La parole et la fiction

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Critique, par Tony Duvert, du roman Le Libera de Robert Pinget, parue lors de sa sortie en mai 1968, dans le nº 252 de la revue Critique des éditions de Minuit. Réécrite et republiée en janvier 1984, lors de la réédition du roman, dans un opuscule offert avec celui-ci (Minuit étant l’éditeur de Pinget comme de Duvert).

Les curieux pourront lire le début du roman de Pinget ici


Approches


Les romans de Pinget, on le sait, ont recours, l’un après l’autre, à un matériau uniformisé : mêmes personnages, mêmes lieux. Plus exactement, on relève dans chaque livre certains noms de lieux et de personnes qui figuraient dans un ouvrage antérieur. La stabilité de ce matériau semble relier les différents romans de Pinget : on penserait à quelque intention cyclique.

Mais (sur ce plan tout au moins) il n’en est rien. Il ne s’agit aucunement d’unifier, à grand peine, une suite de livres, en y resservant un échantillonnage invariable et représentatif de personnages « en devenir », dont les tribulations ont un même terroir pour scène. L’attirail topo- et patronymique paraît seulement rester à disposition de l’auteur à titre de formant possible des livres futurs : c’est une réserve. Qu’on remarque des distorsions, des contradictions — recherchées — dans ces emboîtements successifs n’est d’ailleurs pas digne d’intérêt, car la vraisemblance, la continuité ne sont pas en cause : seuls comptent les noms.

Et ce qu’ils désignent sera d’autant plus soumis à variations, allusions, citations truquées ou pas, que ces romans se passent de « narrateur objectif » — pôle ordinaire des récits traditionnels. Ceux qui disent je dans les romans de Pinget, certes, s’attachent obstinément à une série (plus ou moins altérée, fragmentée, augmentée) de vocables préexistants : mais c’est pour se créer un point fixe, par référence explicite aux fictions antérieures. Narrativement, sur le plan de l’invention, ils n’en tirent que ce parti minime : en faire des supports de leur discours, des prétextes à parler. Ici, ce qui est défini est fine apophyse dans l’indéterminé, faire-valoir du je-ne-sais-pas.

Le Libera est par conséquent un livre autonome. Un narrateur anonyme y raconte une anecdote-gigogne où l’on reconnaît des mots : des noms propres, lus dans Mahu, dans Quelqu’un, dans L’inquisitoire, etc. — et qui servent surtout d’indices, de repères interchangeables à des séries, guère ou non personnalisées, de paroles, de gestes, alluvions diverses qui gonflent et tordent le récit.

« Des propos contradictoires sont rapportés par quelqu’un… qui ne m’a pas révélé son identité », dit Pinget de son Libera. En effet, le narrateur ne « raconte » pas, il n’est pas responsable explicite de la fiction : il rapporte des propos (dont l’origine et la nature varieront, même s’ils restent centrés sur un nombre restreint de sujets) — il prétend être placé en situation de témoin auditif. Rôle hypocrite entre tous : à lui seul, il favoriserait la multiplicité des plans narratifs ; par convention, il la justifie déjà. Et, au hasard des associations d’idées (du pouvoir expressif d’une scène, d’une façon de parler, d’un rythme oral…), le narrateur mémorise, assez évasivement, des événements passés, imaginaires peut-être ; il y est un peu mêlé en tant qu’acteur mais il n’a pas sa version de ces événements et semble demeurer extérieur à une fiction avec laquelle, on le verra, il entretient cependant un rapport troublant.

Comme d’habitude chez Pinget, le discours hésite, tourne, se déroute, le locuteur s’interroge sur la véracité de ce qu’il évoque et attribue à tel support humain nommé, connu. Ces doutes, ces volte-face n’ont bien entendu aucune sincérité, aucune vraisemblance psychologique. Les ressources, les défaillances, les scrupules de la mémoire sont des artifices de style qui, en introduisant des copules disjonctives dans le discours, enchaînent sur un même fait des versions moins contradictoires qu’antagonistes — car elles ne se détruisent guère, elles s’opposent : et, dans un contraste plus ou moins accusé, coopèrent à la tension du livre, à son unité « motrice ».

Pour bien situer le rôle que joue ce discours louvoyant dans la composition du livre, il est utile d’exposer sommairement les présupposés d’un tel travail. On doit d’abord remarquer que le roman ancien se « nouait » lui aussi par contrastes successifs — mais avec de grandes précautions dans la manœuvre, et l’asservissement de ces oppositions à la crédibilité d’une intrigue ; on « peignait » une situation donnée — puis la situation opposée ; on avait en coulisses une petite boîte à événements fatals et autres personnages crânement campés, grâce auxquels, par le biais d’un « coup de théâtre », on renversait l’action ; on recommençait deux ou trois fois, cela faisait des péripéties, une progression. Jeu de marionnettes à bout de souffle aujourd’hui, mais qui continue d’amuser les enfants.

Chez Pinget, le coup de théâtre est seulement verbal : c’est l’apparition du ou, du ou bien — et, plus généralement, d’une contradiction sensible, appréciable, qui prélude à un nouveau développement. L’intrigue est dès lors soumise aux mouvements d’une écriture, au lieu d’en être le moteur.

Dans les deux cas, la tension du livre, sa composition entière, sa manière d’être, continuent de reposer, schématiquement, sur un système (préparé ou abrupt, insolite ou rituel) d’oppositions nettes, avouées, de séquences cohérentes ou à peu près : ce qui sous-entend a priori une stabilité de chaque terme, une vraisemblance de la fiction — donc une certaine forme de réalisme ; on dirait mieux : un romanesque de la représentation. Le rapport entre l’écrit et le réel reste ici un rapport de relative sujétion : nous sommes dans une littérature figurative, instrument d’évocation du « hors texte ».

Ce système, Pinget l’accepte pour le combattre, sur le terrain du livre se faisant ; les truquages, les falsifications, la pulvérisation du réel auxquels on assiste dans Le Libera doivent, sans cesse, se référer à un modèle mythique implicite (la réalité) qu’ils pervertissent et font sentir par là même plus tyranniquement nécessaire. Le roman est l’histoire de ce conflit.

L’intérêt exceptionnel du Libera est de montrer un écrivain qui gomme le romanesque en restant aux prises avec ses exigences, avec son arbitraire, et même avec son aspect journalistique, abêtissant. Écrivain dont l’effort narratif vise à détruire par le menu le diktat littéraire sur quoi, en bloc, le discours prend appui. Sommairement, une fiction que la parole constitue, et, violentée, qu’elle efface ; l’attrait de l’ouvrage réside dans la perfection de ce jeu, inspiré, violent, maîtrisé, tonique.

Le formant anecdotique du roman n’est d’ailleurs pour Pinget qu’un fardeau nécessaire : « Tout ce qu’on peut dire ou signifier », écrit-il (Préface) « ne m’intéresse pas, mais la façon de dire. Et cette façon une fois choisie (…), donc préalable, elle m’imposera et la composition et la matière du discours ». On renverse la fonction de l’anecdote, de l’histoire racontée et de son sens ; on joue et rejoue ce renversement, on va même jusqu’à le dramatiser : mais il n’est pas tenu pour acquis, on s’installe au sein de l’opération, on n’envisage pas d’ouvrage post-problématique (seules au sein du « nouveau roman », les dernières œuvres de Beckett — Comment c’est, Têtes-mortes — semblent explorer cet au-delà).

Certes, le réalisme de Pinget est souvent parodique — mais bien présent. L’humour fait mine de rabaisser la fonction représentatrice du récit ; il décourage l’interprétation du livre en termes de signification. Le fil de la parole tranche mille fois une fiction faite exprès (tout asservie à la nécessité de ces coupures), en deux mouvements à contresens, qui coïncident et s’interagissent. Le contrepoint de ces mouvements reste assez simple dans son principe ; mais, dans son accomplissement, il est riche, prolixe, embrouillé, minutieux, tournant — semblable, par sa circularité, à cette fameuse gravure de M.C. Escher, qui représente une main qui en dessine une autre qui dessine la première. Mais il faut imaginer, dans Le Libera, que l’une des mains gomme celle qui la dessine ; aucune prédominance possible de la main qui dessine ce qui la détruit ou de celle qui gomme ce qui la crée. L’œuvre sera la fin et le lieu de ce drame logique.

Une vive technique de la confusion, de l’interférence, du lapsus, organise ce complexe avec une grande fluidité. Fluidité retorse d’une parole qui s’embarrasse d’anecdotes pour se faire apparaître elle-même et se charge de plus en plus jusqu’à être étouffée (penser, par opposition, à la « voix blanche » de Bing). L’histoire qu’on essaie de raconter dans Le Libera a la fonction de révéler la voix qui la porte : on parle pour être là, pour qu’il y ait de la voix.

Parler : car il n’est pas question d’écrire. Le parlé a pour le romancier toutes les caractéristiques et tous les attraits d’un infra-langage, inconséquent, mobile, indemne surtout de contexte écrit, organisé, reçu, légiférant. Son vocabulaire, sa syntaxe, sa rhétorique lui sont propres ; sa logique essentiellement transductive autorise une organisation du récit susceptible d’incohérence et de continuité. Là aussi, la raison du choix pour Pinget est un souci réaliste, que doublent des intentions expressives (cf. Préface, pp. 3-4, passim).

Mais ce langage, quelle que soit son origine, est bel et bien écrit : et il fait son œuvre : un récit illettré, versatile, imprévu par l’auteur, et qui modèle, sécrète des visions familières — situations banales, paroles, gestes cent fois perçus. Récit qui, n’était son ironie, friserait le populisme, voire le misérabilisme. Parole libérée, hasardeuse, reconduite à son ingénuité ; elle ne masque plus rien ; ce qu’elle sait dire et taire craque, s’engloutit. Mais un flux de sûreté et de déraison s’y substitue, qui bâtit, par ses manques, ses faiblesses, ses retours, le véritable roman que nous lirons. C’est l’essor du trait continu de certains dessins de schizophrènes — tels ceux d’une dame Laure Pigeon, spirite, qui figurerait bien dans le matériau Pinget aux côtés des demoiselles Lorpailleur et Lozière — où l’on voit, par exemple, une jolie forme humaine faite d’un zigzag d’écriture bleutée, ondulante, aimable, qui se délace lentement, et qui peut se lire, lettres à peine déformées, texte abscons. Double parcours, double caprice, une silhouette familière, un langage d’étrangeté.

Le discours du Libera, ainsi déterminé, commande que s’élabore une fiction faite pour lui. Seule, lourde et aérienne, la parole construit ; elle jaillit en une architecture qui ignore l’architecture, elle obéit aux singularités qui l’informent, Babel diaphane et minutieuse, dont cette fois l’exemple pictural serait une autre gravure d’Escher, qui nous montre un système délirant de portes, escaliers, corridors et terrasses, élaboré à contresens en un parcours rationnellement déraisonnable, où cheminent des silhouettes aveugles qui tracent un chemin unique, dont chaque fragment, en soi banal, est rigoureusement inconciliable avec les autres. Labyrinthe d’impossibilités s’intriquant, Le Libera n’est rien d’autre.

J’ai déjà fait allusion à la convention commode qui articule l’ensemble : « on » rapporte des propos, « on » affabule, « on » a l’air peu certain de ce qu’on affirme. On se délecte à prendre les vessies pour des lanternes ; on visite de la sorte deux ou trois culs-de-sac, et le livre se brise.

Un thème, un sens anime ce voyage dans l’incertitude. Thèse simple, répétée, constante chez Pinget : c’est, platement, une « moralité » indiscutable du genre : la vie commence mal, se passe mal, finit mal — à quoi on peut ajouter un rien n’est dicible bien senti. L’intérêt de ce thème n’est certes pas philosophique, mais esthétique : il participe, avec l’amertume qu’il suscite, au « ton » narratif. Il est source fondamentale de parole métaphorique, d’humour aigre-doux, de brèves violences ; il désigne le point de vue du narrateur, qui est ballotté dans l’absurde : non pas un absurde existentialiste, mais celui, agressivement drôle, proche du non-sense, qui résulte de sa propre parole, qui le recherche, l’accuse, le tourne en ridicule. Ainsi, ce que, même dans un sens faible du mot, j’appelais une « thèse » n’est pas le noyau du livre, mais sa terre natale : elle commande une forme, une organisation, un langage qui l’effacent. Comme chez Beckett, le « sens » est un formant romanesque, il n’a pas et ne peut pas avoir de valeur intrinsèque ; il n’est pas le but, l’objet du livre, mais son axiome, qui ne vaut que par ce qu’il engendre. C’est dans cette seule mesure que je parle du « sens » du Libera : pour aller vers le livre.

Ce rapport de la parole et de son « sous-signifié » idéologique était plus apparent, plus simple dans des romans comme Quelqu’un ou L’inquisitoire, où l’on ne parlait que pour se digérer soi-même : on y passait sa vie, on n’en finissait pas de se liquéfier. Il va sans dire que cette désagrégation est notre ordre, cette autodestruction notre devenir, on se boulotte pour se vivre. Et L’inquisitoire le montrait avec une superbe évidence : en une interminable anamnèse, un X… (auquel s’applique l’étiquette valet-de-chambre-sourd-et-à-la-retraite) y trace, on s’en souvient, l’inventaire minutieux de ce qu’il a fait, inventaire qui passe par d’exaspérantes descriptions du château de Broy, où il travaillait, et de son mobilier ; l’ensemble est coupé d’incorporelles allusions aux maîtres des lieux, sur lesquels l’interrogé interrogant reste à peu près muet, tandis que, page après page, ce silence qui en dit long impose au lecteur, en quelques déductions de concierge, l’anecdote dérisoire et invérifiable de vieux pédés à partouzes et à millions. Alors, ce château de Broy avec un si misérable mystère, c’est comme un coffre vide. Et peu importe que le discours soit un souvenir, un fantasme ou une création progressive du mensonge à soi-même. Dans L’inquisitoire, on découvre sa vie faite de néant plein et d’être vide, en une vaste métaphore du dénuement. Signification qui n’est là que pour la beauté de l’image qu’elle a suscitée.

Les vieux pédés, on va les retrouver, ou leurs pareils, dans Le Libera : ils rôdent derrière l’anecdote louche qui gouverne l’ouvrage : viol et meurtre de gamins. Elle est le support d’une thématique de l’agression et de la mort. C’est pourquoi rien n’est plus drôle que ce livre.

L’humour de Pinget est, lui aussi, un fait de langage, autant qu’un tour d’esprit a priori. Fait de langage parlé : cette langue, que Pinget dit mieux adaptée aux exigences de la sensibilité, a, lorsque écrite, l’intérêt d’empêcher toute dramatisation de l’expression : elle est favorable à la légèreté, à la souplesse, comme au ressassement ; on a déjà dit ses belles vertus « structurantes ». Dans Le Libera, elle va sans cesse désamorcer en l’énonçant la thématique morbide du livre, laquelle ne peut plus, dès lors, être considérée comme l’indice d’une signification noire. Ou plutôt, cette signification se pervertit : on ne la pense pas plus qu’on n’en est opprimé : on en jouit littérairement, c’est-à-dire égoïstement. Tel un promeneur au bord de la Seine, qui entendrait les cris d’un noyé : il s’assoit sur le parapet, il écoute, c’est très beau, il écoute jusqu’au silence, jusqu’à la consommation de la noyade. Malheur au fâcheux qui prendrait ce cri au sérieux et viendrait interrompre le concert sous prétexte de sauver une vie. Une vie, un drame, ça ne sert à rien, sinon donner de tels plaisirs à ses témoins. Les mille et un bavards du Libera, tout préoccupés d’accidents, de meurtres, de viols et autres faits divers, le savent bien. C’est-à-dire que le narrateur le sait ; sa pensée de voyeur-discoureur n’en finit pas d’évoquer les drames, de les multiplier à l’infini à partir d’un soupçon, d’un on-dit.

Voyeur qui ne voit que ce qu’il raconte. Qui ne raconte que ce qu’il a entendu ou pourrait entendre. Qui en a trop entendu pour fixer son esprit sur une image privilégiée — et pas assez pour s’être satisfait. Avoir satisfait cette passion de ce qui fait mal.

On ne peut s’arrêter à cette idée d’un narrateur doué d’une psychologie particulière, qui expliquerait la nature des préoccupations du Libera. Car ce narrateur (je continuerai d’ailleurs à employer le mot pour la commodité de l’exposé) est une pure fabrication de la lecture.

Quand, dans un livre qui dit « je », on n’aperçoit pas d’éléments d’information qui permettent de ranger ce « je » au nombre des « ils » fictifs, on a tendance à attribuer au discours une intention génétique ; on dit que c’est lui tout entier qui est (qui fait) le narrateur ; dès lors, page après page, le lecteur cherche à recueillir dans ce monologue les indices, si maigres soient-ils, grâce auxquels il composera un caractère, une figure, un personnage principal, qui prendra la responsabilité du discours.

Mais cette manie archéologique est illégitime, dans Le Libera tout au moins ; car il n’y a personne. Inutile de dire : si personne n’assume la fiction, alors « c’est l’auteur » : car sa parole est spécifiée en un discours étranger qui annihile son origine. Quant au supposé narrateur, il n’est que le produit factice, illusoire, d’une fiction qui emprunte le « je » pour se constituer.

Le Libera montre à quel point la première personne, si on lui refuse ses anciennes implications introspectives, autobiographiques, peut effacer, bien mieux que le « il » (qui suppose toujours quelqu’un qui l’énonce), tout réfèrent humain à la fiction, toute présence préexistante au roman, présence qui se maintiendrait « à côté » de l’ouvrage pour en assurer le déroulement, en garantir la crédibilité, ou pour se laisser dessiner peu à peu par la narration comme par un miroir lentement découvert. Le « je » devient au contraire la personne de l’indétermination, du mutisme, de l’absence, et, curieusement, il objective le livre en l’abandonnant à lui-même. Accumulant les « voix sans issue », Le Libera est un roman désert.

 


Techniques du Libera


J’ai parlé, sous couvert de généralités, de quelques aspects frappants du roman de Pinget. Une fois admis ce qui précède, tout l’intérêt porte sur le livre se faisant. Là est sa réussite fondamentale : dans les techniques d’engendrement qui instaurent la fiction. Je n’ai certes pas l’intention, pour les montrer, d’entreprendre un résumé de l’ouvrage, résumé qui serait soit trop simple (donc sans valeur démonstrative), soit trop long. C’est plutôt un examen serré de quelques pages du livre qui pourra donner une idée suffisante des techniques mises à contribution tout au long du Libera. On m’excusera de la lourdeur avec laquelle je suis obligé de manipuler un texte si vif — auquel on voudra bien se reporter (pp. 7-27).

Le livre débute sur une affirmation qui appelle aussitôt un contexte : « Si la Lorpailleur est folle je n’y peux rien ».

La proposition « la Lorpailleur est folle » se suffirait à elle-même, ce serait une déclarative du genre « la marquise est sortie à cinq heures ». Mais son inclusion dans une conditionnelle déplace l’affirmation sur un « je n’y peux rien » qui marque :

— que celui qui dit « je » n’est pas responsable de l’énoncé, qui est un fait extérieur, subi ;

— que la folie de la Lorpailleur est une hypothèse, déduite de quelque chose qu’il faut dire.

Ajouter que le mot « Lorpailleur » suffit à renvoyer le lecteur à tout un contexte de fictions, sites et personnages, qui pèse dès l’entrée sur le livre à venir et affaiblit de beaucoup l’intérêt pour l’anecdote possible : tout est connu d’avance.

On voit à quel point cette phrase unique constitue un élément générateur, dynamique : et l’on peut considérer que « l’exposition » du roman s’achève ici. Tout le reste en découlera, tributaire de l’assertion initiale.

Dire d’abord pourquoi « la Lorpailleur est folle ». C’est parce que l’institutrice-romancière aurait insinué que le narrateur trempait dans une affaire d’assassinat, celui du « petit Ducreux ». Information adoptée de toute évidence pour sa fécondité ; d’une part, elle déplace la curiosité vers un nouvel axe narratif ; d’autre part, elle justifie le ton irrité de la première phrase : ou disons plutôt que ce ton irrité a inspiré un développement qui l’exploite.

C’est évidemment l’allure parlée du début qui engendre maintenant un interlocuteur, dans une simple répétition de l’initiale, à une incise près : « Si la Lorpailleur est folle ai-je dit à Verveine moi je n’y peux rien ».

Interlocuteur = conversation. La voici. On y trouve, qu’il faut retenir, l’idée fixe, chez le narrateur, de faire enfermer la Lorpailleur. Le discours s’assimile également la réponse du pharmacien Verveine. Allusions à la famille de mademoiselle Lorpailleur : « une sœur en Argentine, tout le reste mort et enterré ».

La conversation se fait son décor : la boutique du pharmacien. C’était presque inévitable, puisque, jusqu’à présent, l’association des satellites de la première phrase s’est faite par proximité, extension. Le mouvement centrifuge va s’accentuer, le « je » reprenant l’anecdote affaire Ducreux pour la circonstancier, de proche en proche : le fait, la victime, les témoins, les parents, etc. Tous ces détails, éléments privilégiés des variations à venir, doivent être notés : « le petit Ducreux, quatre ans, a été trouvé étranglé dans le bois du Furet ». Cela se passait « il y a bien une dizaine d’années », en juillet, « un mauvais mois chez nous » ; mois où eut lieu, en 1873, un autre assassinat, « un nommé Serinet tué d’un coup de fusil par son beau-frère ». Les témoins (de l’affaire Ducreux) ont vu « le petit sortir de la cour aux environs de dix heures du matin ». Il y avait — cela compte beaucoup — mademoiselle Cruze « en train de nettoyer les carreaux de ses fenêtres ». Les parents du petit mort sont boulangers. Ils ont eu « trois enfants depuis, la petite Laure, le petit Frédéric, le petit Alfred, tous bien gentils ».

Une articulation intéressante réintroduit l’interlocuteur initial, Verveine, et son contexte Lorpailleur-folie : « On a beau dire, ils ont eu trois enfants depuis (…) ces choses-là vous marquent pour la vie / disait Verveine ». Souvent, on verra ainsi un propos qu’on croirait d’abord devoir attribuer au narrateur être endossé après coup par une tierce personne, qui ne sert elle-même que d’articulation entre deux thèmes, selon un couplage assez régulier locuteur a — propos a, loc b — propos b, etc.

Revoici donc le premier sujet de conversation, la graine ou la racine du Libera, la Lorpailleur, qui « a perdu sa mère il y a des années » — reprise (il y en aura plusieurs exemples) et extension du petit noyau d’informations qui accompagnent l’entrée d’un nom propre (ici, sur le nom de Lorpailleur, c’était « tout le monde mort et enterré »). L’institutrice est « toujours en deuil (…) sur son vélo en direction de l’école à huit heures et demie ».

La Lorpailleur à vélo, avec son crêpe de deuil qui « viendra par un coup de vent se coller contre sa figure au tournant juste comme passe un camion », est aussitôt l’objet d’une courte affabulation agressive : le narrateur la voit « morte sur le coup, là, étendue sur la chaussée ».

Chacun des éléments énoncés jusqu’ici : Lorpailleur-folie, Lorpailleur-accident, affaire Ducreux, famille Ducreux, sera désormais, quant à la suite, le noyau de développements divers qui alterneront et s’influenceront les uns les autres.

On assiste à un premier exemple de ces emboîtements ou permutations dont l’emploi va être constant. On revoit mademoiselle Cruze faire ses carreaux, comme dans l’énoncé affaire Ducreux, mais cette fois la demoiselle aperçoit la Lorpailleur à vélo et non plus la petite victime. Dans la même phrase, premier exemple aussi des séries de métamorphoses qui auront tant d’importance tout au long du Libera : sitôt après avoir vu la Lorpailleur à vélo, mademoiselle Cruze voit, comme dans la première version, un gosse « sortir de la cour », mais il s’agit maintenant du « petit Alfred » (on ne sait pas encore le nom de l’enfant décédé, mais on sait qu’Alfred est l’un des trois autres). Ces deux exemples sont minuscules : ils marquent néanmoins le premier « dérapage » du discours, à partir duquel la fiction se fait non tant par développements à proprement parler que par emprunts réciproques et déformés d’un paragraphe à l’autre.

Retour de la narration, toujours sur le ton irritation-agression, à la vision de l’institutrice tombant de vélo. Mais ici elle tombe sans le secours du camion : « elle tombe, elle gigote en criant, (…) elle bave, vous voyez bien qu’elle était folle / disait madame Monneau ». Combinaison, on le voit, des deux énoncés : la Lorpailleur est folle — j’imagine la Lorpailleur qui tombe de vélo, en une scène unique et convaincante de crise d’épilepsie ; le tout assumé a posteriori par un nouveau locuteur.

Et aussitôt, par association, la même scène : « elle gisait sur la chaussée, les mômes en cercle à distance » — mais on revient à la version renversée-par-un-camion ; Le camionneur est là, et l’agression narrative est tout à fait réussie : « le docteur (…) penché sur la morte, la tâtant, l’auscultant constatait qu’elle était morte ». Réapparition au passage de l’information « sa sœur vit en Argentine », augmentée de : «… avec paraît-il un acteur ». Le couple d’étrangers, sœur plus X…, né d’un ragot à propos d’un accident inventé, tient dans la suite un rôle important.

On avait un épisode net, continué, de fiction : l’accident routier de mademoiselle Lorpailleur. Tout naturellement, cette scène trop nette appelle un premier ou qui la renverse et introduit autre chose : « ou qu’elle ne soit pas morte sur le coup. / Ou que le camion l’ait croisée simplement, elle serait arrivée à l’école à neuf heures moins vingt ».

Cette heure-là suscite une nouvelle citation-développement : « Madame Ducreux surveillait d’un œil le petit Alfred qui jouait dans la cour ». Rappelons que, dans la première version de la chose, mademoiselle Cruze apercevait le frère du précédent vers dix heures du matin ; la deuxième fois, elle voyait le petit Alfred vers huit heures et demie. Cette fois le même Alfred est aperçu par madame Ducreux à onze heures et demie ; dans les trois cas, les gosses sortent de la cour.

On ne saurait, dans ce cas précis, dire si ce genre de répétition est à strictement parler une métamorphose d’énoncé primitif ou un embryon de développement par analogie ; on a affaire à des scènes banales, quotidiennes, qui en vérité pourraient bien se répéter ainsi, variantes y compris, pour de bon — si du moins on était dans un temps stable, celui d’un récit, et non dans le temps flottant d’une parole qui fabrique de l’événement au fil de quelques idées fixes — et si chacune de ces répétitions n’était pas présentée par la narration comme un phénomène unique, indépendant de ses homologues.

En tout état de cause, madame Ducreux voit son Alfred, puis elle balaie, « voyant tout à coup en passant le balai derrière le fauteuil le petit Louis dix ans avant ». Louis c’est le petit mort.

Ici, premier état d’une scène à répétitions : « Ducreux » (son mari, le boulanger) « appelait sa femme au magasin, l’employée ne suffisait pas, il était onze heures et demie, toutes ces dames tâtaient le pain » ; et extension d’une autre, déjà mise en place : « le petit Alfred s’éloignait, la mère comme une folle a plaqué tout le monde, elle est allée empoigner son enfant dans la cour, il n’avait guère bougé, il faisait des pâtés près de la fontaine ».

Le paragraphe suivant, bien caractéristique, consiste uniquement en une délicieuse citation de cinq éléments épars précédemment énoncés : « Pendant que ces dames tâtant le pain / voyaient la Lorpailleur à vélo revenir de l’école, / est-ce que ça ne fait pas dix ans que sa mère est morte, / traîner comme ça son deuil, traîner ses morts partout, / vous ne me direz pas qu’elle n’est pas un peu folle ».

Association, l’affaire Ducreux reparaît, enrichie : « on avait tout supposé, un enlèvement, ni plus ni moins » — à quoi s’ajoute une jolie réflexion, qui introduit un soupçon qui deviendra très sensible : « est-ce qu’il est normal de se faire étrangler son enfant, qu’est-ce qu’il y avait par derrière, quelle sorte de gens fréquentaient les Ducreux, non ce n’est pas normal ». Remarquer, très fréquents, les passages du style indirect au style direct, comme, dans d’autres cas, du conditionnel à l’indicatif, changements qui font basculer le récit en un roulis perpétuel de l’imaginé, ou du rapporté, au réel, au présent : c’est comme si, dans un brouillard de paroles, quelques mots étaient soudain accrochés, retenus, considérés, revivifiés, venant infléchir par leur facticité subite le cours d’une fiction qui ne paraissait pas les prévoir.

Le procédé ménage une nouvelle articulation : « Ce qui aurait fait qu’une fois la cliente ressortie j’aurais été de retour chez Verveine. Et Verveine me voyant revenir a voulu détourner la conversation… ». L’antécédent de ce « Ce qui aurait fait », c’est sans doute la réflexion : il n’est pas normal de se faire étrangler son enfant (donc je vais « retourner » là où j’en parlais, pour continuer de discuter la chose).

Conversation avec le pharmacien, premier contexte du livre. La « sœur en Argentine » réapparaît dans le discours : mais elle est attribuée au locuteur lui-même, qui se donne aussi « un vieux cousin retraité des chemins de fer » — et précise qu’il « en aurait inventé d’autres » (parents pour satisfaire la curiosité du pharmacien). Assertion suffisante pour qu’on doute désormais de tout, c’est-à-dire qu’on ajoute l’indice mensonge à ce qui portait déjà la mention parole subjective. En particulier, s’il y a une sœur en Argentine, elle reste sans emploi ; puisque deux personnes peuvent la revendiquer, on ne lui reconnaît plus de propriétaire légitime. C’est l’inconvénient du procédé : à trop souvent faire passer d’une personne à l’autre un attribut, on détache cet attribut de tout sujet possible : isolé, flottant, il erre dans le texte jusqu’à ce que quelqu’un le récupère ; ce sera justement, on le verra un peu plus loin, le cas de cette sœur en Argentine.

On sait que Verveine reste le facteur commun Lorpailleur-affaire Ducreux. On va assister à un lent glissement de l’un à l’autre, en commençant par la Lorpailleur et sa folie. Le locuteur déclare que sa mère se souvenait d’avoir vu la grand-mère de la Lorpailleur « tomber un jour et se contorsionner en bavant ». Bien entendu, elle a vu cela parce que, tout à l’heure, le texte a « décidé » que mademoiselle Lorpailleur avait eu une crise d’épilepsie : on établit l’hérédité. Mais, selon Verveine, ce n’était pas cela, mais bel et bien un accident. Affirmation qui permet de faire basculer le discours vers l’affabulation initiale : la Lorpailleur renversée par un camion. On y voit une fois de plus « les mômes en cercle autour de l’accidentée » et « mademoiselle Cruze qui lavait ses carreaux ». Seulement, le pharmacien a dit que l’institutrice avait « une forte constitution ». Cette déclaration pèse évidemment sur la nouvelle version de la scène : la Lorpailleur n’aura donc qu’une « légère contusion à l’épaule » — puisque la narration, sauf à briser d’un ou, se modèle étroitement sur son contexte immédiatement voisin.

On a d’ores et déjà atteint un état du récit qui, tout en restant en relation avec les implications de la phrase d’exposition, est désormais tributaire des créations déduites des cellules que cette première phrase a engendrées, et de l’interaction, soumise à des attractions par voisinage, qu’ont ces créations soit l’une avec l’autre, soit avec l’un quelconque de leurs formants.

Suite de la conversation avec Verveine, qui s’est déplacée sur l’affaire Ducreux ; il y est dit que « le petit Ducreux n’aurait pas été enlevé » — négation d’une supposition émise plus haut ; que son frère, Frédéric, lui « ressemble beaucoup » ; enfin, et c’est l’essentiel, on parle du mort comme d’un « petit égorgé » (page 9, il était étranglé).

Une liaison faible (« quant à ») ramène à la Lorpailleur. La contusion de la page 14 (qui venait en conclusion de la dernière version de l’accident) serait maintenant due, selon « madame Monneau », à une chute : « en tombant d’une chaise pour laver les carreaux elle s’est démis l’épaule » — combinaison de l’assertion de Verveine (épaule démise) et de la posture, de l’occupation où est chaque fois apparue mademoiselle Cruze jusqu’ici. Ce qui n’empêche pas le texte de renchérir par l’affirmation contradictoire : « m’est avis qu’elle s’est laissée tout simplement couler / de son vélo lorsqu’elle a vu le camion, soit par peur, soit par calcul (…) elle est si mauvaise ». Il est bien évident que l’affabulation, qui tourne autour de l’idée (sinon du fait) d’une chute, pourrait la circonstancier, quant à ses causes et à ses conséquences, d’un nombre indéfini de variantes possibles ; celles qui sont adoptées obéissent au texte déjà écrit et, bien que contradictoires, se réfèrent chacune à une version connue de l’événement. Ici la répétition est prolongée par l’exposé d’une motivation (« elle est si mauvaise »…) qui renverse en réalité l’origine de l’énoncé. Rappelons en effet que nous sommes partis, au début du texte, d’une Lorpailleur à vélo et en deuil (ce deuil obstiné était présenté comme une preuve de sa maniaquerie), demoiselle à qui le narrateur souhaitait, ni plus ni moins, d’être renversée par un camion ; puis il l’a vue morte — et enfin seulement blessée ; mais maintenant elle devient elle-même responsable de la scène imaginaire : c’est elle qui aurait fait croire, par méchanceté pure (« tout ça pour faire coffrer le chauffeur »), que le camion l’a renversée. C’est la dernière étape du déplacement de cette fiction, qui se trouve ici assumée par la personne qui, au début, en était victime.

La Lorpailleur, en tout cas, n’a certainement plus grand chose à craindre des camions — qui néanmoins restent là à titre de cause commode de tout accident dont la narration déciderait l’existence.

Autre liaison lâche (« ce jour-là… » — le jour de cet accident) qui fait passer de nouveau à madame Ducreux. L’organisation Lorpailleur-Ducreux est d’ailleurs régulière, et cette alternance, sensible, justifie assez bien que le texte se passe de tout enchaînement « logique » véritable d’une séquence à l’autre. Madame Ducreux, qui, ce jour-là, bien entendu, « nettoyait les carreaux de sa fenêtre, montée sur un tabouret » (dans les différentes versions du lavage de carreaux, seule la Lorpailleur a eu droit à une chaise !… C’était, il est vrai, pour en tomber). Et elle « a vu le petit Alfred (…) passer le portail de la cour, elle a empoigné son petit, son mari l’appelait au magasin, il était onze heures et demie ».

Répétition littérale de la page 12. C’est bien là une scène assise. Voici donc, pour la perturber, un nouveau ou, qui introduit une version modifiée de la chose. On y voit toujours le mari Ducreux appeler sa femme à onze heures et demie, mais en même temps madame Monneau, en sortant de la boulangerie, voit « la Lorpailleur toute raide sur son vélo, elle se rendait à l’école, huit heures et demie ». Indépendamment de cette contradiction, relevons que, avant d’appeler sa femme, monsieur Ducreux discutait « un devis pour le hangar à construire » avec un maçon dont on reparlera.

On en est à mademoiselle Lorpailleur « toute raide sur son vélo ». C’est la fin d’un paragraphe. Le début du suivant nous montre la même personne « se relever, tapoter sa jupe pleine de poussière, renfourcher l’engin ». La chute, c’est le blanc entre les deux paragraphes ; ni le camion ni l’épilepsie ne semblent en cause. Comme d’habitude, les enfants font cercle, mais c’est autour « du chauffeur d’un camion garé devant le café du Cygne, complètement saoul sur le trottoir ». Pulvérisation complète de la scène initiale Lorpailleur-renversée-par-un-camion : la chute est d’un côté, la victime de l’autre, les témoins ailleurs, et enfin c’est au tour du camionneur de se retrouver par terre… Ainsi tous les petits formants d’une scène sont devenus autant de parcelles autonomes : seule leur apparition simultanée au sein d’un même paragraphe nous rappelle qu’autrefois ils coopéraient à une scène unique.

Conformément à l’alternance déjà dénoncée, revoici l’affaire Ducreux, en un court récit du pique-nique pendant lequel se serait déroulée la tragédie. On y décrit le petit Louis qui, à un moment, quitte ses parents et s’enfonce dans la forêt : « un paysan à sa cueillette de cèpes » l’a vu. « C’était le seul témoin mais témoin de quoi, il n’avait vu que le petit s’enfoncer (…) dans la forêt mais à l’instruction il y avait une foule de témoins qui avaient vu le petit le matin, qui l’avaient vu la veille, qui l’avaient vu la semaine d’avant à la boulangerie, qui l’avaient vu naître, qui connaissaient les parents, les grands-parents, les cousins, tout le tremblement, n’empêche que l’assassin court toujours ». Ici et là, des réflexions et parenthèses de ce genre viennent en quelque sorte justifier le caractère flottant du récit, donner une explication réaliste à la multiplication des énoncés contradictoires ou incertains, etc. Si l’utilité de ces incises, quant à leur valeur de démonstration ou de commentaire du texte par lui-même, n’est pas très certaine, on voit bien au contraire qu’elles ménagent, au sein des narrations toutes faites de petits détails qui se situent au niveau du journalisme de ragots, des trouées, des pauses ou des mouvements nerveux qui fouettent, détendent ou creusent le récit.

Donc « on n’a pas revu le petit Louis ». Il faut croire pourtant qu’on a retrouvé son corps, puisque on nous parle à présent d’une « petite tombe avec deux géraniums, petite croix blanche à vous fendre le cœur ». Phrase geignarde que madame Ducreux assume après coup : « elle arrosait les géraniums, elle enlevait une mauvaise herbe, elle pleurait doucement ». Information, sur la croix : « Louis Ducreux, 1948-1952 ». Les fins mathématiciens en déduiront que la scène se passe en 1962. La mère pleure, puis rentre à la boulangerie « où ces dames tâtaient le pain ». Et ces dames parlent derrière son dos, en reprenant le thème : il n’est pas normal de se faire assassiner son enfant, qui fréquentent les Ducreux, etc. ; et c’est la version pique-nique de l’affaire qui est niée, effacée : « c’était une histoire colportée par Dieu sait qui, les Ducreux n’ont jamais pique-niqué nulle part… ».

Le récit reste désormais solidement installé dans le terrain Ducreux ; le développement va absorber, avaler plusieurs éléments qui étaient étrangers à ce domaine. Et d’abord, le pharmacien Verveine, qui est mis en présence de madame Ducreux, quelques jours après l’enterrement (donc dix ans avant ce qui précède), et qui essaie de lui « tirer les vers du nez », « voulant savoir si oui ou non sa sœur n’était pas venue ce dimanche le jour du crime avec un étranger, un garçon pas de chez nous ». Sœur Ducreux dont on nous dit (mais dans la boulangerie, cette fois) qu’elle « est en Argentine », en ajoutant que « la mère est morte il y a un bout de temps ». Et, comme si cet état de famille des Ducreux ressemblait vraiment trop à celui de la Lorpailleur, on corrige aussitôt (c’est madame Monneau qui parle) : « qu’est-ce que je dis la mère, la belle-mère, c’était la belle-mère ». Quant à l’étranger qui accompagne cette sœur d’Argentine, il s’agit d’un « garçon d’une vingtaine d’années ».

Suite de la narration : « il faisait un temps d’une douceur, on était à la mi-mai » — détail chronologique qui peut s’appliquer aussi bien (aussi mal) à ce qui suit qu’à ce qui précède. Mais on sait depuis longtemps que toutes les petites précisions que renferme le récit ne sont guère destinées qu’à fourvoyer le lecteur…

Que se passe-t-il donc d’intéressant, d’original, à la mi-mai ? D’abord, « on voit la voisine perchée sur un escabeau qui lave les carreaux de sa cuisine » ; et aussi « la maîtresse d’école toute droite sur son vélo genre anglais, son voile de deuil flottant par derrière ». Noter les substantifs : voisine, maîtresse d’école, qui sont venus se substituer aux mademoiselle Cruze, mademoiselle Lorpailleur, des premières versions ; tout le passage se veut d’ailleurs un caractère de généralité : pronom indéfini, présent d’habitude, etc.

Une autre image « quotidienne » (« le petit Ducreux est-ce Frédéric ou Alfred qui courate dans la cour sous l’œil de sa maman à la fenêtre ») entame l’énoncé de petits ragots sur le couple Ducreux.

Le paragraphe suivant nous propose « un temps d’une douceur (…), le mois de juin avait été si chaud et ce doux juillet soudain… ». Confusion d’ailleurs préparée par une phrase du paragraphe précédent : (à la mi-mai) « on ouvre sa porte au soleil déjà si chaud qu’on dit que c’est l’été décidément » — et renforcée par une remarque de madame Monneau à madame Ducreux (en juillet) : « croyez-vous quel beau temps (…), on se croirait en mai ».

Il semble que ce changement de mois ait une raison particulière : car on va parler d’accidents. Or on sait (page 9) que « tous les malheurs nous arrivent en juillet, les incendies, les accidents de voiture, les grêles, les noyades » ; si l’on admet le lien quasi superstitieux juillet-accident, la narration ne peut pas raconter d’accident qui ait lieu en mai : c’est en quelque sorte par attraction que la proximité d’une description d’accident change le mois de l’année où la scène est censée avoir lieu.

Accidents, ou plutôt drames en chaîne. D’abord le petit Alfred, qui « le dimanche d’avant », effrayé par un début d’orage, « avait glissé et était tombé en se démettant légèrement l’épaule ». Qu’il soit permis de noter à ce propos qu’il ne serait sûrement rien arrivé de semblable à l’enfant si, quelques pages avant, la Lorpailleur ne s’était pas démis l’épaule (pour obéir à l’affirmation de Verveine selon quoi elle avait une « très forte constitution »). On le sait, les accidents sont contagieux dans Le Libera : et toute personne nommée par le récit est un accidentable ; je parlais au-dessus de superstition, ici il s’agit presque de mauvais sort !

Mais l’on voit soudain le petit Alfred, justement, sortir de la boulangerie, et la mère se précipiter pour le rattraper, car « elle a encore devant les yeux son petit écrasé par cette voiture il y a dix ans ». Étranglé, enlevé, égorgé, écrasé, le petit Louis demeure en tout cas la victime bien stable de tout ce qui peut arriver à un enfant, dans le genre fait divers capable de travailler l’imagination des mères de famille.

Et puis, de toute façon, l’écrasé, c’est « le petit Bianle, sa pauvre mère a encore devant les yeux le camion au tournant » (ce tournant « fatal » à la Lorpailleur aveuglée par son crêpe), « juste comme passait la Lorpailleur à vélo, l’enfant qui attendait sur le trottoir n’a pas vu le camion et hop tué sur le coup ».

Puisque il ne s’agit pas du petit Ducreux écrasé par une voiture, mais du petit Bianle écrasé par un camion, madame Ducreux ne pouvait pas « avoir devant les yeux son petit écrasé par cette voiture » ; alors il faut recommencer la scène, qui s’intègre au passage la Lorpailleur dans sa posture de l’accident Bianle : « juste comme passait la Lorpailleur madame Ducreux son éponge à la main (…) le fils Bianle avec un camarade déjà à la rivière… ». Décidément, les morts ne tiennent pas en place : et on ne sait plus que croire, sauf si… « dire qu’elle passait à vélo juste à ce moment (…) était une astuce de la Lorpailleur » — ce qui revient à dire que l’ensemble du récit Bianle est non avenu, à refaire.

D’où une scène qui ressemble à celle de la page 12 : « Madame Ducreux encore à son ménage au premier rêvassant devant le fauteuil où se cachait l’enfant, circonstances identiques à intervalles différents… » — mais qui, selon un procédé maintenant habituel, s’accroît des énoncés immédiatement antérieurs — en l’occurrence le fils Bianle et son goût pour la pêche. Madame Ducreux faisant son ménage aperçoit « le petit Frédéric en train de faire des pâtés près de la fontaine ». Frédéric qui ressemble « à s’y méprendre au petit étranglé » — qu’on est bien content de revoir assassiné conformément à la version primitive : car le contexte aquatique de la scène (fontaine, pêche à la ligne) le mettait en grand danger d’être noyé ! Petit étranglé, donc, dont on revoit « la tombe en marbre blanc », laquelle a changé ses deux géraniums pour « trois pots de cyclamens artificiels, on fait maintenant des fleurs très jolies, plus besoin d’arrosage, ça vous a un air propre et décent toute l’année ».

Tombe qui fait réapparaître cette conversation où Verveine asticote madame Ducreux : « des questions détournées sur sa sœur d’Argentine, n’avait-on pas parlé de son retour il y a une dizaine d’années ». (Remarquer que la première partie de cette conversation se situait quelques jours après l’enterrement.) On apprend en outre que « le fils Pinson s’était exilé lui aussi à cette époque » ; et la Lorpailleur suppose que quelque chose « avait dû se nouer entre le fils Pinson et la sœur d’Argentine ». Rappelons que nous sommes passés, page 8, d’une sœur de la Lorpailleur partie (seule) en Argentine, à une sœur (de madame Ducreux) revenant d’Argentine ; et formant couple successivement « avec paraît-il un acteur », avec « un garçon d’une vingtaine d’années », et enfin avec « le fils Pinson ».

Verveine est pharmacien ; on dirait bien qu’il symbolise l’esprit scientifique, puisque voici un carnet où il a noté avec précision les deux événements qui nous intéressent : « à l’année 1952 samedi 12 juillet disparition du petit Ducreux, vu au tournant des Casse-Tonnelles mademoiselle Lorpailleur éviter de justesse un camion ». La rue des Casse-Tonnelles, on le sait, est celle de la boulangerie Ducreux.

Nouvelle oscillation du récit vers la Lorpailleur — sur quoi j’interromprai cet examen. Il est question de la mort de sa mère « en mai cinquante-deux, deux mois avant le drame », et d’une attraction qui semble la conséquence de cette proximité dans les décès : « madame Aristide » (la mère de la Lorpailleur) « aimait beaucoup le petit Louis qui était donc leur voisin, les cours étaient contiguës ». Le caractère agressif et méchant de la Lorpailleur — c’est-à-dire l’aversion du narrateur pour l’institutrice — est largement illustré. Puis de petites allusions (enfants jouant dans les cours, accident évité de justesse, madame Ducreux « empoignant » son enfant) — jusqu’à une reprise intéressante du thème « la Lorpailleur est folle ». Cette reprise qui boucle, en quelque sorte, le passage étudié, se fait par le biais de la conversation narrateur / Verveine. L’idée de faire interner mademoiselle Lorpailleur dérape cette fois jusqu’à une affabulation complète et agressive dans le moindre détail : « Personne n’allait la voir à l’asile, c’était d’ailleurs déconseillé, on lui administrait des douches froides et on lui passait la camisole certains jours et l’électrochoc et les médicaments… ». Situation qui commande bien sûr que la « sœur d’Argentine » de la Lorpailleur revienne : « sa sœur d’Argentine ou de je ne sais où est revenue au pays, elle a liquidé l’appartement (…), elle l’a trouvé dans un état figurez-vous (…), d’une saleté à vomir, elle ne prenait pas la peine d’aller aux lieux, je parle de la folle, faisant à même le plancher, au pied du lit, et des manuscrits partout, des feuilles volantes couvertes de son écriture illisible… ».


Sans qu’il soit nécessaire d’aller plus loin, on peut dégager de ce commentaire quelques caractéristiques valables pour l’ensemble de l’ouvrage, quant à sa technique.

Le récit n’a pas de « contenu » a priori. Il s’établit par manœuvres successives autour de quelques centres d’intérêt, qui découlent eux-mêmes d’un énoncé fondamental choisi pour sa fécondité. Les phénomènes décrits sont de l’ordre d’une narration réaliste, dans le ton d’une « scène de la vie de province », avec événements régionaux et personnages conventionnels : institutrice, pharmacien, boulanger — et, cancanières, toutes ces dames « tâtant le pain ».

Seuls sont donnés des clichés à caractère oral ou informatif : noms, professions, dates, lieux, gestes, expressions toutes faites du langage parlé, au moyen de quoi événements et personnes sont définis et commentés. C’est sur ces séries de clichés, qui apparaissent en chapelets (qui sont eux-mêmes macro-clichés), que s’établissent les variations, permutations, accolements qui « tricotent » peu à peu une fiction contrôlée et orientée selon un projet traditionnel (visant une histoire, une anecdote, une scène « donnée à voir »). Ces ruptures et contradictions interviennent comme procédés générateurs de nouvelles étapes de la fiction, qui restent étroitement solidaires du texte antérieur. En fait, il se crée, à l’issue de ces oppositions, une sorte de vérité moyenne du récit : vérité qui est définie par l’amplitude maxima des variations, et faite par conséquent des facteurs communs à tous les énoncés  elle est elle-même un fonds référentiel soumis à développements, recoupements, extensions.

Ainsi, une première lecture du texte donne une impression de cohérence et de continuité, que l’on doit à une perception floue du récit, aussi bien qu’à la limitation effective des transpositions possibles des assertions initiales — les négations, effacements, altérations n’affectant que les qualités, et non les schèmes proprement dits ; lesquels sont au contraire autant d’éléments formateurs de la fiction tout entière, dans la mesure où ils peuvent recevoir des attributs commutables, interchangeables, la progression s’accomplissant par proximité immédiate, comme sur un damier.

La technique d’auto-fécondation du texte n’est néanmoins exploitée que dans le sens d’une narration « positive », en raison même des limitations d’emploi de cette technique que l’auteur s’est imposées. Cet usage restrictif, à des fins peu ou prou conformistes, de techniques capables de créer à un roman des fins justement autres que narratives, marque peut-être la limite du Libera en même temps qu’il en définit la caractéristique circularité : en effet, les éléments privilégiés de la variation étant des constituants traditionnels d’un récit, comme on l’a vu, ces derniers sont tenus de faire acte de présence pour rendre possible le mouvement général dont ils sont les pôles multiples. Ainsi, combattre le romanesque dans le romanesque condamne à un conflit perpétuel (et du reste passionnant) entre les exigences de conventions non avenues et les procédés perturbateurs qui prennent appui sur elles.

Enfin, le rôle technique du langage parlé et de la première personne semble être de faciliter ces procédés, ou plutôt de leur préparer le terrain le plus favorable, tout en leur ménageant une certaine discrétion (et une inutile « vraisemblance ») — ce, par l’unification qui résulte, d’une part, des citations littérales du texte par lui-même (propres à ce parlé reconstitué), et de la présence d’un « narrateur » unique, dont le « je » aplanit les aspérités trop vives d’un récit contradictoire, et contribue à modeler, dans un flux de « parole psychologique », une fiction organisée de telle sorte que le « il » établirait en elle d’incessantes lignes de fuite — tandis que le « je » rassemble et avorte ces mouvements centrifuges en leur donnant une sorte de lieu indéterminé et cependant exclusif ; la parole propre au Libera a cette fonction dialectique/génétique de conduire et de détruire une fiction qui en est l’épiphénomène et comme la matérialisation.


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Voir aussi

La parole et la fiction (deuxième version)