Quand mourut Jonathan (84)

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Jonathan commit un mensonge, peut-être le premier mensonge tactique de sa vie. Il affirma à Simon qu’il avait parlé de lui à son patron de galerie : le marchand était très intéressé, il avait toute confiance dans l’opinion de Jonathan — qui n’abusait certes pas de son influence —, bref, si Simon avait quelque chose à montrer…

C’était bien joué, car Simon, enchanté, jura modestement qu’il n’avait rien, puis ajouta que peut-être, bientôt… Mais ce fut catastrophique, aussi : car Jonathan n’avait jamais rien proposé de tel à Barbara, qui ne se prenait pas pour une demi-peintresse. La femme ne fut pas seulement vexée : elle comprit que Jonathan flattait Simon, et elle devina pourquoi. Elle persifla négligemment ; Simon n’y vit que du feu, mais Jonathan découvrit quelle maladresse il avait commise. Son coup d’essai dans l’art diplomatique était une belle gaffe.

Il se consola en pensant que, de toute façon, il était impossible d’apprivoiser Barbara : l’aurait-il flattée avec génie qu’il n’aurait pas fait avancer la situation d’un millimètre. Par contre, il pouvait rallier Simon à sa cause, du moment qu’il ne s’adressait pas à son intelligence. Mais, quand on perd une guerre, s’allier à un autre vaincu ne change pas le rapport de forces.

Et ce que les fameuses vacances que Simon et Barbara avaient passées sans leur lardon avaient produit et instauré — ça en puait plein l’appartement — c’était bien le règne de Barbara. Domination qui semblait convenir à Simon, mari béat : mais qui rendait dérisoire toute alliance avec lui.

Durant cette soirée, Jonathan eut des nausées et, parfois, des accès proches de la syncope, en écoutant, en regardant, en voyant Serge là. Il ressentit, à son tour, un désir de meurtre. Le couple idéal sous lequel l’enfant devait vivre était sans reproche ; un patron l’eût aimé ; des gauchistes l’eussent béni ; des psychiatres (sauf quelques ironies acides pour suggérer qu’ils en devinent long) en eussent réchauffé leur cœur de chien. Jonathan but verre sur verre, et disparut : Serge l’épiait, souvent debout, toujours loin d’eux trois, et il avait presque le regard des enfants que Jonathan, l’année d’avant, avait scandalisés dans la campagne.

Jonathan perdit toute conscience de ce gâchis, jusqu’au moment où il se vit assis dans un train qui le ramenait chez lui. Mais pourquoi ? Il ne voulait pas y aller. Pourtant, si. Évidemment. Irrémédiablement.

Il se rappela que, au voyage d’aller, Serge et lui avaient combiné de maigres plans pour rester en contact. L’enfant écrirait à Jonathan — qui ne lui répondrait pas, puisque inévitablement Barbara détournerait le courrier, et, chose pire, le lirait et y trouverait de quoi se confirmer dans ses sentiments. Serge allait faire l’espion : relever les heures de présence et d’absence de ses parents, et tous les autres détails pratiques ; indiquer ses heures de classe (il allait entrer en sixième, dans un lycée fort éloigné de chez lui) ; signaler à Jonathan chaque opportunité de se voir. De son côté, Jonathan déménagerait pour Paris, et tâcherait d’avoir le téléphone. Et d’habiter, par exemple, entre le lycée et la maison de Serge.

Le mieux, peut-être, serait de couper tout lien avec les parents du garçonnet (tant pis pour ce que la galerie de Jonathan allait y perdre…). Serge justifierait ses absences en disant qu’il allait chez des copains : il était libre, très libre, ça ne troublerait personne, surtout si la disparition de Jonathan éteignait tout soupçon. Serge, d’ailleurs, saurait montrer qu’il avait totalement oublié le jeune peintre, ce mec chiant.

Ces projets avaient un lourd inconvénient : si Jonathan brisait avec les parents de Serge, plus question de vacances ensemble, de vie commune, plus question d’habiter cet autre monde, immense, qu’ils avaient découvert.

En vérité, une rupture avec Simon et Barbara était prématurée ; il fallait apprécier de plus près l’intensité des soupçons, des jalousies, des haines de la femme, et la valeur du mari comme complice éventuel. Leur profonde indifférence à Serge — qui ne commençait à les intéresser que lorsqu’il s’éloignait d’eux — était un autre atout précieux.

Non : il faudrait les caresser, les endormir, être là, plutôt que le contraire. En tout cas, jusqu’au moment où on serait fixé sur ce qu’on pouvait attendre d’eux, obtenir d’eux — à leur insu.

Quant au déménagement de Jonathan, il était impensable dans l’immédiat, faute d’argent. Et il fut obligé d’en parler, dans le train, à Serge, dont les propositions s’appuyaient trop sur la liberté et la richesse supposées du jeune peintre. En comptant au plus serré, et même pour n’occuper à Paris qu’une chambre décente, Jonathan devrait attendre le début de l’année suivante avant de pouvoir abandonner la petite maison. Et il négligeait, dans ses calculs, les impôts qu’il aurait à payer sur sa dernière année de revenus fastes, à présent qu’il n’avait presque plus rien.

Serge n’eut pas l’air de trouver trop longs ces trois mois de patience. Il fit la liste des congés scolaires de cette période : il dit qu’il demanderait à son père pour aller chez Jonathan chaque fois. Il était sûr d’y arriver — puisque, après tout, c’est ce qu’il avait réussi à obtenir déjà, cet été.

Jonathan n’y croyait pas trop, lui : l’enfant sous-estimait les circonstances et surestimait, à la fois, son pouvoir propre et celui de son père. Jonathan fut persuadé que Serge déchanterait bientôt ; il se garda, cependant, de le dire.

En tout cas, leur conspiration en était là. Maintenant, ils étaient séparés. La vraie guerre commençait — cette guerre que Jonathan savait, obscurément, perdue, mais que l’enfant était sûr de gagner. Jonathan se rappela que, lui aussi, il avait eu, vingt ans plus tôt, une énergie aussi ardente et aveugle : et, lui aussi, en pure perte. On peut lutter contre des hommes, de simples hommes : on ne lutte pas contre des personnages, contre des rôles, car il y a une société entière derrière eux. Et on n’apprend cela ni rapidement, ni de bon cœur. Jonathan le savait, Serge l’ignorait ; Jonathan voulait bien, à cause de cet enfant entier, oublier son savoir ; mais il sentait trop, en même temps, que cela ne changeait rien aux choses.


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