Quand mourut Jonathan (28)

De BoyWiki
Version datée du 18 mai 2016 à 11:58 par Crazysun (discussion | contributions) (Page créée avec « {{Bandeau citation|aligné=droite|d|b]}} ''précédent''<br><br> {{Citation longue|Quand on eut enlevé le corps, et que Jonathan le sut en... »)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Il est possible que ce document ne soit pas libre de droits …Si vous possédez des droits sur ce document
et si vous pensez qu’ils ne sont pas respectés,
veuillez le faire savoir à la direction de BoyWiki,
qui mettra fin dès que possible à tout abus avéré.

précédent

Quand on eut enlevé le corps, et que Jonathan le sut enfoui au cimetière, tout de l’autre côté du village, il prit peur de la morte — naïvement, dès que la nuit tombait, la longue nuit de l’hiver.

Le plus léger mouvement des rideaux l’effrayait ; si, chez lui, il apercevait, en allumant dans une pièce, la silhouette de sa veste, de son imperméable, pendus à un dossier de chaise, il était saisi de terreur comme s’il l’avait vue, elle, qui venait pour lui. Elle se promenait dans les jardins, poussait la porte du sien, rôdait parmi les herbes, se tenait droite et immobile au milieu des fourrés, des branches noires. Elle avait des cheveux fous, des yeux globuleux, la bouche entrouverte méchamment sur ses dents pourries, une main bleue, forte, osseuse, appuyée à sa canne. Elle était faite de vent et d’ombres — mais pesante, carrée, qui passait par miracle dans la maison de Jonathan et piétinait lentement à travers les pièces du rez-de-chaussée dès que le garçon était au lit.

Pourtant, Jonathan était dépourvu de superstitions et de croyances, il n’avait ni dieu ni âme. La hantise qu’il subissait était tout humaine ; il ne cessait de s’en plaisanter et d’en être repris. Cette peur sans raison était inexplicablement bienfaisante.

Il remit un verrou à la porte de sa chambre, un cadenas aux volets. Lorsqu’il se préparait à dormir, lampe éteinte, des angoisses l’agitaient, il sentait une présence qui patientait, qui attendait son sommeil pour approcher ; il rallumait, inspectait la chambre, éteignait, recommençait à plusieurs reprises. Pendant la nuit, il se réveillait soudain, alarmé, couvert de sueur, il cherchait désespérément le bouton de la lampe, il ne le trouvait pas, il risquait sa main plus loin avec la crainte horrible de toucher quelqu’un, il trouvait le bouton, mais ça ne s’allumait pas, il insistait, appuyait dix fois, tâtonnait le mur, rencontrait l’interrupteur du plafonnier, ça ne marchait pas non plus, il suffoquait dans l’obscurité, et la vieille avançait, il la devinait là, fétide et froide. Elle atteignait son lit. Il criait.

Il s’éveillait aussitôt de ce songe, allumait la lampe, retournait son oreiller trempé.

Lentement, sa respiration et son pouls redevenaient normaux. L’épouvante du rêve avait épuisé son angoisse, il se moquait de lui, il observait la chambre avec confiance. Pourtant, il n’aurait pas descendu l’escalier pour aller tirer un verre d’eau.

Il évoquait Serge couché près de lui, dans la plus paisible, la plus claire des maisons. Évidemment une autre que celle-ci. Elle n’avait pas pu devenir ce piège, ce lieu de cauchemar, en si peu de mois. La place de Serge était là, à gauche : une place très petite, on n’imaginait pas que quelqu’un ait dormi là, un corps tout entier, vraiment sans rien qui manque — et le plus encombrant des gamins. Jonathan n’avait jamais vu Serge petit, et il aurait juré de bonne foi qu’ils avaient tous deux la même taille. Serge était grand, réellement grand, on avait son visage à hauteur de soi, on lui prenait le cou en levant les bras, on n’avait pas besoin d’approcher la figure pour le voir aussi bien qu’un autre. Mais cette place, à gauche, n’aurait pas permis de coucher plus de deux chats. Où était-il ?

Les images de l’enfant s’effaçaient. Anxieux à nouveau, Jonathan tendait l’oreille et épiait les bruits de la maison. Partout où elle était vide et sans lumière, elle était envahie d’êtres nocturnes. Ils cherchaient quelque chose. On ne produit pas ces grincements, ces chocs, ces craquements abrupts, quand on se déplace tranquillement quelque part. Ils le cherchaient, lui, patiemment, pas à pas ; ils exploraient tout, comme si Jonathan avait pu aussi bien se réfugier dans un tiroir, ou un buffet, ou sous un meuble, que dans sa chambre verrouillée. Ils examinaient longuement chaque trace de sa vie, chaque preuve qu’il était là. L’obscurité ne gêne pas les morts.

Depuis qu’il n’avait plus de voisine, Jonathan supportait mal l’isolement de sa maison. L’habitation la plus proche était à un kilomètre, peut-être davantage. Faute d’environnement humain, ses murs devenaient perméables, spongieux ; toute la campagne, toute la nuit les traversait et s’emparait de Jonathan, ultime vivant d’une planète désolée.

Le jour, il n’éprouvait aucune crainte. La maison d’à côté était fermée à clef, mais on pouvait pénétrer dans le jardin. Il y allait volontiers. Des vieilles, après l’enterrement, avaient emporté les poules, les lapins ; Jonathan leur avait même donné celui de Serge, gras et gros, bon à manger sans délai. La férocité de ce sacrifice, de cette séparation, même, car il aimait beaucoup l’animal, lui avait procuré un plaisir amer, comme s’il avait restitué aux femmes la dernière part vivante de Serge qui demeurait ici, et pour la même destruction.

Les vieilles avaient aussi arraché les légumes qui restaient en terre, des légumes rudes qui supportent la gelée : carottes, navets, céleris, quelques poireaux.

Le clapier vide intriguait Jonathan : il conservait la chaleur moelleuse, douillette, des petits animaux qu’il avait abrités. Mais on ne les égorgeait pas : les vieilles les pendaient par les oreilles et, en leur enfonçant deux ongles dans une orbite ou en s’aidant d’un couteau à légumes, elles leur arrachaient l’œil. La bête criait très longtemps ; les vieilles causaient.

Plus loin, près d’un cerisier mort, au tronc fendu et granuleux, il y avait la fosse où Jonathan avait enfoui le chien. Petit garçon, il enterrait les oiseaux morts qu’il ramassait, puis il les déterrait quelques jours après pour voir. Il s’imaginait vaguement que la terre préservait de pourrir. Il découvrait des boules humides aux plumes gluantes qui se détachaient toutes seules, percées et béantes de vers. II s’en rappelait deux sortes : les premiers, couleur ivoire, épais comme du vermicelle cuit, pas trop nombreux, indépendants et assez calmes ; les seconds, filiformes, d’un blanc pur, qui grouillaient les uns sur les autres à une vitesse fantastique, en scintillant comme une moire, et qui semblaient représenter un plus grand volume de chair que l’oiseau n’en avait contenu. Les vers que nourrissent les chiens et les gens devaient être moins fins et moins répugnants que cela. Jonathan eut un désir violent de découvrir un peu, avec la bêche, le cadavre du chien noir. Cela s’imaginait, mais sans les détails malheureux qui tourmentaient Jonathan. La tête devait être vers ce côté-ci de l’arbre ; non ; il renonça.

Maintenant, personne ne passait par ici. Au milieu de l’automne, cependant, un garçonnet avait fait sonner le métal de la porte avec un bout de ferraille, et il avait demandé à Jonathan si Serge était là. Jonathan expliqua que Serge était rentré à Paris.

— Ah… Parce que je l’connais, dit l’enfant (que Jonathan, lui, n’avait jamais vu).

— Alors, il est plus là ? insista le gamin, qui ne se décidait pas à partir.

— Non, il n’est plus là.

— … Il va revenir ?

— Je ne sais pas, dit Jonathan. Je ne crois pas, non.

— … Plus jamais ?

Puis l’enfant referma la porte et dévala le chemin. Depuis cette lointaine visite, un silence brutal régnait sur ce bout de campagne, le silence des lieux abandonnés, des îles désertes de l’océan arctique, au ciel verdâtre, aux falaises fuyantes, veloutées de lichen, où planent et gémissent des oiseaux irréels.


Retour au sommaire