèbre. Non bon tu crois que… Et tous les risques pour venir ici…

Il fit un grand masque accablé des péchés du monde : il avait une peur horrible que ce salaud de Guillard lui mette la main : et il avait une honte plus horrible encore de sa toute petite queue. Car il aurait voulu être supérieur.

— C’est guéri, dit tendrement Guillard, donnant un coup de menton vers la balafre de René. Il eut un sourire de peloteur.

— Ouais… ouais… ffff… ouais… grogna ou souffla Théret, vieux héros couturé qui, à la fin, comprend que la guerre, peut-être… (Cependant, nous fûmes braves.)

Grimé de dimension humaine, il dit pesamment :

— Tu vois Guillard… Tu vois… Au fond, à la fin… J’crois qu’on a été con. Pourquoi on a fait tout ça ?

Marc Guillard, trop heureux pour être honnête, fut ennuyé de la question ; leur manie de se prendre au sérieux.

— T’es pas un peu cureton ? Qu’est-ce qu’i t’arrive ?

Théret comprit qu’il était maladroit : Guillard aimait déconner, il fallait l’attaquer par ailleurs. Un inconscient.

— Non mais ça peut pas durer Marc écoute, dit-il.

— J’te dis pas, fit Guillard. Quand c’est flambé on va autre part. C’est pas les endroits qui manquent. Tu veux retourner chez ta maman, Poupette ?… Non, pardon. J’te traite pas d’fille.

Guillard était salaud, il inventait des arguments juste à mesure qu’on lui faisait des objections. Il n’avait jamais, auparavant, parlé de départ, d’exil, ni d’avenir.

— T’as pas parlé de partir, non quand ?

— Ah mais si maintenant, dit Guillard. Personne avait dit qu’les deux vioques non plus… etc… Vos conneries quoi !

— Mais où ça ?

— Oh c’est pas la question. On peut rester là. Moi j’resterai.

René Théret se sentit un adulte, un père. Guillard était trop agaçant. Théret dit, d’une voix dure :

— Depuis quand tu fais le chef ? Depuis nos conneries, comme tu dis. Avant y en avait pas. Ça t’a arrangé on dirait…

— J’ai l’air d’un chef ? Merde ! dit gentiment Guillard. Ça fait des semaines qu’on se défonce pour toi et Roquin, et toi tu me racontes qu’on te fait chier ? J’t’encule oui.

— Moi ça m’intéresse plus. J’ai compris. Fallait qu’j’te voie. Mais ça y est. Compris. Allez, salut. Moi : terminé.

Guillard se leva, fit l’étonné :

— Écoute René. Qu’est-ce tu vas foutre ?… Tu r’vas là-bas ?

Théret fit son sourire mécanique de vieux héros amer :

— T’inquiète pas, j’vous dénoncerai pas.

Il sortit.

Il était très gêné. Il n’était pas venu voir Guillard pour rompre avec eux tous. C’est le… le rôle qui l’avait saisi tout d’un coup. Il fallait faire cela, jouer cela. Ça vous prend et il n’y a plus qu’à obéir. Maintenant il ne pouvait plus rentrer au repaire — ni plus jamais revoir aucun d’entre eux. Il était seul. Il n’avait rien à faire de cette solitude. Il avait joué un rôle : mais où étaient les spectateurs, l’approbation, la récompense ? Non. Rien. Personne. On ne joue pas tout seul. Il faut au moins des ennemis : Théret décida de rentrer à la maison. Il retrouverait sa peau, son âme. Ses parents.

Jean Roquin se souleva de la Fouilloux. Il l’avait sentie vieille en jouissant, tout à coup. Elle lui inspira une répugnance. Il aimait les gamines parce qu’elles n’avaient jamais l’air de jouir. Un gémissement de douleur, ou même d’agacement, l’excitait : mais l’air d’être satisfaite lui donnait envie de frapper. Oui, Claire Fouilloux, avec ses orgasmes de mémère repue, avait vieilli : elle se tapait sa petite friandise, désormais, son zonzon.

Elle redevint fillette une fois debout. Jean Roquin se dit qu’il l’enculerait volontiers. Qu’elle garde l’air enfant. Accepterait-elle ? Lourdement, il lui fit :

— Tu sais qu’ça, là, ça vaudrait mieux ? Avec les pépins.

Il retira le doigt avant qu’elle proteste. Il détestait la merde. Il avait touché un cul fondant comme une bouse, et un anus gras et large, pâteux.

— Non mais ça va ça t’suffit pas ? grogna Fouilloux.

— Non ça me suffit pas, dit Roquin, que cette résistance indécise excita.

— Fais chier, fais chier, tu fais chier à la fin papa.

— Quoi. Quoi. Eh quoi.

— Ah merde ! Assez !

Ce cri rappela à Roquin les hystéries de sa femme. Il eut un geste théâtral.

— Et merde toi donc. Et merde ! Et on en a assez de toi aussi, figure-toi ! On t’a assez vue ! Putain. Et c’est de ta faute à la fin toute cette saleté. On a pas besoin de toi. On a pas besoin de toi. (Son doigt devait sentir.)

Décontenancée, Claire hésita. Roquin ne lui avait pas encore donné l’argent. Mieux valait qu’elle surveille sa langue, de peur qu’elle n’ait rien. Quand on est dans le commerce, on n’engueule pas le client : ou alors il faut choisir le moment et la personne. Elle dit :

— Qu’est-ce que j’t’ai fait ?

— Tu dis merde, assez, dit Roquin.

— Ça peut arriver, vous êtes marrant. Vous croyez toujours qu’on est toujours… enfin…

— J’te dis pas. Mais tu peux quand même dire juste correctement, convenablement quoi

— je paie merde ! — convenablement, quoi, si ça te va ou pas.

— Non pas ça, dit Fouilloux. Le p’tit non. Ça non.

— T’avais qu’à le dire tout de suite comme ça, dit Roquin. Là t’as le droit. Là c’est normal. Là j’critique pas.

— … Alors on se voit quand ? dit Fouilloux, fatiguée.

— Ah… dit Jean Roquin, que la question surprit, et qui y vit aussitôt un pouvoir que Claire Fouilloux lui offrait. Ah… Ma petite fille ça dépend de toi… Combien. Tu vois.

— Le p’tit j’en prends pas j’te dis.

— Eh ben merde et va te faire enfoutre par qui tu veux.

Fouilloux n’eut pas le cœur de répondre. D’ailleurs elle avait un rendez-vous d’une sorte inhabituelle, en ville, chez un particulier. C’était la première fois qu’elle allait travailler à domicile. Un vieux veuf, un monsieur… Vuillard ou Couillard ou Fouillard ou… Quelqu’un. Toujours le même genre, évidemment. Elle l’avait eu par le père Magnin, un gros plombier, impuissant, voleur, qui suçait. Il adorait les ragnagnas, monsieur Magnin. Il avait les moyens pour ça, avec ce que ça rapporte la plomberie ; surtout les réparations. Le père Gouillard ou Fuyard ou Bouillard était un de ses confrères, un peintre en bâtiment.

— T’es sûre un petit coup tout de suite ? murmura Jean Roquin en tapant de la bite à la raie de Fouilloux.

Elle faillit hurler, griffer ; réfléchit tout à coup ; avait trouvé le gros gland caoutchouteux, bonasse ; demanda trois cents francs pour cette spécialité ; les obtint ; debout, se cambra.

Madame Théret se dressa, stupéfaite, à son comptoir :

— René ? Toi ?… Tu viens pour nous tuer ou pour coucher ?

Ce ton mit les larmes aux yeux de René Théret. Sa mère l’ayant rejoint au milieu du magasin vide, il lui tomba entre les bras. Cependant, larmoyante aussi, mais rude, elle insista :

— Tu rentres, ou tu passes ?…

— J’rentre, dit René. J’rentre m’man.

Il n’était pas certain d’être pardonné à si bon compte. Les parents, c’est rancunier, inquisiteur. Le retour ne coûtait rien, mais la suite ? Il s’imagina presque remis à la police — tous aveux accomplis — par ce dragon de vertu.

— Je vais pas te dire qu’on t’attendait, affirma madame Théret. Ton père n’est même pas là. Tes sœurs sont à l’école. Je viens juste d’ouvrir. Je vais refermer un peu. Tu as peut-être quelque chose à me dire, non ? Au fait non, bien sûr.

Elle chercha, dans un tiroir, l’écriteau « Fermé pour maladies » que son mari avait, en ce français curieux, calligraphié à l’encre de Chine sur un bristol. On fixait cela à la vitre de la porte avec un peu de scotch. Ce n’était guère malin, pour des marchands de nourriture.

— Tu joues plus du schlass ? demanda madame Théret dans son argot désuet, quand les poignées furent ôtées.

— Du quoi ?… dit René, penaud. Il ne comprenait vraiment pas. Seul le ton canaille, presque indécent, le touchait.

— Ne fais pas l’enfant de chœur, dit Louise Théret. Tiens, viens dans la cuisine, on sera aussi bien. J’ai soif. Il y a de la bière. Tu en veux ?

Une triste bière familiale, fade, éventée, au litre.

— Un surin si tu préfères, reprit madame Théret.

René ne comprenait toujours pas. Sa mère but :

— Ah… Ah… Comment, l’Surineur, ça te dit rien ? Eh ben, tu lis pas grand-chose, pour un truand. J’sais bien qu’le lycée…

— L’Chourineur ! dit soudain René, qui se rappela le livre.

— Ah mais c’est toi qu’as raison ! reconnut, satisfaite et sèche, madame Théret. Le Chourineur. Mais oui. C’est moi qui m’gourrais. Enfin bref, chourin ou surin, c’est fini ?… Plus de cinéma ?

— Oui, murmura René. Moi, j’en ai jamais eu, t’sais.

— Juré ? dit madame Théret. Au moins ça : juré ?

— Oui, dit René.

— Combien de morts ?… Je suppose qu’y a des morts. Allez.

Cette question, qui n’était que théâtrale, coupa les jambes à René. Il fut livide. Sa mère aperçut tout cela. Elle prit René en face, mais sans le toucher :

— Quoi, y en a ? Y en a ? C’était trop beau, y en a ?…

— Deux, dit René.

Cependant, il avait répondu très bas et comme dans un toussement. Madame Théret entendit « euh », fronça le sourcil et répéta, d’une voix plus aiguë, plus tendue :

— Quoi, euh ?… Oui ? Ou non ?… Tu m’inquiètes René. Réponds.

René Théret se rattrapa de justesse :

— Non, bien sûr. Non. Pourquoi tu voudrais que.

Madame Théret, soulagée, prit un masque scandalisé :

— Ah ben t’avais plus qu’à me dire oui ! Ah ben t’avais plus qu’à m’dire ça ! T’es encore dans ton film toi décidément.

— Tu sais — dit-elle encore — que c’est trop grave pour une calotte et t’es trop jeune pour c’que ça mérite. Tu le sais ?

René, piteusement, reconnut sa culpabilité, l’indulgence du juge maternel, la grandeur d’âme théresque. Il eut le droit d’aller cacher sa honte dans sa chambre. Il s’y sentit plus humilié qu’un chien qu’on rejette à coups de seaux d’eau. Obsédé de soi, il n’aperçut pas la chiennerie de sa mère (elle avait joué à la perfection) et ne se reprocha que sa propre lâcheté. Il avait de la merde jusqu’aux yeux maintenant. Il eut envie de repartir. Il pleura, ligoté, perdu. Sa chambre était rangée, même les livres ; son lit fait.

— Salut ! fit gaiement Marc Guillard. Ben c’est la journée ! Grouillez-vous d’entrer !… Ah j’suis content ! Alors ?…

Il tourna le verrou, et fit monter les garçons dans sa chambre. Ils n’étaient jamais venus.

— C’est ta chambre ça ? demanda Pellisson, stupéfait.

— Oh t’as perdu qu’qu’ chose ! indiqua Viaud en montrant, derrière eux, une marche de l’escalier.

Marc ne se laissa pas prendre : il lui saisit voluptueusement une fesse :

— Quand c’est qu’on s’marie, Mille-pattes ? T’as un beau cul t’sais.

Viaud esquiva :

— Ça s’rait pas toi, dit-il, qu’as inventé la poudre à couper l’beurre, non, l’fil à éternuer ? Si, c’est lui ! Il…

Guillard voulut offrir des rafraîchissements. Il descendit à la cuisine. Il y surprit son père, qui était là, très dépeigné, en slip, en chaussettes et en chemise.

— Oh pardon p’pa ! dit Marc. Tiens t’es là ?

Monsieur Guillard était gêné :

— Oui je rentre de, euh, chez Magnin. Faut que je me décrasse, tu vois. Une bonne douche. Et d’abord le white spirit.

Marc sentit que son père mentait. Il ne portait d’ailleurs aucune trace de peinture. Il s’était certainement fait couper les cheveux le jour même. Et pourquoi aurait-il travaillé chez Magnin ? Il prévenait Marc de tous ses chantiers.

— T’as des visites toi on dirait ? fit monsieur Guillard.

— Ouais. Les copains, tu sais. À c’t’heure-là.

— J’avais bien entendu. Je peux être tranquille en bas j’espère ? Vous aurez besoin de rien ?

— Dans la cuisine, p’pa ? demanda Marc, intrigué.

— Oui, ou la salle à manger, enfin : en bas.

La chambre de monsieur Guillard était au rez-de-chaussée, derrière la salle à manger justement.

« Toi tu t’es ramené une pute », pensa Marc.

Cela arrivait, mais très rarement : et jamais dans la journée.

— Je monte la bière et des verres, d’accord ? dit Marc.

— Oui oui, bien sûr… Je suis fatigué tu comprends.

— Oui p’pa. Tiens j’prends à bouffer tant qu’j’y suis.

Monsieur Guillard, penaud, patient, attendit passivement que son fils ait terminé.

« Il a dû venir lui chercher des glaçons. » Marc, dans l’escalier, entendit le bruit de la glace qu’on fait craquer et tinter.

— Mon père en bas il s’envoie du boudin ! annonça-t-il aux garçons en rentrant dans la chambre.

Viaud renifla :

— Il bouffe ça cru ?

— C’boudin-là si tu le cuis je te promets qu’il va râler ! dit Guillard. C’est pas du boudin de porc !

Ni Viaud ni Pellisson n’avaient compris. Guillard s’expliqua plus clairement quand la porte fut refermée et qu’il eut indiqué aux garçons qu’on parlerait à mi-voix.

Mais les amours du père Guillard n’intéressaient pas les visiteurs de Marc. Celui-ci proposa du pain, du beurre, du pâté, un saucisson à l’ail, et fit mousser la bière dans les grands verres à moutarde en forme de chopes. Pellisson dit qu’il aurait préféré du lait ; Guillard jugea imprudent de redescendre :

— On va l’trouver la bite dans l’beurre l’salaud !

— L’beurre il est ici, dit Viaud.

Les garçons expliquèrent pourquoi ils étaient venus. Hervé Pellisson prétendit qu’il avait des remords d’avoir enrôlé les trois petits : Viaud, Péréfixe et Lescot. Les choses, ici et là, tournaient trop mal. Les journaux parlaient d’une vague de délinquance sans précédent. Nul n’avait encore compris qu’il s’agissait d’enfants aussi jeunes : mais à présent la police commençait à enquêter pour de bon, les reporters s’intéressaient, et si ça continuait on aurait la télé.

— On pourra pas s’cacher si y a la télé, affirma Alain Viaud, comme s’il parlait de l’œil de Dieu. Ils rirent.

Quand même, c’était sûr que si la télé se dérangeait, les flics feraient du zèle. D’autre part, selon Pellisson, les relations que Guillard avait nouées avec divers voyous les compromettaient tous. Il était déjà devenu impossible de démêler, parmi les faits divers qui scandalisaient l’île, ce qui revenait aux uns et aux autres. Il était temps que les petits gamins se tirent les pattes.

— Et toi avec ? dit Guillard.

— Au début on se marrait. Maintenant c’est plus marrant, dit Pellisson. Ceux qui s’arrêtent pas ce coup-ci ils vont plus en sortir. Tiens : et Julien Roquin ?

Guillard dit ce qu’il savait. Il ne raconta pas le lâchage de Théret. L’isolement de Roquin, là-bas, au repaire, l’empoisonnait. Il n’imaginait pas le garçon se tapir dans ce trou sans compagnon, sans aîné. Pas même une nuit. Marc aurait dû aller voir immédiatement, et mettre au point une autre solution. Le ramener ici ?

— C’est pas ceux de Saint-Loup qui ont volé une bagnole devant la cathédrale ? demanda Hervé Pellisson. T’as tort d’aller avec eux.

— C’est peut-être eux, oui. Mais moi j’les connais plus.

— C’était des salauds. Ils foutaient la merde. Et ceux de Roche-Notre-Dame aussi !

— Non. Pas eux. Pas du tout, dit Guillard. Ils sont bien.

— Ça te regarde. Je te dis que nous, avec les petits là, c’est fini. C’était moche au fond. Un peu dégueulasse !

Le repentir, l’air écœuré d’Hervé Pellisson étaient feints. Il adorait le vol, les aventures. C’étaient les bagarres, les durs, les engins à moteur qu’il craignait. La violence. La police. Désormais il fallait que sa bande petite-bourgeoise et puérile soit complètement séparée de Marc Guillard.

Celui-ci ne se vexa pas. Pellisson ne servait pas à grand-chose ; les mioches, malins mais trop bavards, étaient un danger permanent ; enfin Guillard devenait ambitieux. Ses projets prenaient de l’envergure. Il rêvait d’un hold-up, avec de vraies armes — et de vrais millions à la clef. Il hésitait entre une banque et une caisse d’épargne presque voisines, rue Jonathan-Swift (c’était la luxueuse rue piétonnière). Il mûrissait prudemment ce projet, n’en parlait à personne, récapitulait sur des bouts de papier qu’il brûlait aussitôt. Le problème le plus ardu : ses troupes. Il ne devait pas s’associer à des garçons plus âgés ou plus aguerris que lui, peur d’être évincé. Il avait compris qu’il ferait une sottise s’il s’accointait avec des voyous « durs » : mais aussi s’il entraînait des mioches. Il regrettait la défection de René Théret. Celle de Pellisson et de la bande à Lescot était plutôt un avantage, au contraire.

— On a descendu personne. On a pas fait de mal, remarqua-t-il. Qu’est-ce que tu vois de dégueulasse, Hervé ?

Hervé n’était jamais en peine d’une bonne récitation de principes moraux. Il en débita. Ça lui allait à la figure, à la voix, c’était le genre bon fils.

— T’es une vraie bigote ! critiqua mollement Guillard. Ah les pauvres vieilles dames comme tu dis ! T’as chialé après ?

— Oui forcément ! assura Hervé. On est obligé d’y repenser. Des fois ça me réveille en dormant, j’ai peur !

— Elles reviennent te bouffer les fesses, dit Guillard. C’est vicieux les vieilles ! Tu vois elles attendaient que d’être claquées pour aller te passer des branlettes ! Des pompiers fantômes !

— Et l’autre vieux là !… dit Pellisson, tout scandalisé. On a pas été gentils avec !

— « On a pas été gentils avec » ! imita Marc Guillard. On l’a même pas attaché ! Qu’est-ce qu’i te faut ! Et il est pas clamsé non ?

— Non. Mais qu’est-ce qu’il a eu peur… Non c’est mal. C’est mal. C’est terrible d’avoir entraîné des… enfants.

— Des enfants ! ricana Alain Viaud.

— Oui, dit Hervé, solennel. Tu verras quand tu seras grand, Viaud. Tu verras que j’avais raison… T’aurais envie qu’on tue ta grand-mère, même de peur ?

— Ouais. J’aurais envie, dit Alain. Quand ça ? Moi je lui f’rai peur. Après on la tue s’i faut, en plus.

Les deux aînés rirent de sa méchanceté.

— Et ensuite ? reprit Pellisson, accusateur. Où t’iras toi ? Où t’iras ? À l’Assistance publique ? Tu seras tout seul !

— Oui, dit Viaud. Il fronça les sourcils et loucha plus fort, en regardant au vague. On lui parlait souvent de l’orphelinat. Ça lui pendait au nez. Il aurait bien tué la vieille Viaud, pour qu’elle soit punie de l’exposer, lui, à cela. Il ne se laisserait sûrement pas mettre en prison.

— Oui. Faut la tuer, répéta-t-il. J’irai chez toi Paillasson.

Guillard surprit soudain un bruit de porte qu’il connaissait bien : la baraque Guillard, coincée entre deux belles maisons anciennes, donnait d’un côté sur la rue et de l’autre sur un passage aveugle — qu’on pouvait cependant observer par une imposte, près de la chambre de Marc, sur le palier en mansarde.

— Ramenez-vous ! dit-il. Vite ! On va voir la poule à mon père. Il la sort par-derrière !

Il emporta une chaise et y monta :

— Tiens. Non. C’est lui qui sort tout seul. Elle attend peut-être qu’il fasse le guet… Non… Il se tire. Il est en costard. Ça alors. Ça… J’ai envie d’aller voir en bas si elle y est ou si y avait personne. Ça !

Monsieur Guillard, en effet, son plaisir pris, avait eu un problème de trésorerie : il n’avait pas assez d’argent en espèces. Sa compagne était d’une gourmandise imprévue. Il était contraint de passer sans délai tirer des billets à la banque.

Marc Guillard descendit l’escalier de vieux bois. Il était prodigieusement habile en l’art de ne pas faire grincer les marches. Et cet escalier-là aurait mérité d’être classé escalier de concours, tant il criait et craquait. Le garçon y accomplissait chaque jour, en chaussettes, ses gammes de monte-en-l’air. Il défendit à Pellisson et à Viaud de le suivre avant qu’il en donne le signal : ils n’étaient pas assez virtuoses.

Guillard toucha le rez-de-chaussée. Il écouta un instant. Il se pencha, regarda au trou de serrure de la salle à manger. Il devint rouge écrevisse.

Il avait aperçu Claire Fouilloux. Elle achevait de se rhabiller. Sous l’éclairage, elle avait l’air d’une petite fille juste pubère. Marc la crut plus jeune que lui. Son père se tapait ça.

Il remonta l’escalier avec une rapidité silencieuse et souple qui épata les deux autres. Il les poussa dans sa chambre.

— Alors ?

— C’est une grosse mémère comme ça, dit Guillard. Un vrai tonneau. Un troupeau de vaches dans un soutien-gorge.

Viaud fut ravi. Guillard, impatient de chasser ses visiteurs à présent, les amusa d’autres mensonges. Il conclut rapidement l’entrevue :

— Revenez quand même, qu’on se raconte ! dit-il.

Pellisson promit vaguement. Il envisageait, en réalité, de rompre tout à fait. Et les petits n’iraient jamais seuls chez Guillard. C’était un adieu.

— Puisqu’elle vous a entendus quand vous êtes entrés, on redescend avec tout le boucan, vous sortez, et moi je rentrerai doucement : comme ça elle croira qu’y a personne, expliqua Marc Guillard. Il était mort d’excitation.

— Oui j’sais, ricana Viaud, tu y veux y tâter, au boudin. Lui. L’boudin dans la culotte de vache. Le slip de boudin !

— Chut ! dit Pellisson.

— Il va y tâter, insista Viaud. Il nous fout dehors.

Ils dégringolèrent bruyamment l’escalier et sortirent par la porte de devant.

Marc Guillard la claqua très fort et revint en silence devant la porte de la salle à manger. Son esprit tactique l’abandonnait. Son cœur battait trop vite. Impulsivement, il sortit son membre et se pencha de nouveau à la serrure.

Il ne vit rien. La fille avait dû reculer dans la chambre. Se remettre nue. Marc, suffoqué à cette idée, perdit contrôle de soi. Une petite fille. Une putain. Toute nue. Qui venait de se faire baiser par son père. Il allait lui sauter dessus, lui rentrer dedans de force. Ça éclabousserait de jute et de sang. Il se redressa, les tempes bourdonnantes.

Claire Fouilloux ouvrit la porte : elle cherchait les w.-c. Elle fut nez à nez avec l’adolescent et elle vit son désordre. Il était très mignon mais quel dégoûtant avec ce grand machin gluant. Petit salaud. Qui était-ce ?

— Oh ! s’écria-t-elle, surprise. Elle referma brutalement. Elle s’était crue seule dans la maison. Est-ce que ce monsieur Pouillard ou Nouillard ou Gouillard avait l’intention de la faire enfiler par des gosses ? Devant lui. Y a des vicieux que ça excite, voir dépuceler les jeunes. Fouilloux s’imagina une ou deux secondes accouplée au gamin qu’elle avait aperçu. Elle eut un bref pincement intime, fatigué. Vilain petit cochon qui sort son gros gros zizi aux demoiselles. Oh.

Marc s’était brusquement rajusté. Il avait photographié mentalement Claire Fouilloux pendant son apparition à la porte. Il était déçu qu’elle soit, en fin de compte, laide, vieille et plate, la gamine de son père. Mais il était enchanté qu’elle ait vu son. Il perdit toute illusion de pouvoir la baiser. Il se sentait accroché à elle par l’exhibition qu’il avait faite. Il éprouvait une frustration insupportable. Un rut à apaiser sans délai. Remonter dans sa chambre, ou essayer, malgré tout, la salle à manger ? Il n’y avait ni verrou ni clef. La fille n’avait pas eu l’air si effrayée, si pimbêche. Brave, plutôt.

Dans l’esprit de Guillard, l’image décevante de la porte et l’image affolante de la serrure se superposèrent — et recomposèrent l’exquise putain-enfant de son papa. Il se pressa fortement le membre. Et si elle ne voulait pas, il ferait, lui, du chantage au vieux, qu’il la contraigne.

Lui enfoncer ça si fort que ça lui ressorte entre les épaules, coup de poignard à l’envers.

Marc se libéra le membre et appela, en se masturbant :

— Mademoiselle ?

Il ouvrit la porte en même temps. La Fouilloux, à peine étonnée, eut un soupir d’agacement, de dédain. Elle fut grande dame, chercha un ton :

— Ben c’est pas fini ? Non mais tu sais pas te moucher tout seul ? T’as pas honte pour un môme. Ça alors.

Elle était assise à la table de la salle à manger, du Henri II rustique parfaitement ciré, genre breton.

— C’est mon père ! dit Guillard, s’approchant. Il trouvait extraordinairement agréable de se donner en spectacle. Intuitif, il avait senti qu’il ne déplaisait pas. Fouilloux ressemblait à une quantité de filles de seize ans, ou par là, que Marc Guillard côtoyait, moquait, baratinait : petites vendeuses, serveuses, etc. Il était sûr que celle-ci, au moins, le branlerait.

— Le vieux ? dit Fouilloux. Ton père ?… Ah. Et pourquoi il t’fait venir, ton père ? Pour t’flanquer une fessée ?

— Ouais d’accord ! s’écria, délecté, Marc Guillard : et, des deux mains, en un rapide mouvement de gosse, il se déculotta jusqu’aux genoux. Claire Fouilloux, qui n’avait jamais vu nu un beau garçon, eut du sang aux pommettes ; une timidité la prit ; un désir déraisonnable. Ici ! Ça ! Avec un môme !…

— T’es fou mon poulet ! chuchota-t-elle maternellement. Elle glissa sa main sèche sous les grosses couilles molles qui n’avaient pas de poils. Marc Guillard ne se tint plus.

— Si on allait voir Julien ? proposa Alain Viaud.

Hervé Pellisson hocha la tête. C’était loin, à pied. Il n’en avait pas très envie. Et il y avait toujours le risque de se faire prendre, au repaire de Julien Roquin.

— Se faire prendre ? demanda Viaud. Pourquoi ?

Hervé expliqua que trop de garçons connaissaient la planque de Julien. Chacun d’eux pouvait être pris, informer la police.

— Ils t’lâcheront deux vaches à roulettes et ça y sera !

(Il voulait dire : deux agents cyclistes.)

Alain Viaud contesta. Il imaginait plutôt l’arrestation de Julien avec une grosse voiture noire à lampe bleue, plusieurs flics armés jusqu’aux dents, des projecteurs braqués sur la maison en ruine, des sirènes, un grand spectacle. Ce serait télévisé en direct, évidemment.

— T’es fou ! rigola Pellisson. C’est pas un gangster Roquin ! Il a rien fait de mal. Ils le ramèneront chez lui c’est tout. Non, je te dis. Mais si on est avec lui là c’est plus pareil. Ils penseront quoi quoi une bande. Déjà si tu penses qu’y a Théret là-bas.

— Théret du cul, fit Viaud, sibyllin.

— Théret des fesses, dit Hervé après un instant de méditation : les déclarations de Viaud étaient toujours si abruptes, c’était un type qui parlait tout seul.

— Théret verbère, dit aussi Hervé.

— Non. Théret du cul, dit Alain Viaud, obstiné. Au fait eh Pellisson c’est toujours pour mardi ?

— Ouais. Mardi à six heures. Ou alors celui d’après. Ça dépendra de ce qu’elle fait. J’vous préviendrai.

— On la tuera.

— Mais non on la tuera pas ! protesta Hervé. C’est une manie !… On lui fera pas de mal. D’abord elle sera pas là. Je choisis le jour exprès.

— Si elle est pas là qu’est-ce que ça peut te faire si je veux la tuer ? dit Viaud avec logique.

— Parce qu’on a pas besoin. Toi un jour une autre fois tu…

— Mais non, coupa Viaud. C’est ton cousin qui rentrera le premier hein, moi j’suis trop gros.

— Toi gros ?… J’crois que tu devrais passer aussi.

— Non pas tout, dit Alain Viaud. Y a le trou de balle qui restera dehors. On parie. Mon trou de balle.

— Oui, dit Hervé. Et les flics le trouveront et ils diront oh mais je l’connais çui-là ! J’connais qu’ça !

— Non ils le trouveront pas. Ils tomberont dedans. Ils se prendront les pattes. Et plof. Au jus. Plus de flics.

— J’te raccompagne chez toi alors ? proposa Hervé.

— Oui. Alors toi par là et puis moi par là.

Viaud montra des directions opposées. Hervé haussa les épaules. Comme le petit sortait ses vannes avec un air invariablement sérieux, un ton froid, son genre un peu abruti, on avait peine à savoir s’il plaisantait et comment lui répondre. Un type qui ne rit pas, ne pleure pas, ne paraît jamais fâché ni content, est rudement difficile à fréquenter.

— Je te laisse, tu préfères ?

— J’te dis pas ça. Salut ! dit Viaud.

Il fut aussitôt à plusieurs mètres de distance. Un peu blessé, Hervé Pellisson rebroussa chemin. Ça ne l’amusait pas du tout de rentrer si tôt ; mais il n’aimait pas traîner seul. Les petits aussi, quelquefois, le rasaient. On a des jours où le monde entier est ennuyeux. Inutile.

Ou bien c’était d’être brusquement lâché par Viaud qui vidait tout de son intérêt, de sa couleur. D’abord la rupture avec Guillard. Et maintenant Alain qui foutait le camp.

Guillard n’avait pas été chagriné. Au contraire. Il avait certainement des projets que cela favorisait. Il avait toujours vu grand. Non tellement à cause des livres. Il n’était pas fou, il ne s’en contait pas. Pas à ce point-là. Mais il se savait adroit, malin, hardi : il comprenait tout vite, il battait les gens d’une tête, juste à temps, il deviendrait un joli filou, il dirigerait les gens, les choses. Sauf si, d’ici là… Pellisson repensa aux côtés moches de leurs diverses entreprises. Il avait un peu menti en disant à Guillard qu’il en faisait des cauchemars. Cependant, il y avait ce fond d’inquiétude tenace. L’impression, par moment, d’une horrible histoire détraquée, qui n’aurait jamais dû commencer. On ne s’était occupé que d’impunité ; on était à peine étonné de n’avoir été ni découvert, ni pris, ni même soupçonné ; on avait les meilleures raisons de s’estimer innocent ; mais quelque chose de lourd et de noir, d’écœurant, d’énorme, grossissait par en dessous. Ce n’était pas un remords, le sentiment d’une faute, d’une saloperie, d’une erreur. C’était une peur irraisonnée, dégoûtante, géante.

Hervé Pellisson l’éprouvait particulièrement quand il était seul dans la rue, comme à présent. La chose massive, insupportable, s’éveillait en lui et — sans insinuer, sans endolorir, sans mordre — diffusait doucement, monstrueusement, la panique. Impossible de lutter. Cela se répandait. Ça commençait par cette impression de vide, de lâchage : et cela virait peu à peu en boue gluante, fade, incolore. On devenait cette boue. C’était pire que d’être battu, abandonné, puni. C’était une nudité insurmontable, une solitude blême, immense et flasque comme un jour humide.

Quel rapport entre cela et quelques chapardages, des cambriolages d’amateur, des jeux justes et inoffensifs (Hervé les voyait tels) ?

Au moins un : quand on éprouvait cette énorme marée de dégoût, de détresse et de peur, on avait bientôt une envie folle, absurde, de voler. Simultanément, Hervé décida ainsi de renoncer à tout délit, et cherchait des yeux une occasion d’en accomplir un immédiatement, et le plus violent, le plus gros possible.

Il faillit arracher le sac à main d’une passante, jugea l’environnement trop défavorable, et pénétra dans un uniprix.


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