L’île atlantique : X
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
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qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.
Sur le banc, à gauche de Joachim, il y a des journaux, des magazines : mais il n’ose pas y toucher. Lentement, il déchiffre un titre. Puis il jette un coup d’œil rentré vers les flics qui dépassent au-dessus des bureaux, il se penche à droite et il chuchote à son cousin :
— C’est écrit, Les fabricants de crache. T’as vu ? Eh !
Il montre du doigt la couverture d’un journal de turf. Hervé Pellisson réprime un rire :
— Pas de crache, dit-il. De cracks !
— Hein ?
— Tu sais pas, chtt, chtt, tu sais pas ce que c’est des cracks Joachim toi ? Au tiercé ?
— C’est des mensonges les craques, fait Alain Viaud, dans l’angle à droite. Un coin en bois, jaune meubles.
— Non c’est des chevaux ! dit Hervé Pellisson.
— Des chevaux ? dit le petit Lescot, intrigué. Les craches c’est des ch’vaux ?
— Les cracks ! Cra-ques ! insiste Pellisson.
— Si vous en racontez vous des craques tout à l’heure, intervient madame Lescot, ces messieurs ils ne seront pas bien bien contents ! Il faut bien dire tout hein mon poussin, hein les enfants ? Tout tout tout !
— Comme y a rien du tout, grogne Hervé Pellisson.
— La crache ? dit Marie-Antoine, ses grands yeux riant.
— Quand même ! se lamente Mariette Péréfixe.
— Mais comment i z-en fabriquent des chevaux avec de la crache eh Hervé ? reprend Joachim Lescot.
Son cousin se tape la tête et les tifs, il se visse un doigt dans la tempe.
Un policier en uniforme, sans képi, traverse l’espèce de couloir où ils attendent. Il porte des dossiers.
— Eh z’avez perdu qu’qu’ chose ! fait rapidement Alain Viaud en montrant le sol du doigt.
Le flic se retourne, regarde par terre, fronce les sourcils :
— Quoi ?… Où ça ?… Hein. Quoi ?
— Ah ben non j’ai cru s’cuse, répond vite Viaud, qui a senti tout à coup de la gifle dans l’air.
Par respect pour les dames présentes, cependant, le policier s’abstient de commenter la plaisanterie du garçonnet. Il passe dans une autre pièce. Il claque la porte pour lâcher un vent.
On appelle Hervé Pellisson. Le commissaire va l’interroger. Ils sont là pour le vol chez madame Arnauld. Elle a porté plainte. Un voisin dit avoir vu Pellisson et les autres enfants traîner autour de la villa. L’enquête même tendrait à montrer que seuls des gosses ont pu commettre le fric-frac.
L’idée que son petit Joachim, et son petit Hervé, et le petit Péréfixe, et le petit Viaud, puissent être des assassins, des voleurs enfin, fait sourire madame Lescot. La police se trompe de piste. Ce voisin, certainement un vieillard grincheux et myope qui déteste les enfants, est une vraie plaie d’Égypte. D’où les connaît-il, d’abord ? C’est quand même incroyable ces gens qu’on n’a jamais vus, qui n’habitent pas votre quartier, et qui savent jusqu’à votre nom. On a beau être commerçant, cela n’excuse rien, et ce monsieur se mêle de ce qui ne le regarde pas.
— Maman ? demande Joachim quand Pellisson est parti.
— Oui oui ma poule. Tu veux pas un peu de chocolat ? Les enfants vous voulez pas du chocolat ? Mais attention : j’ai juste rien à boire. Alors il ne faut pas en manger trop, trop, sinon vous aurez soif ! C’est pas que les noisettes !
Le petit rituel de distribution chuchotante s’organise. Madame Lescot aime beaucoup Alain Viaud, qu’elle n’avait jamais vu. Elle pensera à gronder les enfants de ne l’avoir pas encore invité au café, quand ils goûtent ou s’amusent tous trois. Il n’a pas l’air bien riche, le pauvre. Ni maman ni papa. C’est gentil la petite coquetterie dans l’œil, pourquoi ils appellent ça loucher. Cruauté innocente, les vilains. Hervé devrait, lui. Et ses parents qui n’ont pas pu libérer leur matinée. Eux, ils croient que leur fils a commis ce. Ils n’osent pas le dire clairement mais ça se sent. Leur travail rend si dur. Une disposition pour ça au fond. Si tous les ouvriers. Non son frère déjà enfant il. Et s’est trouvé une conjointe qui. Mais lui Hervé la douceur même. Comme il les embrasse ces petits et patient avec eux. Fabricants de crache ! Mon poussin. Ils le lui rendent. Quelle histoire révoltante. Ces vols ces crimes la pauvre police perd les pédales. Malgré tout, embêter des enfants. Honte. Cette madame Arnauld et ses millions. Ma petite poule voler des millions dans des maisons. Elle est folle. Folle. C’est les sciences. L’enseignement. À force.
— Oui mon lapin ? C’est des chevaux mon chéri, oui.
— Mais pourquoi ? Hein ?… Maman ?
— Tu as qu’à regarder dedans, Joachim, on va pas te manger si tu le regardes le journal, sans l’abîmer, doucement. Ils te mangeront pas les messieurs ! Ma toute, mon mimi.
Madame Lescot n’en était pas si sûre. On n’était guère accueillant, au commissariat central. On se serait déjà cru guillotiné avant d’avoir dit ouf. Aimables comme des portes de prison, le dicton est bien juste. Mais toutes les administrations quand on y réfléchit. L’air du métier. Ce n’est pas la limonade, sans doute, on gagne peut-être moins. Des services de nuit ? Qu’écrivent-ils ? Ces papiers. Ces papiers. On ne croirait pas qu’il y ait tant d’assassins de nos jours. Le caractère s’assombrit à la longue, voilà.
— Ce ch’val-crache-là i coûte huit cents millions ! confie Lescot à Marie-Antoine Péréfixe en montrant une photo de cheval.
— Ah oui ? dit Marie-Antoine.
Sa maman regarde le cheval sans le voir. Cette affaire lui tourne les sangs.
— Oui, c’est écrit ! Huit mille millions ! dit Joachim.
— Alors c’est beaucoup ? demande Marie-Antoine.
— C’est un ch’val, forcément, dit Lescot. C’est un peu cher !
— J’ai soif, dit Marie-Antoine. En parlant, il a senti sa gorge.
— Ma poulette ! gronde madame Lescot. Tu as trop mangé de chocolat ! Oh ! Que tu n’es pas gentil !
— Moi aussi j’ai soif, dit Joachim.
— Ouais moi aussi, dit Alain Viaud.
Les dames se consultent et soupirent. Madame Lescot se décide à se lever. Quel policier déranger ? Ils n’ont point l’air galant. Pas même une attention pour une dame debout.
Enfin, un gratte-papier enseigne à madame Lescot l’emplacement d’un robinet d’eau potable. Les enfants vont y faire la queue. L’eau est tiédasse, à saveur métallique.
— Ne buvez pas trop mes canards ! conseille madame Lescot sinon après vous voudrez faire pipi, ça sera encore toute une comédie. Ah là là. Buvez pas trop. Les éponges, les éponges !…
— Moi j’en ai envie, d’pisser, dit Viaud.
— Moi aussi, dit Marie-Antoine.
— Moi aussi, dit Joachim, moi pour aller au cabinet.
— Allons bon ! gémit Yvonne Lescot vers madame Péréfixe. Allons bon, nous voilà jolies toutes les deux avec ces pipis-là !
On leur indique bientôt des toilettes. C’est un cabinet à la turque d’une saleté et d’une odeur repoussantes. Les enfants font la queue. Madame Lescot écoute couler. Ça lui donne un peu envie. Mais des lieux pour hommes, et aussi abominables.
— Moi non plus, ah, je pourrais pas ! Quand même ! approuve Mariette Péréfixe.
Les enfants se rassoient. Ils commencent à s’ennuyer. Ils se tiennent moins bien. Ils se causent. Ils s’entendent à merveille. Madame Lescot pense au bonheur que ce serait, d’en avoir trois au lieu d’un. Mais qui les lui fera. Elle ne sait même plus quelle forme ça a au juste. Il faut dire que ça n’est guère beau. Sauf la petite biquette à son petit poussin qui est mignonne, mignonne, le coquin. Mais ça ne reste pas comme ça toute la vie, hélas. Ce serait si gentil de s’aimer avec des biquettes blanches, petites, douces, douces. Les Chinoises précisément dit-on le trou. Des lapins. Des rats. Vu la prolifération. Allons Yvonne toi méchante langue. Biquette amour.
Que font-ils à Hervé. Ont-ils seulement le droit de l’interroger comme ça, en tête-à-tête, sans parents, sans un… un quoi. On ne sait pas les lois. Sûrement pas eux qui vous les apprendront. Leurs cabinets quels cochons. Et tout pareil. Mégots. Crachats. Sueur de sale. Ménagerie. Que lui feront-ils.
— On se dirait au docteur ! murmure Mariette Péréfixe, morte d’anxiété.
Madame Lescot la rassure. Personne n’est malade, grâce au ciel, et personne n’est coupable.
— Si mon mari au moins il aurait pu être là ! soupire madame Péréfixe. Et celui-là qui veut sa calotte à la fin : Marie-Antoine ! Arrête de bouger et tais-toi ? L’imbécile !…
— Il faut bien, il faut bien qu’ils se détendent un peu, dit madame Lescot pour le modérer. C’est l’endroit qui veut ça.
Viaud est en train de jouer au singe menteur avec Marie-Antoine, devant Joachim qui étouffe de rire. Madame Lescot connaît aussi le jeu, mais elle n’y a jamais joué avec son fils car elle juge cela un peu méchant.
De son coin, Alain Viaud, à angle droit de Péréfixe, lui fait des mines :
— Maint’nant j’gratte mon nez. Toi aussi.
Il se gratte une oreille. Marie-Antoine se gratte l’oreille.
— Maint’nant j’gratte mon g’nou. Toi aussi.
Il se gratte le nez. Marie-Antoine se gratte le nez.
— Maint’nant j’me gratte l’œil. Toi aussi.
Il se gratte le haut du crâne. Docilement, Marie-Antoine se gratte le haut du crâne.
— Alors c’est ton œil là ? ricane Alain Viaud en lui attrapant une touffe de cheveux.
— Non il est pas là ! rit, béat, Marie-Antoine Péréfixe.
— Alors tu t’grattes le… la biroute.
Viaud prend le bout de sa chaussure. Péréfixe a esquissé le geste, comme avant : pour suivre. Joachim et Alain crèvent. Un flic tourne la tête. Ils ne le voient pas.
— Alors, réussit à dire Viaud, tu t’touches les pieds !
Et il se met un doigt dans chaque oreille. Marie-Antoine, qui commence à comprendre le jeu, se touche à la fois une oreille et un pied. Cette attitude ridicule attire le regard de sa mère.
— Ébin Marie. Ébin. T’as pas fini, que t’es bête. C’est un fait. T’as pas fini ? Où tu vas, toucher tout. Allez. T’as pas fini, arrête ?… Mais quand même, c’est un sacrifice, mais quand même, et tais-toi !… Et vous bêtes assez.
— Eh tu t’touches les fesses, chuchote Viaud : et il s’enfonce l’index dans la bouche. Il suce, suce, l’index en sucre.
Marie-Antoine, hilare, ne réagit pas. Il guette sa mère, dont madame Lescot détourne l’attention.
Une porte s’ouvre. Le commissaire Lorge et Hervé Pellisson apparaissent. Hervé va s’asseoir à côté de madame Lescot. Le commissaire réclame Joachim. Non, sans sa mère. Il n’y en a que pour cinq minutes, une vérification, rien de, voyons.
Hervé confie à madame Lescot :
— Tante ils sont fous.
Madame Lescot rectifie la tenue de Joachim, tire sur son pull-over, tire sur ses chaussettes, tire sur sa fermeture éclair de braguette, range à leur place deux ou trois cheveux. Elle se lève et accompagne l’enfant jusqu’à la porte du bureau. Elle découvre, d’un regard, que monsieur Lemazier, le fameux témoin, est dans la pièce. C’est un vieillard gris, petit, chafouin, osseux dans des pantalons flottants. Il a l’air maniaque. Elle a beau être douce, elle le mordrait volontiers. Croirait-on que ça peut exister des sales vieux comme ça. Qu’il ose donc mettre les pieds dans son café, le cafard. Elle vous l’écrabouillera comme un bestiau venimeux et piqueux.
— … Mais non, rien, tante, répond Hervé à voix basse. Rien. C’est ce type qui est fou. Ils devraient l’enfermer. Ils peuvent rien prouver. À l’asile oui. Non si tu voyais c’salaud. Madame Lescot en est convaincue, elle aussi. Mettez donc côte à côte son Joachim et cette monstrueuse vipère griffue et ricanante, ce monsieur Lemazier : l’innocence et la méchanceté, la beauté et la laideur, la bonté et la haine de tout. Sale type. L’asile, Hervé Pellisson a raison. Quelques bonnes gifles. Vieux fumier. Et il est satisfait de lui, encore.
— … Parce qu’il a l’air content de lui, en plus ! fait Hervé, indigné, dédaigneux et cramoisi.
Jean-Michel Cras affirmait qu’il valait mieux tirer d’abord. Guillard préférait menacer. Cras insistait :
— Non pasqu’on est pas assez vieux. Même les bas sur la figure i comprendront qu’on a pas l’âge, ils réagiront.
— Alors on peut tirer en l’air, dit Guillard.
— Non. Ils se diront qu’on a peur.
— Merde, mais si on tire dedans, de l’autre côté des comptoirs, c’est le haut qu’on vise. Dans le cœur, la figure.
Cras et sa bande ricanèrent :
— Eh ben Marco t’as les j’tons ?
Boitard écoutait ça d’un peu loin, avec les frères Gassé.
— Marc il a peur d’en descendre des salauds la chouchoute.
— Pourquoi tu dis des salauds, dit Guillard. Tu crois qu’i gagnent tant que ça.
Roland Baudière, une brute à voix aiguë, cria :
— Non ! Justement ! Non. Ben justement ! Non ! Ben justement !
On approuva à la ronde. On pensait que rien n’était pire que de se vendre, pour trois sous, aux riches. Trois millions de sous, peut-être… Mais à qui les riches donnaient-ils ça ? Non ! plus ils en exigent de vous, moins ils le paient. Devenez leur copie, leur torche-cul : vous gagnez des fortunes à jouer les galeries des glaces. Soyez leur employé : on vous paie en pâtée de chien pour faire ce que le plus fin d’entre eux est même incapable de juger et d’aimer. C’est qu’en toute chose de talent, il y a une gifle à la figure de ceux qui ont pour seul talent le pouvoir d’acheter du travail. Voilà ce qu’on pensait, en matière de crime, quand on était un voyou de Roche-Notre-Dame : et on envisageait de tuer des employés de banque (car les patrons, chose étrange, se cachent) parce qu’ils n’étaient que ce qu’un exécuteur des basses œuvres est à la justice : une machine imbécile, mesquinement cupide, égoïstement vertueuse, qu’il faut, si on veut se libérer des salauds et de leur innombrable piétaille, jeter au feu d’un coup dans les reins. Sans presque les toucher : ils puent aussi fort que leurs employeurs. Il faut des années de bains, de brossages, d’étrillements, pour enlever de soi l’odeur et la marque que, en moins d’une seconde, la main d’un nanti y imprime. Les garçons du bourg étaient de naïfs partisans de l’assassinat de masse — sinon qu’ils auraient pris, eux, leurs masses en haut. Ils se croyaient sincèrement minoritaires ; et, pour purifier la planète de ses tyrans, ses possédants, ses gras, ils n’espéraient plus en une révolution, mais en des chambres à gaz ou des bombes atomiques. Ces opinions indignaient Marc Guillard. Lui aussi énonçait des idées trop simples : mais il n’aimait pas celles des autres. Les gosses de Roche-Notre-Dame lui parurent être de dangereux anarchistes — de ceux qui assassinent sans égard pour les mérites que leurs victimes ont par ailleurs ; et de ceux que la police suicide avec une satisfaction dont tous les journaux, béatement, retentissent. Marc avait peur des opinions qui vous changent (que vous soyez le bourreau ou la victime) en homme à abattre. Les garçons allaient le mépriser, l’abandonner. Après tout Guillard ne leur servait à rien.
— Non, répéta-t-il, faut pas tirer tout de suite.
— Et alors ? dit Cras. Tu veux attendre qu’ils aient appelé les flics ?
— Quoi. On l’verra.
— Quoi. Tu crois qu’ils ont pas un système pour appeler en direct hein sans que tu voies rien ? Ducon eh pédé.
— Ta gueule, fit Guillard. Le mouvement de colère qu’il retenait depuis un instant le submergea :
— Et pourquoi tu m’traites de ça ? Est-ce que je t’ai encore enculé, eh, puceau ? Tu t’la veux au rondibé ?
— Non dis donc toi, intervint le gorille enfant à voix suraiguë, avec tes pédales là dans ton dos tu crois qu’on comprend pas ? Qui c’est qu’en prend dans la rondelle non mais eh dis.
Il montra, d’un coup de menton, Boitard et les Gassé.
— Ça tu vas le regretter, cria Marc Guillard. Il arracha de sa poche le revolver qu’il y gardait, et il l’arma.
La bande de Roche-Notre-Dame recula aussitôt à l’extrême bord de la terrasse qui s’étendait devant la grotte, et d’où on tombait dans le torrent, très loin dessous. Ces garçons étaient une demi-douzaine.
La suite se déroula très vite. L’un des garçons sortit un revolver et tira dans la grotte. Tous ceux de Roche-Notre-Dame escaladèrent le talus et, en s’agrippant aux herbes et aux buissons, ils rejoignirent le plateau. Guillard tira aussi, mais à côté. Il y eut des injures, des cris haletés, de la poussière et des menaces. À la fin, Marc Guillard se montra entièrement et hurla aux fuyards :
— Salauds vous avez eu un mec !
— Ça fera une pédale de moins ! répondit Jean-Michel Cras, qui, en bon chef, surveillait la retraite.
Il n’y avait, à vrai dire, aucun mort. Cependant, Camille Gassé avait reçu une balle dans la poitrine. Il s’était évanoui. Personne ne savait quoi en faire.
Son frère Benoît retrouva instantanément le ton grand-bourgeois, et il s’indigna dignement contre Guillard comme il se serait plaint au directeur d’une agence de voyages dont le programme a mal tourné. Pour un peu, il l’aurait menacé d’un avocat, de poursuites, ou l’aurait traité de fils d’ouvrier. Il sentit, à temps, l’hostilité qu’inspirait son genre d’en haut ; on était plus de dix dans la grotte ; même François Boitard ne se ralliait pas à ces protestations prétentieuses ; Benoît eut donc une crise de larmes intéressantes comme si quelqu’un de son milieu, par-dessus le toit, avait pu voir, apprécier, évaluer sa prestation sociale. On dévêtit Camille. Benoît bouda. Il y avait vraiment une blessure, avec un vrai trou rond, qu’on regarda. On écouta le cœur. Ça marchait. Mais comment arrêter ce sang, et où trouver, sans conséquences, un médecin ? Guillard appuya sur la plaie avec un chiffon. Dommage, pensait-il, que la balle n’ait pas atteint l’autre Gassé. En ce cas, est-ce que Camille, lui, aurait fait la chipie ? Marc en douta. Camille n’avait pas du tout le style je-ne-tolérerai-pas-que et comment-osez-vous. C’était vraiment injuste. Le sort des armes, hein. Julien déjà qui était mort, sans doute. Et maintenant l’autre petit. On finirait par rester entre brutes. Tout était fichu.
— J’te l’avais dit, tante ! répète Hervé avec satisfaction. Ils pouvaient pas !
— Quand même !… Mais ils avaient pas l’air contents avec ça en plus ! dit Mariette Péréfixe. Ils nous auraient bouffés !
— Moi j’ai faim, dit Joachim.
— Oui, dit Marie-Antoine.
— Mon petit Alain, tu viens à la maison avec nous, on va tous manger ? propose madame Lescot.
— Ah non, ment Viaud, y a ma grand-mère elle m’attend.
— Mon Dieu mais oui ! gémit Yvonne Lescot. Mais on va t’appeler un taxi mon chéri. Cette pauvre madame Viaud !
— J’ai pas d’sous ! fait Alain.
Madame Lescot et madame Péréfixe haussent les épaules. Allons, allons : pour une grand-mère qui se ronge les sangs, on ne sera pas à dix ou vingt francs près.
Alain Viaud donne une adresse fausse, vers le nord, au taxi. Ça lui permet de garder un billet et ça le rapproche du nouveau repaire, où il veut faire un tour. Dans la première épicerie qu’il rencontre sur son chemin, et juste avant la fermeture de midi trente ou treize heures, il s’achète un tube de mayonnaise, un sachet de lard fumé, une bouteille de limonade rafraîchie. Puis il mange et boit en marchant — il est gai.
— Alors on y ira pas, en prison ? soupire Joachim.
— Ma puce, ma cocotte ! gémit Yvonne Lescot en couvrant son enfant de baisers.
La fatigue, qui a gonflé Marie-Antoine, a efflanqué Joachim.
— Ah dis donc ! Ben dis donc ! Quand même ! répète Mariette Péréfixe, qui étreint nerveusement Marie-Antoine ballonné.
Hervé Pellisson a voulu être chargé de préparer le repas. Les dames vont boire un bon petit apéritif (madame Péréfixe préfère une côte ou deux), Joachim et Marie-Antoine se gaveront de cacahuètes et de sodas (Yvonne Lescot n’ose pas verser de la bière à son fils devant l’autre maman), Hervé cuisinera : et il boira, selon son habitude, du lait glacé, nature. Sa tante a fait des achats spéciaux. Elle s’était dit que, si ça tournait mal, il faudrait se réconforter : et qu’il faudrait se remplumer si, après mille efforts certainement héroïques et affreux, les choses finissaient bien.
Au frigo, Hervé Pellisson trouve ce qu’on lui a dit. Il n’en revient pas. Il gratte, il lave, il épluche. Madame Lescot est une personne toute franche : depuis qu’elle a eu la convocation, elle a raconté son affaire à tous les habitués. Elle a expliqué pourquoi elle était obligée de fermer jusqu’à deux heures — ou peut-être, si ces monstres-là, on ne sait jamais, jusqu’à demain. À présent, elle est impatiente de dire à chacun sa victoire et de prouver la bêtise cruelle des flics. Mais c’est qu’ils vous tueraient cent innocents pour garder un coupable, dans leurs commissariats ! (Madame Lescot, comme tous les Français sans fortune, a la conviction réaliste que la justice est le passe-droit des flics, et non le métier des tribunaux.)
— Pour des gens qui gagnent comme nous, il faut dire ce qui est, ils pourraient être convenables !… geint madame Péréfixe après quelques gorgées. Mais non ! Mais non ! Ça se prend tous pour le bon Dieu et ses saints ! Ça s’y prend pour ! Mais on se croirait à la guerre ! C’est encore les Allemands ! Mais ça y est ! Madame Lescot ! Mais ça y est ! I r’commencent !… Et on était même pas grandes comme ça ! Quand même !…
Yvonne Lescot se lève et va voir si Hervé se débrouille. Il sait travailler. Il s’organise dans sa tête, il est soigneux, propre, régulier, vite et sûr de soi. Peut-être la vocation de bistrot. Madame Lescot en serait ravie. Elle se voit bien, restauratrice. Nourrir sans sein : juste l’esprit de la maternité. Surtout quand Joachim aura grandi. Oh ça ne l’intéresse pas encore de cuisiner, le chaton, pas encore ! Mais il mange déjà bien, oh là. Qu’il m’a craché du foie de veau parce que sur un côté ça avait été oublié une seconde dans la poêle ! Le fin museau. Un jour, il donnera des ordres.
Les dames et les enfants ont compris qu’il fallait laisser Hervé tranquille : sûrement, pendant le repas, il raconterait son interrogatoire. C’est lui, au fond, qui a tout subi. Le commissaire a posé aux benjamins des questions terrorisantes ou vicieuses auxquelles ils n’ont rien su répondre. Le témoin, ce diable Lemazier, n’a quand même pas osé jurer qu’il reconnaissait les trois petits (par contre, il avait très souvent vu Hervé, lorsque celui-ci venait prendre ses leçons chez madame Arnauld). Cependant, et selon le commissaire Lorge, le vieillard avait fait son enquête : une fois assemblés son souvenir des gosses qui tournaient autour du pavillon de madame Arnauld et la nouvelle du cambriolage, il avait joué au détective, et déniché l’identité des amis de Pellisson. Lequel se montrait partout et toujours, en fausse innocence, avec des plus petits que lui. Très reconnaissables. Très connue, la bande à Pellisson. Et l’enquête officielle avait confirmé ces concomitances coupables.
— On l’a dû salement cuisiner, quand même ! dit avec compassion Mariette Péréfixe ; elle sent les premières fumées du carré d’agneau que Pellisson a mis au four, truffé d’ail rose.
Viaud dévale sur ses fesses la glissoire qui descend au repaire. Il lui reste une demi-bouteille de limonade ; il la tient d’une main ; elle est encore assez froide.
Un type, à cause du bruit, sort sur la terrasse de la grotte : c’est Thomas Sermaisse, le gros salaud dégueulasse avec ses parents rois des cons, Viaud le déteste, qu’est-ce qu’il fout là ? Depuis quand il en fait partie ? À l’école on lui cassait la gueule l’ordure, il vous fout toujours la main. Gros cul.
— T’es dans quel camp ? glapit Sermaisse avec sa voix d’énervé châtré obsédé affolé enculé, il se prend pour qui.
— … Ton cul tu l’mets d’vant ou derrière ? grogne Alain Viaud, dédaigneux. Il empoigne un peu sa bouteille.
— Ça va, passe, dit Thomas. Il est froussard, l’obèse.
— Et tes parents, sont là-d’dans ? fait Viaud.
— Eh Mille-pattes le toc-toc qu’est-ce qu’ils z’y foutraient.
— Mille-culs pédale tiens si t’as soif louche ça.
Alain Viaud abandonne richement sa limonade. Le gros s’assoit sur une pierre, ce qui boudine parallèlement les bourrelets nombreux de son ventre ; puis il boit au goulot, ce qui efface provisoirement son double menton. C’est bon la limonade. Ses parents sont marchands de laisses, colliers, fouets, couteaux. Pour compenser, on mange gras, on boit lourd.
— L’est pas là Julien ?
— Ah Mille-pattes t’arrives bien. Viens voir.
On montre à Viaud Camille Gassé, qui est toujours évanoui et continue à perdre du sang.
— C’est toi ? demanda Viaud à Guillard.
Marc explique ce qui s’est passé. Chacun sait, à présent, qu’il avait un pistolet : et on lui en veut de ne l’avoir pas dit.
Viaud aperçoit le petit Seignelet, Jean-Baptiste. Ça l’étonne. Jean-Baptiste lui raconte pourquoi il est là. Quel tas d’histoires, pense Viaud. Y a plus de limonade ?
Jean-Baptiste s’est enfui de chez lui la semaine dernière. Philippe était tombé sérieusement malade. Madame Seignelet dut le coucher et, bientôt, appeler le docteur. L’enfant souffrait sans qu’on sût de quoi, il refusait de s’alimenter, gémissait, avait la fièvre. Un supplice ce gosse, même pas les vacances tranquilles. La Seignelet ne décolérait pas.
Le médecin ne réussit pas à formuler un diagnostic. Il n’en montra rien. On couvrit Philippe de prescriptions impératives, on le gorgea de médicaments drastiques. Madame Seignelet avait confiance en ce docteur-là, qui ne se serait pas permis un mot de trop : il respectait les familles.
Peu de temps après, Philippe alla si mal que, sur huit heures du soir, les parents Seignelet durent appeler un nouveau médecin, comme l’autre n’était pas libre dans l’immédiat.
Selon ce praticien (un vague métèque antipathique, on sentait bien quoi, jugea Raymonde Seignelet), il fallait hospitaliser et opérer d’urgence le petit garçon. Monsieur et madame Seignelet, d’abord offensés par une accusation aussi énorme, répondirent vertement. Le médecin, ahuri, insista, devint dur, menaça presque d’appeler la police. Les parents Seignelet, l’un indigné et muet, l’autre glapissante, durent s’incliner. Un fou : ce devait être un docteur fou.
Une ambulance emporta bientôt Philippe. La voiture familiale suivait : on avait emmené Bertrand aussi, à toutes fins utiles. Mais qu’est-ce que c’était que ce toubib-là ? Mais d’où ça sortait ? Mais les lois permettaient-elles…
— C’est simple, répétait à mi-voix monsieur Seignelet, admettons ! mais s’il s’est trompé je l’attaque en justice. C’est simple. Il est allé trop loin. Trop loin. Je l’attaque : c’est tout. Et il paiera. Il paiera !
— Ah ben oui ! Alors là alors oui ! glapit sa femme ânonnante. Parce que là vraiment alors il exagère !… Mais c’est… mais c’est un quoi au juste ? D’où i sort ? Ah non alors là non ! Ah non !
Philippe était bien tranquille, couché dans l’ambulance sans ses parents. Il avait moins mal. On ne l’embêtait pas.
La voiture s’arrêta. Quelqu’un souleva le petit et le porta. Philippe regarda le trajet dans les couloirs comme s’il était quelqu’un d’autre.
On le posa quelque part et on le déshabilla complètement. On le toucha, on lui fit d’autres choses. Ses parents n’étaient toujours pas là. C’était peut-être interdit. On lui fit mal, mais pas exprès. Ensuite, il fut encore porté autre part, et couché sur un endroit dur et froid. Il eut au-dessus de lui un disque de lampes, très grand mais qui n’éblouissait pas.
On lui mit quelque chose contre la bouche et le nez : il respira de l’air très fort qui sentait une bonne odeur de médicament. Ce fut sa dernière impression, car il s’endormit aussitôt. Il mourut pendant l’opération. Madame Seignelet, dans la salle d’attente, était assise près de son mari. Elle serrait les dix doigts sur ses gants et son sac à main. On lui apprit la mauvaise nouvelle sans beaucoup d’égards. Elle produisit les mimiques appropriées et joua les effondrées, afin d’être déchargée de tout devoir. Son mari, devenu vert, tremblait ; ses yeux égarés semblaient chercher un verre d’alcool dans la pièce nue au carrelage gris. Cependant, il prit sur soi, abandonna sa femme aux consolations d’usage, assuma les formalités. Bertrand boutonneux rougit.
Ils n’étaient pas loin de penser que ce docteur était un assassin. On ne vous injurie pas et on ne vous rend pas votre enfant mort, lui qui était vivant juste avant : on n’allait pas se laisser avoir ! Les pontes de l’hôpital couvraient leur confrère, ça, rien d’étonnant. Et on vous réclamait des chèques, par-dessus le marché. Madame Seignelet suffoquait. Les sauvages. Les brutes. Et sa sensibilité de mère, salauds.
Les obsèques de Philippe eurent lieu le surlendemain. Il faisait beau, avec du vent. Le cimetière de Saint-Rémi, rustique et maritime, avait une grande réputation touristique. L’été, les visiteurs, les curieux l’envahissaient. On photographiait les tombes anciennes, les croix de pierre sculptée, les fleurs sauvages, l’océan bleu foncé aux brisants écumeux. Aux heures d’enterrement, le matin, on sentait le pain cuit d’une boulangerie voisine : ce parfum dans l’air frais émouvait les Parisiens cultivés ou romantiques. Les insulaires, quant à eux, jugeaient plutôt cela choquant. Ils n’y auraient pas touché, à ce pain.
Les enfants Seignelet, la tête vide, suivirent passivement la cérémonie. Le cercueil sans poids manquait de réalité. On n’imaginait personne dedans. On était habillé en raide, un crêpe cousu aux vêtements du dimanche, trop chauds pour la saison mais qu’on supportait, avec ce vent. Jean-Baptiste observa longuement, au loin, un bateau pour l’Amérique. Alors il s’intéressa aux gens qui assistaient à la mise en terre, et il aperçut Marc Guillard dans un groupe à l’écart. Pourquoi donc était-il venu ? Où avait-il lu l’annonce ?
Guillard n’était pas seul : il y avait aussi l’autre idiot, Cormaillon, deux grands et un petit moins connus de Jean-Baptiste, qui éprouva soudain l’envie irrésistible de les rejoindre.
Il vérifia que personne ne le surveillait. Il fit un signe à Guillard, s’approcha de Dominique qui pleurait et lui demanda s’il voulait partir avec eux. Dominique, peut-être, comprit mal : il répondit non. Jean-Baptiste n’insista pas : on ne pouvait pas parler. Il s’éclipsa. Le groupe des garçons quitta aussitôt le cimetière en entourant Jean-Baptiste pour le cacher.
Dehors, Cormaillon l’aîné proposa de voler l’une des voitures qui étaient garées le long du mur. Simplement pour se marrer, faire du tapage. On la laisserait un peu plus loin.
— Non, ordonna Guillard. Ce n’était pas le moment de s’amuser ou de prendre des risques.
— Quand j’ai su ça j’ai été sûr qu’t’allais partir, dit Guillard au petit Seignelet, qu’une telle intuition ne surprit pas. Il avait souvent parlé de cette envie de fugue : il ne manquait que l’occasion, la circonstance qui le déterminerait.
Madame Seignelet était vexée de n’avoir pas de caveau. On aurait descendu le cercueil dans un machin là, convenable, une croix moderne, une pierre avec « Famille Seignelet » gravé dessus, on aurait fait meilleure impression. Mais on avait été pris de court. Monsieur Seignelet n’avait pas prévu d’accomplir ce genre d’achat avant que toutes les traites de la maison soient payées. Pour Philippe, en attendant, une concession de vingt ans suffirait, dans le coin des enfants, qui avait bonne mine. Tout de même, Raymonde Seignelet trouvait ce genre d’inhumation un peu sauvage, un peu débraillée, honteuse. Le prix était déjà très élevé, pourtant. Ça fichait leurs vacances en l’air cette histoire, et leur budget du semestre. Ah on peut dire qu’il leur en avait fait baver jusqu’à la fin celui-là. Elle l’avait mille fois répété à son mari : quatre c’est trop.
— Ben où qu’il a foutu le camp Jean-Baptiste ? murmura-t-elle à l’oreille de Bertrand quand elle eut décompté sa progéniture.
Simone Roquin s’est décidée à avouer. Le commissaire Lorge, à qui on restitue l’affaire, est ravi. Elle était jalouse, bien sûr. Mais quelle étrange manière de tuer. Simone Roquin raconte. Elle a assassiné tranquillement son mari à la maison. Elle l’a eu par surprise, avec un petit couteau à légumes ; puis elle a continué à piquer un peu partout, parce qu’il a bougé longtemps. Elle est forte : elle a enfilé ses chaussures à lui et l’a transporté dans la saline, où elle s’est rendue en voiture. Bon, bon. Le commissaire Lorge apprécierait seulement qu’elle prouve tout cela. N’a-t-elle pas échafaudé un roman pour sauver quelqu’un ? D’abord, a-t-elle agi réellement seule ? Monsieur Roquin était haut, lourd, vigoureux. Et ce couteau ? À propos, consent-elle à dire ce qu’elle a fait de son plus jeune fils, Julien, le prétendu fugueur ? Où est le cadavre ? Allons, un petit effort. Ça ne disparaît pas comme ça, un enfant, ça ne s’évapore pas.
— Non c’était pas embêtant, affirme Joachim Lescot. Selon lui, la matinée au commissariat a été très distrayante. Ça ne l’a pas impressionné.
— Non ! dit-il. Maman !… On s’est bidonnés comme des p’tits poux ! Oui ! Avec Alain ! C’est lui qui l’a dit, même !
Cette expression a le don d’amuser exagérément Marie-Antoine Péréfixe, malgré la rectification que prononce Hervé :
— Des fous, pas des poux, eh Joachim.
Il est un peu nerveux, mais sa viande est très bien rôtie. Il souhaiterait ne pas raconter l’interrogatoire, qui l’a secoué. Ce vieux monsieur surtout, ce Lemazier, était effrayant. Les mères partagent l’avis de Pellisson. Elles n’en sont pas encore revenues qu’on ose accuser des enfants. Madame Lescot déclare que si un gamin la volait, là, sous ses yeux, elle préférerait être dépouillée nue que de mêler la police à ça. Quelle inhumanité.
— Tu l’laisserais nous voler ? demande Joachim, l’imagination excitée. Tout l’café ?… Il rit de plaisir. Sa maman l’embrasse.
— Il faut pas exagérer dans un sens, quand même, madame Lescot ! répond Mariette Péréfixe. Sinon c’est pareil ! Il faut pas !
— Mais je vous dis pas vraiment me voler me voler ! Mais je peux bien m’arranger avec le gosse sans passer par ces messieurs !
— Qui c’est qui l’a volée ta mère ? fait Marie-Antoine, étonné : il ne trouve pas qu’il manque des choses autour de lui.
— Attention mon poussin, pas trop de cette moutarde-là, elle est très très forte ! dit Yvonne Lescot. Prends l’autre dans le bocal rouge ! Je vous dis que moi, par exemple, je suis ce voisin, ce Lemazier. Bon. Je crois avoir vu des enfants traîner autour de la maison où, justement, un cambriolage…
— Marie-Antoine bois donc pas comme un trou ! Hein ?
— Ben voilà, le sale type, dit Hervé.
— Voilà, confirme madame Lescot : si je suis vraiment sûre de moi, supposons, je sonne chez cette madame Arnauld, je lui explique c’est très grave, je crains que des enfants soient…
— Mais voilà ! C’est un fait ! approuve Mariette Péréfixe. Il faut être des gens quand même ! On est pas des bêtes.
— Et je vous le disais ! conclut madame Lescot. Une brute !
— Et qui c’est qui lui a volé alors son argent à la dame ? demande soudain Marie-Antoine.
On a rougi son eau d’un peu de vin. Hervé lui lance un coup de pied sous la table. Ah ce serait malin qu’il raconte tout maintenant ce crétin. Hervé est résolu à ne plus voler avec les petits. Ou seulement Viaud, s’il faut absolument un deuxième. Et peut-être jamais. Il a trop eu chaud. Les mères mangent de grand appétit.
— Ils restituent l’argent et on efface tout, dit madame Lescot.
— Voilà, une bonne fessée pour marquer le coup et voilà ! renchérit madame Péréfixe. Quel sauvage, voyez.
— Mais il t’a dit que c’était complètement fini-fini, tante ? demande Hervé.
— Penses-tu, mon grand, rien de rien, dit madame Lescot. Il continue son enquête. Vous vous rendez compte ! Son enquête !
— Alors on va y raller ? dit Joachim.
— Chez madame Arnauld ? dit Marie-Antoine, distrait.
— Mon pauvre chat, lui répond madame Lescot d’un ton ému, tu ne crois pas si bien dire ! Savez-vous madame qu’il m’a parlé de reconstitution ce monsieur Lorge ?
— Reconstitution ! s’écrie Mariette Péréfixe. Ça ! Madame ! Là je suis sidérée ! Sidérée ! Vous me sidérez madame Lescot !
— Parfaitement ! Figurez-vous qu’il aurait voulu jeter nos enfants dans la cave par le soupirail, pour voir si ça passe !
— Mon Dieu ! Pour voir si ça passe ! Quand même ! glapit madame Péréfixe. Les barreaux, vous voulez dire ?
— Les barreaux. Mais oui. Dans la cave de cette dame.
— Quelle horreur !
— Il était pas dans la cave l’argent, remarque Marie-Antoine. Aïe ! Arrête Hervé ! Aïe !… C’est lui, m’man ! Aïe.
Madame Lescot, par chance, pense que l’enfant posait seulement une question ; elle attend que Mariette ait fini la gifle, puis elle répond :
— Ça il ne me l’a pas dit où elle le mettait mon chéri, je sais pas. Mais garde-t-on des millions chez soi madame ?
— Des millions, quelle horreur ! répète madame Péréfixe.
— Oui si ça se trouve c’est lui, c’est le vieux qui a tout raflé, insinue Hervé Pellisson, subitement inspiré.
Sa tante lui fait un hochement de tête lourd de signification.
— Sait-on, sait-on, commente madame Péréfixe.
Elle n’aurait pas inventé cela elle-même. Elle est bien heureuse qu’on tienne un coupable. Ça détend l’atmosphère du repas.
Alain Viaud propose à Guillard de prévenir la doctoresse Ambreuse. Il lui jure qu’on peut avoir confiance en elle. Marc hésite. Si seulement on osait transporter Camille. Mais impossible. Il paraît qu’un blessé grave risque d’en mourir. Et il faudrait rudement le secouer pour le remonter jusque là-haut. En contrepartie, dévoiler tout à cette doctoresse…
Les garçons tiennent conseil. Ils s’accordent sur l’unique solution raisonnable. Ils vont quitter le repaire, déménager une nouvelle fois. On ne laissera ici que Camille Gassé. Son frère Benoît le veillera. Ils auront à boire, à manger, et de l’argent. Viaud avertira la doctoresse Ambreuse. Il lui racontera le minimum. Il la conduira à la grotte. Puis on la filera pour savoir ce qu’elle fait et parer aux ennuis.
Benoît a le choix : il peut rejoindre les autres, ensuite, ou au contraire accompagner Camille et donc retourner chez ses parents. Mais ils risquent de le cuisiner salement. Jure-t-il au moins de ne révéler aucun nom ?
Benoît Gassé dit qu’il sera forcé de désigner, inévitablement, François Boitard, puisqu’ils s’étaient enfuis tous trois. François répond que ça lui est égal. D’ailleurs, si les Gassé abandonnent la partie, il a un peu envie de profiter de l’occasion. Ou peut-être non. Il réfléchit.
Le déménagement s’entreprend sans délai. On se replie sur le repaire précédent, afin d’entreposer au moins les choses indispensables. On jettera le reste à l’eau.
L’état de Camille est critique. On appréhende qu’il meure.
Dès que la grotte est assez déblayée, Viaud s’en va. Il n’est pas très inquiet. Si le garçon meurt, lui ça ne l’intéresse pas. Quant à la bande, ce n’est pas la sienne. Personne ne sait rien au sujet de Julien Roquin, et aucun autre type ici n’intéresse Alain Viaud.
Il passe d’abord chez sa grand-mère : il ne connaît pas bien l’adresse de la doctoresse Ambreuse. Est-ce que les docteurs sont chez eux à cette heure-ci ?
— Et qu’est-ce que tu lui veux à la docteur ? glapit madame Viaud. Et t’as mangé, d’abord, salopiot ?
— Oui, fait Viaud. Sinon quoi qu’t’avais à grainer ?
— Y a du thon, j’ai cuit du thon. Et alors c’est tout sec main’nant, tu vas pas vouloir de ça. Merdeux va pendard.
— J’regarde.
Il s’approche de la cuisinière, étudie la marmite, renifle.
— I pue ton poiscail il est pourri ! dit-il.
— Pourriture toi-même, vaurien, que j’t’attrape !
— Morue tu bouffes d’la morue ! crie Viaud en grimpant dans son grenier.
Ces échanges de mots sont habituels entre sa grand-mère et lui ; ils ne s’en émeuvent pas.
— … Et pourquoi i t’la faut son adresse à la docteur ? reprend madame Viaud. T’es malade ? C’est pas la saison !
— J’suis malade, ouais, rit Alain Viaud. J’ai mal au cul ! C’est une dent qui pousse ! Une grosse dent !
Il dévale l’échelle et s’enfuit. Après tout, il la dénichera facilement à la poste, l’adresse. Il n’a pas le temps de lire lui-même, mais il demandera.
La doctoresse Ambreuse est chez elle. Viaud s’explique. Il en raconte un peu trop, parce qu’il ne sait pas s’y prendre avec cette affaire de coups de revolvers. Pauline Ambreuse dissimule son émotion. Elle dit que le blessé doit être secouru immédiatement : il faudrait du sang, du sérum. Indispensable de prévenir l’hôpital. Alain Viaud va attendre ici et il les conduira.
L’enfant refuse. Il jure qu’il n’est pas leur ami à ceux-là. Il ne veut pas être mêlé à cette histoire. Il n’y est pour rien. Ça n’est pas de sa faute si un con de la bande l’a chargé, lui, de la sale corvée. Il paiera pour les autres, alors ?
Madame Ambreuse le rassure. Elle promet de le disculper. Elle comprend, elle sent qu’il n’est pas responsable, et qu’il n’a rien de commun avec ces malheureux enfants égarés. Mais il faut absolument sauver le petit blessé. Chaque minute compte. Les gens de l’hôpital ne peuvent pas s’amuser à chercher la bonne grotte le long de la gorge : Viaud doit les accompagner.
Le garçon ne la croit pas. Il n’avait pas réfléchi. Il se trouve coincé maintenant. La doctoresse a déjà appelé l’hôpital.
— Oh non oh non ! dit Mariette Péréfixe, vous êtes bien gentille ! Mais il lui faut sa p’tite sieste lui-là ! Oh oui oh oui. Et je me demande si je vais pas ouvrir, cet après-midi. Cette dame avec cet argent c’est qu’elle nous en fait perdre aussi. On compte pas ça hein mais ça compte quand même ! La caisse elle se remplit pas à dormir ! Et lui aussi il la lui faut oh oui !
Les mamans se donnent l’accolade. Elles sont un peu ivres de nourriture et de vin. Rentrée dans sa cuisine, madame Lescot se reverse un café. Il n’a pas sommeil lui son biquet ? Ah si, bien sûr. Ah, Hervé est bien gentil de le coucher. Il devrait en profiter pour s’allonger un peu. Elle-même, malgré le café, au fond… Toutes ces émotions, on digère mal. Les glaces de chez Gorin sont trop grasses, aussi. Ça, moelleuses, légères, oui : mais justement. On en mange trop, et ensuite on a quand même toute cette crème dans le ventre.
Hervé dit qu’il se reposera en compagnie de Joachim, dont le mobilier compte un grand fauteuil.
Depuis plusieurs jours, Hervé Pellisson a renoncé à caresser sournoisement son cousin. Il se sent protégé par leur délit et le danger qu’ils partagent. L’autre fois, il a donc ouvertement provoqué Joachim. Il l’a embrassé sur la bouche et même dans la bouche. Ils se sont déculottés et tout ce qui s’ensuit. Joachim s’est révélé très friand de ces amusements. Il a imaginé qu’ils se servent des fesses. Il a ri, il a ri. Il veut recommencer tous les jours, et on sera tout nus. Dans la chambre, Hervé, une fois les volets clos, pousse doucement le fauteuil contre la porte.
— Pourquoi tu fais ça ? demande Joachim, qui est couché habillé sur son lit.
Hervé le rejoint et dévoile ses projets.
C’est vraiment difficile, ces choses-là, sans faire aucun bruit. Joachim ne sait pas se retenir.
— Coquin ! Il faut pas rire, il faut faire dodo ! réprimande madame Lescot depuis sa propre chambre. Suce ton pouce et fais bien dodo ! Après vous irez vous baigner ! Hein Joachim ?
— T’entends ? chuchote Hervé, qui lèche le ventre du garçonnet.
Joachim s’étrangle de rire et lui pousse la tête plus bas. Sa peau sent une légère odeur de lessive, qui provient de son linge. Madame Lescot n’a pas dû le rincer suffisamment, ou bien elle emploie une marque trop parfumée — sans doute à cause des petits cadeaux en plastique qu’on trouve dans les paquets et que réclame Joachim. Il n’a jamais assez de jouets.
— Mets-moi comm’ça ! dit Joachim : il aime quand Hervé le couche sur lui et lui passe la bite entre les cuisses, et ensuite, on s’embrasse, on bouge et on se marre, nez à nez, dents à dents.
— Pas encore, attends ! chuchote son cousin en suçant le devant et en chatouillant le derrière.
Joachim soupire béatement et prend son pouce. De temps en temps, il s’arrête, le lâche et glousse, les pommettes vermillon de chaleur : c’est si Pellisson chatouille vraiment trop.
L’ambulance de la réanimation a transporté Camille Gassé à l’hôpital. Il sera probablement sauvé. La doctoresse Ambreuse a tenu parole : au retour, elle a escamoté Viaud, qu’elle avait pris dans sa voiture. Non, elle ignore son nom, son domicile, il a sonné chez elle par hasard, elle ne peut rien dire qui aiderait à l’identifier. Au reste, c’est un mioche, il était certainement étranger à l’affaire.
Prévenue par les médecins de l’hôpital, la police épluche chaque centimètre de la grotte. La récolte est fructueuse : les garçons ont abandonné beaucoup plus d’objets compromettants qu’ils ne s’en doutent. De nombreux recoupements sont déjà possibles. On étudie l’inventaire des vols et cambriolages commis depuis le printemps. On a peine à croire que la fameuse bande aux frères Gassé ait réussi tant de coups. Une histoire pareille va être empoisonnante à instruire. Un guêpier. On souhaite qu’il n’y ait pas trop de fils de famille impliqués, et qu’on tiendra solidement les coupables.
Le président Gassé a obtenu du sous-préfet en personne la permission d’être le premier à interroger son fils Benoît, et sans nul témoin.
Il conduit ce tête-à-tête gravement, dans les règles. Au début, Benoît raconte sans rien dissimuler leur aventure, à Camille et à lui. Les visites de villas avec François-Gérard, les soûleries, les menus chapardages, la fugue, etc. Il éprouve un remords atterré, il a certes mûri de deux ou trois ans en une demi-journée. Son père écoute, pardonne, efface, néglige, comprend, admet, patiente.
Puis il en vient à l’essentiel : il faut que Benoît dise tout ce qu’il sait sur les voyous : les noms, les actes, les projets, les cachettes. Benoît Gassé, naturellement, met en avant sa loyauté : il a juré de garder le silence et de ne livrer personne. On pourrait le torturer, l’emprisonner, il se taira.
Le président Gassé connaît cela. Il a une longue expérience du combat contre les scrupules, tant ceux d’autrui que les siens propres. Il ne prend pas son fils de front. Il n’y a rien de déshonorant pour Benoît, n’est-ce pas, à désigner les assassins de son frère, ces garçons d’une bande rivale ? Il n’a pas engagé sa parole envers eux aussi, non ?
Benoît cède très vite. Ce qu’il sait est vague. Il se ment un peu : la police, quand elle tiendra ceux de Roche-Notre-Dame, n’aura aucune piste pour retrouver les autres. À moins que la bande à Cras mange le morceau : mais ce ne sera pas de sa faute à lui, Benoît, et il faudrait être une cervelle tordue pour le lui reprocher. Comment cacherait-il l’identité des gosses qui ont failli tuer son propre frère ? C’est trop sérieux, et il est légitimé. Blanc comme neige : déjà hargneux et furieux contre quiconque aurait la mauvaise foi d’en douter.
Doucement, son père l’encourage. Benoît a fait un grand pas, mais cela suffit-il ? Se rend-il compte que s’il a, lui, commis un acte de la plus haute gravité, c’est de s’être solidarisé avec ces jeunes délinquants ? N’a-t-il pas, par cette alliance contre nature, mis en danger la vie de son frère, la sienne propre, la réputation de sa famille, et, par là même, la vie de son père, lui, Henri Gassé ? Broutilles que les délits, plus ridicules que coupables, auxquels il a participé. Mais s’être associé à des… des… D’ailleurs, prétendra-t-il qu’ils l’ont réellement intégré à leur groupe, et qu’ils n’ont pas senti la différence essentielle qui les séparait ? Que Benoît ose affirmer qu’il a éprouvé pour eux la moindre sympathie, la moindre amitié ; et qu’on lui en a manifesté, si peu que ce soit.
Le président Gassé continue jusqu’au soir de grignoter les résistances de l’enfant. Le sentiment familial et le sentiment de classe sont ses armes infaillibles. Il a eu l’intuition que son fils haïssait profondément ses complices, exécrait les petites gens, se préférait — ainsi qu’on lui a enseigné à le faire. Il ne s’obstinera pas longtemps dans une prétendue loyauté qui le conduit, en fait, à trahir ceux pour qui seuls il est quelque chose : son milieu, ses parents. Monsieur Gassé, avec une patience et une souplesse parfaites, atteint son but : Benoît dénonce tous les garçons. Il est absous, nul ne l’inquiétera jamais.
Dès le lendemain, plusieurs escouades de police prennent d’assaut les caches que Benoît a indiquées et quadrillent la région. Le sous-préfet a supplié qu’on soit discret : mais les flics ont leurs traditions. Ils ne feront cependant pas de victimes : et, si l’on excepte quelques voyous injurieux un peu trop secoués, on ne déplorera aucune bavure. La presse, Maurice Glairat en tête, félicitera les forces de l’ordre. Les familles terrorisées reprennent sérieusement en main leurs marmailles, qu’elles ne tournent pas bandits elles aussi. Les vacances continuent, bien dressées, heureuses au doigt et à l’œil.
Julien souleva le coin de grillage décollé du poteau et se glissa en dessous. Caché par les arbustes odoriférants, il épia l’intérieur du jardin. Les gens dînaient devant, sur une terrasse, à la lumière papillotante de deux ou trois lanternes électriques. Portes et fenêtres de la maison étaient ouvertes. Le bruissement des vagues couvrait presque les conversations.
Julien s’était aperçu que c’était une heure excellente pour voler. Dans cette partie de l’île, au nord-ouest, les propriétés étaient petites-bourgeoises, les vacanciers menaient une vie confiante et prévisible. Solitaire, Julien entrait à sa guise là où il voulait. Il ne craignait que les enfants et les chiens.
Il repéra vite la cuisine. Il analysa les gestes des gens, et devina à quel moment du repas ils en étaient. Avec l’extrême chaleur de ce mois d’août, on mangeait tard dans la soirée : ainsi, les maisons restaient longtemps ouvertes et y pénétrer à la barbe des habitants devenait un jeu.
Le garçon rampa jusqu’à une fenêtre qui devait être celle de la cuisine. Il écouta les voix plus proches. Ils bâfraient, buvaient : Julien serait en sécurité. Il grimpa à la fenêtre et sauta silencieusement dans la cuisine. Il déplia un petit sac qu’il pouvait, ses larcins accomplis, s’accrocher dans le dos pour garder les mains libres.
Son aspect n’était pas négligé. Il était même allé récemment chez le coiffeur : en saison touristique, l’île entière est peuplée d’enfants inconnus, personne ne vous demande rien. Julien en profitait aussi pour accumuler des réserves un peu importantes. Il avait établi sa tanière sur la pointe sauvage d’une côte, où il avait découvert la ruine d’un ancien phare désaffecté. Il l’avait épié pendant des journées, des nuits ; il avait mille fois parcouru les environs ; la place était sûre ; le point d’eau excellent.
Il grappilla délicatement de la mangeaille. Ces gens-là étaient gourmands ! Il ouvrit le réfrigérateur. Et ils buvaient sec ! Julien fit ses provisions, l’oreille tendue.
Juste avant de filer, il aperçut un flacon sur le buffet : il l’escamota et sourit. C’était de l’éther. Il repassa la fenêtre, se coula à travers le jardin, franchit à nouveau la clôture et reprit la route sablonneuse. La nuit était douce, tranquille : il n’avait pas besoin de chercher un abri. Il s’engloutit dans les roches et les broussailles.