Quand mourut Jonathan (7)
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Au matin, Jonathan entendit sa voisine gratter la terre, derrière la clôture qui séparait leurs jardins. Sans doute elle s’était postée pour découvrir ce qui se passait, et d’où venait cette voix d’enfant. La matinée était lumineuse. Serge s’était éveillé dès sept heures, ce qui avait un peu contraint Jonathan. Ils avaient remis leurs vêtements sans se laver. Serge se fit nouer ses lacets, sous prétexte qu’il ne savait pas. Jonathan ne savait pas non plus. Il remarqua que les pieds du garçonnet avaient forci ; les orteils étaient moins courts et moins dodus. À contre-jour, un duvet doré se voyait sur la cheville ; dense, tournant et régulier, il s’usait sur le mollet sans disparaître. Serge exigea d’aller tout de suite dans le jardin. Jonathan servit le petit déjeuner par terre, où montait beaucoup d’herbe. Un peu engourdi, l’enfant écoutait les raclements du sarcloir. Il arracha mollement des herbes autour de lui et les jeta dans son bol, qu’il avait délaissé à demi plein ; puis il renversa le tout, se releva avec vivacité et s’approcha du grillage. Il écarta les petites feuilles : — Bonjour ! dit-il, apercevant la vieille. — Hnn. Elle resta penchée. Un museau noir, mouillé, environné de poils ras et blanchis, s’appuya au grillage et toucha les genoux de l’enfant. — C’est vot’chien ? demanda Serge, qui passa un doigt pour être léché. — Sors de là carogne ! dit la vieille. Elle donna au chien un coup de son outil. Désappointé, Serge revint s’asseoir près de Jonathan. La vieille se redressa et cria à travers la clôture : — J’ai encore des rats ! Mettez du produit ! Monsieur ! Ils m’ont mangé deux poussins cette nuit ! Et il faut arracher ce liseron-là ! Ça mange mes navets ! Sans attendre de réponse, elle se courba sur la plate-bande et tapa la terre aussitôt, mais légèrement, avec lenteur, pour écouter. Serge murmura, hilare : — Tes navets ! mes rats ! mes poussins ! — Là j’ai semé des fleurs d’été, dit Jonathan. Un très petit rectangle de terre bêchée et tamisée, d’où sortaient des pousses maigres, hautes comme la main. — Des navets ? dit Serge plus fort. — Non ce sont des… je sais plus le nom français. Ça pousse dans le blé. Si tu voulais enlever tes chaussures, ajouta-t-il sérieusement, je voudrais bien dessiner tes pieds. Serge accepta sans s’étonner : — Mais je peux pas défaire le nœud. Jonathan l’aida ; puis, renversé dans l’herbe, jambes en l’air, tirant ses chaussettes, Serge gloussa : — Ah ! mes poussins ! mes poussins ! mes p’tits rats ! mes navets ! Jonathan cala sa planche à dessin sur un cageot ; il donna un illustré au garçonnet et l’orienta dans la lumière. — Les deux pieds tu dessines ? — Oui tous les pieds. — Tous mes pieds ? Serge, qui lisait très mal mais inlassablement, changea souvent de position devant son illustré. Ses pieds tournaient avec, et Jonathan suivait. Après une heure, il y avait une dizaine de pieds sur la feuille. Tous ses pieds, pensa Jonathan. Il dessinait au crayon, sans retoucher ni gommer. Il aurait fait ce travail les yeux clos — c’était de vieille discipline. Mais il était ému de recomposer le tracé académique aux proportions de Serge. Il produisit le relief par un simple jeu sur l’épaisseur du trait. La blancheur de la peau lui inspira de laver la feuille, et cette envie le surprit : depuis qu’il habitait ici, il n’avait plus touché de couleur. Après l’aquarelle, les pieds enfantins eurent l’air remuants et lourds. Là-bas, ceux de Serge oscillaient doucement tout près d’un bouquet d’orties. Le petit, quelquefois, prononçait une syllabe en lisant, d’une voix atone ou décidée. Jonathan contempla la feuille avec bonheur. Ces dessins n’étaient pas de lui. Ce matin-là, simplement, le hasard du soleil et des légers nuages avait fait flotter sur son papier l’empreinte insolente du petit garçon. Il montra l’étude à Serge, qui n’en pensa rien. — C’est comme ça qu’on s’enrhume, dit une voix enrhumée et coupante. La vieille était sortie sur le chemin et, profitant de ce que la façade était nue, elle leur avait jeté un regard curieux. — Elle s’intéresse à toi, dit Jonathan. Il tira tout à coup Serge par les jambes et lui embrassa longtemps les pieds. Il lécha aussi entre les orteils. Les petits ongles étaient noirs. L’enfant rit et cria avec satisfaction. Il se débattit. Tombée par terre, la feuille d’étude fut piétinée et crevée. Puis il y eut un temps d’arrêt où Jonathan et l’enfant échangèrent silencieusement un regard particulier. Ils se relevèrent ensuite et rentrèrent dans la maison. Serge pieds nus avait une attitude dansante et un peu inconsistante, hâtive, tandis qu’il disparaissait devant Jonathan.