Lettres de Tony Duvert à Alain Duvert
Texte précédent : Lettres à Michel Guy et Jérôme Lindon
Lettres de Tony Duvert à son frère Alain, citées dans Retour à Duvert de Gilles Sebhan (2015).
Non mais quel sale caractère, on na pas idée de se vexer à ce point-là pour un simple petit reproche d’une amertume ô combien retenue, mais vous êtes bien tous les mêmes, artiodactyles de Bactriane, la fiche vous dit très résistants et très sobres et vous crédite d’une queue de cinquante centimètres. En tout cas, je te remercie infiniment de t’être infligé pour moi l’épouvantable suée de ce voyage caniculaire et l’horrifique saignée de ce coquet pécule. Tu as raison de dire que me voici prémuni contre nos imprévoyances. Je suis sûr désormais de réussir la jointure avec les bonnes choses qui doivent suivre, quelque malheur qui survienne entre-temps. Je ne t’en remercierai jamais assez. Je te fiche donc maintenant une paix absolue. C’était cher mais tu l’as. Sauf expulsion sauvage m’obligeant à chercher un gîte avant mon éventuel départ pour Thoré. Je suppose que tu fais ce séjour parisien du 14 au 18 et donc je passerai chez toi le samedi 16 à midi pour mes paperasses. S’il faut nourrir les chats, mets-moi un mot s’il te plaît. Si tu restes chez toi, veux-tu penser à me téléphoner un de ces midis au cas et seulement au cas où ce projet de visite t’ennuierait. Merci d’avance.
Cher Alain,
me voici donc en colo (pénitentiaire) à la campagne depuis huit jours. La punition est quand même rude, pour tous ces mois de paresse ou d’apathie, mais puisqu’il faut passer par là pour en sortir… – Donc, je m’habitue peu à peu à ce nouveau genre d’horreur, et, la canicule cédant, je retrouve mes esprits. J’ai même repris le travail, et ça au moins ça va. Le « reste », après tout, n’est que l’affaire de qqs semaines, et j’en aurai fini – à jamais – avec cette baraque et avec le monstre qui l’infeste. Au fait, le voyage de vendredi dernier s’est admirablement passé. Quelle expulsion tout en douceur ! C’est stupéfiant tout ce que j’ai fait de normal ce jour-là. Ça m’a rajeuni d’au moins dix ans. Encore merci pour avoir tout si bien organisé. On m’a débarqué à Thoré pour ainsi dire sans que je ne me rende compte de rien.
Quelle chance que je n’aie plus de lentilles ! L’effroyable momie qui m’attendait, recroquevillée en fœtus sur son divan, m’a fait un choc pas descriptible. Non seulement not’mère est d’une maigreur auschwitzique, affreuse à voir en bras nus jusqu’aux épaules, mais elle a maintenant les cheveux longs, avec une raie d’un côté, très laids, blancs sur le dessus et couverts d’un reste de teinture blonde sur les côtés, ça fait vieille pauvresse, c’est copieux, avec de grosses ondulations, elle se prend, je suppose, pour une belle petite fille. L’extrême chaleur a fait que, dès ce soir-là, j’ai coupé court à ce fleuve de radotage boueux qu’elle commençait à m’enfiler dans le crâne et je suis allé sue-phoquer là-haut, sous mon ventilateur. Il y avait 30°. Même scénario les jours suivants. On a donc extrêmement peu parlé jusqu’ici. Ce qui la frustrait totalement, bien sûr. Chaque fois qu’elle m’entendait descendre, elle bondissait sur ses pieds – elle est parfaitement ingambe et son abcès est entièrement bidon – et me rejoignait dans la cuisine. Pas pour des propos pétulants : elle est aussi flasque que sèche, et à chaque geste qu’elle me voyait faire, elle m’accrochait, d’une voix cotonneuse et dolente (ce qu’elle a, quand on lui téléphone, au début : mais ici c’est tout le temps : je crois aussi qu’elle porte un dentier complet, quand tu lui parles elle t’écoute bouche ouverte, mâchoire pendante, l’air atone d’une vieille schizophrène et une figure aussi défaite que sa voix) et répétait inlassablement la question : – Qu’est-ce que tu fais ?… Ce que je fais : laver un verre, couper une tomate, cuire des patates, chercher une assiette, sous son nez. Ces actes mystérieux appelaient si souvent, chez elle, cette question de gâteuse cherchant le contact (comme tu m’avais raconté qu’elle t’accrochait le bras), que j’ai dû lui dire (poliment) de cesser. D’abord samedi ; et j’ai dû recommencer puis violemment – mardi, là, elle m’a répondu : – Si c’est comme ça, je ne te parle plus ! Depuis, ô merveille, nous voilà brouillés et vivant chacun de notre côté. Tu imagines mon soulagement. Je sais, hélas, que ça ne durera pas. Tout à l’heure, il faudra que je « la » traverse pour sortir poster cette lettre, et j’ai tout lieu de craindre qu’à mon retour, etc.
Not’mère vit absolument comme un légume. Dès 9 ou 10h, elle s’assoit devant sa télé, et ne la quitte pratiquement pas jusqu’à minuit. Elle mange sur ses genoux devant le poste. Ses repas sont faits, une fois pour toutes, de jambon, beurre, pain de mie, yaourt, fruit. Il n’y a absolument rien d’autre dans la maison. Son seul plat cuisiné, en huit jours : une petite casserole de courgettes bouillies. Tout est réglé, mécanisé, ritualisé pour que chaque jour soit l’exacte reproduction du précédent. Le « radotage » chez elle, n’est plus seulement verbal : le besoin de répéter inlassablement la même routine étriquée a gagné tout son comportement, qui constitue le programme le plus mince qu’on puisse se donner avant et sauf la paralysie totale. Ses prétendues infirmités sont à la fois des prétextes et des effets de cette vertigineuse abstention. Elle se sert parfaitement de sa main droite et de l’autre ; elle marche autant qu’elle en a envie ; son pied n’avait qu’un bobo, pour lequel elle n’a obtenu du médecin qu’une innocente lotion désinfectante – mais « qui la brûle à hurler » (tu penses !) Quant à son fameux départ pour l’hôpital, voici ce qui s’est passé lundi dernier. Elle est partie en taxi pour Vendôme sur les dix heures du matin. Elle est revenue à onze heures trente, avec une petite radio de la moitié avant des deux pieds : il n’y a rien. Mais, comme il faut quand même qu’il y ait quelque chose, elle m’a affirmé que le médecin lui annonce l’éclosion prochaine d’un deuxième abcès. (Ou abscès ? zut, j’ai un trou !) Donc, tout va bien : rien ne la gêne, mais ça reste grave et elle est légitimement une valétudinaire pantelante. Et voilà pour « l’hospitalisation ». Elle est un tel monument de mensonge et de négation qu’elle mentirait sur la couleur de la robe qu’elle porte si tu lui disais cette couleur en premier. – Ah non, elle est pas bleue ! En tout cas, c’est pas ce que j’appelle du bleu, moi ! (etc., etc.) Cinquante fois par jour, c’est tuant.
Aspect le plus spectaculaire de cette fuite générale devant tout : l’indescriptible saleté de la maison. Les couches de tartre, de graisse, concentrés, croûtes, patines, qui recouvrent tout m’obligent à récurer et ranger à part un minimum d’objets (vaisselle, etc.) propres, pour mon usage. Elle, elle s’en fout. Le verre dans lequel elle boit est voilé de dépôts calcaires ; elle rince à peine sa vaisselle le matin, les couverts gardent leurs traînées de langue chargée d’aliments. Une dégoûtation. Elle s’en fout éperdument. Elle n’a plus de machine à laver, elle fait tremper ses hardes (de clocharde) dans du Génie sans frotter [sic]. Elle ne se lave pas. Quand j’ai fait mon premier tour dans la salle d’eau, j’ai dérangé une énorme araignée à pattes maigres qui avait établi sa toile entre le dessous du lavabo et le bidet tout proche. La brosse à dents est croûtée de vieux dentifrice durci et craquelé comme du ciment ; cet aspect n’a pas changé depuis mon arrivée (mais ça, c’est peut-être à cause du dentier que je lui suppose et dont je ne peux pas vérifier l’existence, il faudrait que je la regarde sous le nez quand elle parle, vu ma myopie). Pas un placard, un tiroir que je n’ouvre sans trouver la crasse grasse, les produits périmés et poisseux, dix ans de saleté et de négligence accumulées.
Voilà pour l’essentiel. Restent mes petits problèmes. Tu m’avais fait très affablement des offres de service, auxquelles, hélas, je suis obligé de penser dans cette situation. Il y a trois choses au sujet desquelles tu peux TOUT pour moi, heureux frère (et néanmoins bienfaiteur) ! 1. Je n’ai plus d’argent. Depuis mon arrivée, non seulement je n’ai pas reçu un franc du vieux monstre, mais le projet dont nous avons parlé, elle et moi – t’envoyer un chèque et obtenir de toi, en retour, un envoi de numéraire – reste encore lettre morte, alors qu’il n’y a plus un sou en espèces dans la maison. Ça aussi, elle s’en fout. Elle ne sort plus de son bain permanent de narcotique télévisuel que pour faire le strict minimum de choses indispensables à sa survie. Lui faire entrer – et maintenir – dans le crâne une initiative à prendre est une affaire de longue haleine. – Cependant, je ne désespère pas d’avoir ce chèque, sa brouille avec moi une fois terminée. Je vais, d’autre part, relancer à nouveau l’ami Tison, qui prend ses vacances à partir de lundi, je crois, et qui sera peut-être compatissant. Peux-tu avoir la gentillesse d’anticiper cette ou ces rentrées d’argent pour m’envoyer un billet de ton choix (non, non, je n’ai aucune préférence !) et, si tu en trouves les sous et le loisir, me composer, à l’aide d’une de ces boîtes qu’on vend à la poste, le petit colis-pour-colon suivant : 2. – un dictionnaire Petit Robert, édition 1994 (la grande révision récemment parue ; ton vieux, que je t’ai laissé, m’avait beaucoup déçu, tellement il est vieux jeu) ; il se vend < 400 F. – des médicaments, dont mon infime réserve est déjà épuisée :
Supradyn[1], 2 tubes
Aspirine Upsa, l’étui de 2 tubes
Boules Quies, 1 boîte
Gelusil[2], 1 boîte de 50 comprimés
(env. 150 F.)
Si tu ne veux pas, sois gentil de me prévenir vite, que je puisse aviser, parce que je ne peux pas, de toute façon, rester prisonnier de cette maison de fous sans dictionnaire valable pour travailler et médicaments pour mes petits maux et un minimum d’argent pour manger et boire – puisque Not’mère est – provisoirement, osons le croire – honteusement inapte à prendre ces pauvres choses en charge. Quel cauchemar, et quel débris. 3. Et zut et super-zut, il y a une autre chose que je n’ai pas faite avant de quitter Tours, et que tu m’avais proposé de faire, et qu’il faut que je te demande en plus de tout tout tout ça, là j’ai vraiment honte : aller à la poste centrale pour effectuer mon changement d’adresse. C’est une fiche à remplir, tu y indiques l’adresse de Thoré pour nouvelle mienne adresse, bien entendu.
Quand je pense que tu vas peut-être bien faire tout cela, je suis rouge de honte et rose de gratitude. – Je te remercie très vigoureusement et te la serre de même !
Cher Alain,
j’étais déjà, ou a peine, réveillé quand tu as téléphoné ici, hier. Même pas six heures du matin (le mien) ! Le plafond, les cloisons sont du papier, on entend tout. J’ai cru comprendre que tu avais perdu ta carte d’identité ; j’ai vu le temps qu’a pris la vieille droguée pour retrouver le livret de famille ; et j’ai pesé à sa juste valeur la commodité des dispositions que cette effroyable gâteuse t’a fait adopter quant à l’acheminement de la chose jusqu’à St-Cyr. Je voulais – je devais – justement t’écrire : et comme c’est pour te demander de l’argent, je remettais à plus tard et plus tard. En comptant sur la vieille pour m’avancer, remboursable « sans délai », le minimum pour manger en attendant. Elle l’a fait, sans problème, plusieurs fois depuis 8 mois qu’on ne se parle plus : quand l’argent que j’espère a du retard, je lui mets un mot pendant la nuit (la cuisine et sa table servent de territoire neutre, c’est une Suisse où l’on échange notes diplomatiques et numéraires) et je trouve, le lendemain, les qq. billets demandés. Je les lui rends peu de jours après. – Mais, cette fois-ci, ça n’a pas marché. Pas un rond. Comme je l’ai vue, mois après mois, sombrer dans des comportements tj. plus délirants (elle t’avait déjà affirmé au tel : « il me vole tout ! » – elle s’est mise à cacher dans sa chambre sa lessive, son sucre, son thé, son pain de mie, ses ciseaux… affolant), j’ai pensé qu’elle en était, maintenant, à ne même plus vouloir risquer qqch. en me prêtant de l’argent. Idée qui m’a mis en ébullition. Rompant cette trêve de 8 mois où on ne s’est pas vus 1 seule fois, je lui ai sauté dessus : je l’ai trouvée flasque, infantile, incohérente. Elle m’a tenu des propos intranscriptibles (sauf long effort littéraire) tellement ils renfermaient de contradictions et de mensonges grossiers, énormes, inouïs. Quand 1 question l’embarrasse, elle en est maintenant à te répondre ouinon, et te noie d’1 flot boueux d’affirmations sans queue ni tête. Excellente stratégie – celle du calmar qui noie sa fuite dans un flot d’encre, ou plutôt celle du putois aux gaz nauséabonds : tu bats très vite en retraite). En tout cas, elle m’a affirmé qu’il n’y avait plus un franc dans la maison, et qu’elle n’a plus de chèque, et que et que. Je n’en ai pas cru 1 mot et, violant un tabou majeur, j’ai envahi sa chambre pour la fouiller. Elle m’a suivi, passive et intarissable.
Tout, à son étage, sent incroyablement mauvais. Elle n’aère pas et ne se lave jamais. Sa machine à laver est foutue depuis des années. Elle trempe du linge et l’oublie plusieurs jours : elle a ainsi, en 11 mois, « lavé » 2 chemises de nuit et 1 mouchoir. Tu vois le rythme. Quant à ses papiers, ils sont comme elle. J’ai été immédiatement découragé. Les deux armoires, les autres meubles, tout renferme, empilés sur les linges ou habits (elle conserve des tonnes de choses et n’en utilise aucune : elle n’est plus qu’abstentions et rétentions, se laisse – vraiment – crever de faim tant elle hait de dépenser, elle chie 2 fois par semaine, elle vit coupée de tout et de tous, momifiée vivante devant sa télé 16h par jour) des tas innombrables de paperasses, maniaquement rangées… par taille, format, calibre. « L’ordre », pour elle, c’est d’établir des petits blocs géométriques qui incarnent le comme-il-faut, la sauvegarde des apparences. Mais là-dessous, désordre et confusion absolus. Il m’aurait fallu vider tout par terre et passer une journée à chercher. Je comprends, du coup, pourquoi elle ne ferme jamais la maison à clef. Quel cambrioleur aurait le courage – suffoqué par cette puanteur douceâtre de punaise écrasée – de fouiller ça… Quant à la torturer pour qu’elle parle, peine perdue : elle parle. Et dit rigoureusement n’importe quoi. C’est vite son tortionnaire qui la suppliera de se taire, tant elle le rendra fou. Elle se noie elle-même dans ses milliards de tricheries et de faux-semblants : et tu vois pourquoi elle a été si longue à retrouver ce fameux livret. Mais tu lui demanderais où est son nez, je crois que ça prendrait 1 heure aussi. C’est qu’en ses vieux jours, cette mégère mythomane qui a passé sa vie à gifler tout ce qui la dérangeait et à fuir tout ce que les gifles étaient impuissantes à araser, ce monstre d’infantilisme et de comédie est simplement devenu une droguée au Lexomil (le best-seller des benzodiazépines) et au somnifère (Imovane). Elle garde ses médicaments (tous bidon, sauf les psy.) ds le buffet : j’en avais fait 1 liste dès mon arrivée mais j’ai attendu des mois avant de les regarder de plus près : j’ignorais donc, l’an passé, qu’elle était sous tranquillisants et irresponsable. EIle a une ordonnance que sa pharmacie du Gué-sur-Loir lui renouvelle et lui livre automatiquement à domicile chaque mois. « Sa » doctoressc, elle ne l’a vue qu’l fois depuis 1 an. Ce médecin sait, je suppose, reconnaître la démence sénile, et comme on ne peut pas interner tout le monde, elle a bien raison d’offrir à notre maman cette camisole chimique grâce à quoi elle se tient – c’est indiscutable – tout à fait tranquille, et ne nuit à rien d’autre qu’à soi.
Cela dit elle n’est plus qu’un déchet d’être, elle ne peut pas durer encore longtemps, desséchée, atrophiée, sous-alimentée et droguée comme elle est. Vraiment tu la tuerais en soufflant dessus. Chaque mois, elle « économise » qqch. de plus – supprime, simplifie, appauvrit. Elle en est venue jusqu’à ne plus acheter de gaz pour la cuisinière : elle a une vieille plaque électrique dénudée (le dessus rond en fonte a disparu, et elle pose directement sa casserole sur les résistances au rouge…), qu’elle a mise sur le carrelage : elle se penche dessus, longs cheveux blancs de sorcière en mèches jaunasses qu’elle va brûler un de ces jours, et elle-même, voire la maison, avec – et elle cuit ainsi, par terre, son riz à l’eau ou ses courgettes bouillies, seule cuisine qu’elle fasse encore, un jour sur deux ou trois. Elle te ment quand elle dit qu’elle ne marche pas : je l’ai vue, toute la semaine passée, aller chercher le courrier à la porte sur rue, tôt matin, sans canne, sans traîner, dans tous ces cailloux traîtres. Elle n’a qu’un handicap moteur, aux jambes comme aux mains : une flemme phénoménale, une démission de tout. Elle ne dit pas un mot vrai de son etat actuel. C’est 1 folle aboulique. Rien de plus. Devrons-nous la faire interner ? C’est très cher – au moins 14 ou 15000 F par mois. Mais elle va réellement devenir dangereuse pour elle-même, et, cet automne, ma propre situation rétablie, je compte voir son médecin pour parler de ça. Avec sa pension et ses économies qui compléteront, elle peut vivre 4-5 ans à l’asile et à ses propres frais. Pas possible, donc, et il faudra trouver 1 solution qui la maintienne ici. Et la placer sous tutelle juridique… Nous avons une maman qui atteint les 2 ans d’âge mental : il faut vraiment penser, désormais, à prendre en charge cet avenant nourrisson. Ce qui sera d’autant plus facile que – et j’espère que cette nouvelle va t’arracher un cri d’admiration ! – j’ai décidé d’habiter ici en permanence. Mais voici où j’en suis. J’avais, et de beaucoup, sous-estimé le délabrement de mon état nerveux, après ttes ces années de torture physiologique par le bruit, la pauvreté, les créanciers, l’alcool. Ce qu’il me fallait, c’était de longs mois à l’abri de tout. Les profs, je crois, ont d’excellentes maisons de repos où les plus éprouvés d’entre eux peuvent se refaire des nerfs, rien du même genre pour moi, hélas. Mais j’ai guéri qd même. – Je suis désolé, à ce propos, de t’avoir martyrise de mes accusations, insultes, hérissements : j’étais écorché vif et je grossissais tout. Voir clair dans ce qu’était vraiment cette maison, cette mégère (dont ns avons bien cru ensemble les monceaux de mensonge : et le Thoré où nous pensions que j’allais était fort éloigné du vrai, que je n’ai commencé de voir tel quel que depuis deux ou trois mois). Quant à ma situation, elle est simple. L’argent que tu as eu la si bonne idée de m’envoyer, en janvier et en mars, s’est ajouté à divers subsides amicaux, reçu de l’un ou l’autre : au total, j’ai eu un « revenu » de douze mille F pour ces six derniers mois, et j’ai profité de ce pactole – pas loin de 500 F par semaine ! – pour ne-rien-faire-et-travailler (seule définition honnête du métier d’écrivain). Un très bon choix : qd je regarde aujourd’hui l’état de mon texte tel que je me proposais de le négocier en janvier, je suis glacé. Je ne voyais vraiment pas ce que je faisais. Dieu merci, avec vos sous (ce vos-là, je pense, qui t’associe à mes plus fidèles amis, te choquera moins que celui, révoltant, dont je t’avais accouplé à notre mère !) j’ai pu attendre. Et maintenant je suis OK. Je me suis donné jusqu’au 15 pour taper du manuscrit : ensuite, c’est dit, je poste ça et je le vends, même à bas prix. Je serai donc enfin tiré d’affaire d’ici la fin de ce mois : et le pathétique besoin d’argent que je t’exprime aujourd’hui est donc, dans tous les cas, le dernier dont j’aurai l’indécence de te dévoiler les affres pantelantes.
La chose a deux volets : 1. La vieille folle se prétendant sans un, et la maison étant impensablement vide de tout, un colis de nouilles, lait, farine (ou son équivalent en espèces, à la rigueur) m’éviterait de mourir d’inanition d’ici que s’achève cette semaine – ou d’étrangler la folle, de colère qu’elle me cache son argent et me vomisse mensonge sur mensonge. Merci d’avance pour la célérité que tu pourras mettre a nous éviter pareils drames. 2. Je manque épouvantablement de tout : pharmacie, papeterie, rubans (redevenue coquette, je me pare), et mille divers impedimenta dont la liste à géométrie variable, plus les taxis Thoré-Vendôme et retour, se chiffre à mille/deux mille F. Bien entendu, je m’arrangerai avec ce que tu peux m’envoyer : mais sois bon de me le dire ces jours-ci, que j’avise. Pour la suite, je vais céder mon roman le cœur d’autant plus léger que, dès l’instant où je trouve vivable de m’enraciner ici – la vieille n’est qu’un fantôme (je l’ai d’ailleurs prévenue de mon intention : et il est clair qu’elle s’en fout éperdument – elle est dans ses vap’ au Lexomil, le reste ne compte plus), Thoré, très rajeunie, devient coquette, Vendôme me plaît, la vallée du Loir m’a fait commettre jadis cent folies à vélo tant elle me séduit, et Paris-en-TGV est tout proche – je pourrai y vivre, sans loyer ni crainte d’aucun huissier puisque rien n’est, ou ne sera réputé être, à moi, pour très peu d’argent. Le plus mauvais contrat (disons équivalent à 5000 F par mois) me donnera un vrai luxe, en comparaison de ma vie ttes ces dernières années. Donc aucune hésitation. Juste cet ultime « petit » boulot. Il y a seulement un point d’interrogation : si j’ai peu d’argent, j’aménagerai la chambre, et, plus tard, sa voisine ; si plus riche, je rendrai plutôt habitable la grange-remise, qui est très saine de gros œuvre et qui me ferait 1 adorable maisonnette ds les 60 m2 (en 2 niveaux) plus 1 pimpante véranda que je me vois déjà maçonner sur le devant…* Excuse-moi d’avoir écrit si en long. Et mille fois merci de m’aider a sauver mon embonpoint. je te serre la main.
* j’ai noté soigneusement que, du 18 juin 94 (le fameux taxi qui transporta mes affaires chez toi. Évalué à 500 F) à ton succulent envoi spontané (ah le beau vert dollar des Curie !) du 27 mars dernier, tu m’as donné 7100 F déjà. (Détail sur demande.) Rien d’impossible à ce que je te les restitue cette année, et tu as bien tort de « tj » m’écrire que bien-entendu-tu-n’y-comptes-pas.