Idée sur Narcisse (droit de réponse)

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Texte précédent : Idée sur Narcisse

Lettre de Tony Duvert parue dans le n° 5 de Masques (été 1980) en réponse à une critique de son article Idée sur Narcisse, parue dans Masques n° 4 et signée « quatre collaboratrices de Masques ».


Chères Quatre,


Merci de votre réponse à mon article : j’espérais, sans trop y croire, être un peu chatouillé sur les côtés qui vous inspirent cette calme et savante colère. On écrit des choses, personne ne réagit jamais, et on reste enfermé dans des idées qui, faute d’échange, de controverse, piétinent sur place.

Maintenant, je ne vais pas vous répondre précisément pour justifier mon image « fausse et grossière » du matriarcat. Je ne suis ni historien ni universitaire ni archéologue, et ce qu’étaient les sociétés voici 20, 30 ou 100 siècles m’est plutôt indifférent. C’est le pouvoir maternel — préférez-vous l’appeler pouvoir féminin ? — dans la société contemporaine qui me préoccupe ; mais ce n’était pas l’objet de cet article, où je me suis amusé à réemployer tout un tas de vieilleries antiques qui sont des lieux communs de la mythologie « arcadienne » (ce Narcisse, ce Corydon, cette Grèce, ces mégères, ce Caravage, etc.) et qui m’agacent ; je les ai mis à la sauce piquante, je les ai sollicités à ma guise — bref, je me suis vengé d’un certain cucuisme homo.

Un détail important, à ce propos : vous me répondez comme si j’étais l’un des intellectuels qui ont pour métier d’émettre des théories définitives avec mille arguments d’autorité et mille notes en bas de page. Or je n’ai jamais fait cela et je m’y refuse. Je n’ai aucune idée à imposer ; je gagne ma vie en écrivant des romans, et non en ayant une opinion sur tout. Les romans, c’est sérieux ; le reste, au contraire — ces petits essais en particulier — ne m’intéresse qu’à titre de récréation mentale. Et il me semble que le ton de mon écriture le montre clairement, et empêche tout malentendu. Ça ne signifie pas que j’avance n’importe quelle idée sans y croire, ou à la légère : ça veut dire seulement que je n’ai pas une vocation de prof. Je serais consterné qu’on sente la moindre volonté de domination dans ce que j’écris. D’où mon impression que vous m’avez lu de travers ; il me semblerait, moi, avoir montré depuis longtemps que je n’étais pas le genre d’auteur que vous croyez. Vous me prenez pour un mâle, dirait-on. Ce n’est guère aimable !

Passons. Vous me reprochez d’avoir donné une image patriarcalisée du matriarcat légendaire. Vous avez raison. J’ai tendance à croire que, s’il y a domination d’un sexe sur l’autre, les techniques de domination sont les mêmes, quel que soit le sexe qui commande. J’ai donc prêté au règne des mères ces conduites qui sont celles de toutes les classes dominantes, dans quelque système que ce soit.

Et ici je trouve vos objections curieuses. Vous me dites que penser ainsi, c’est projeter sur « les sociétés matristiques » mon image — narcissique-patriarcale-masculine — du patriarcat. Peut-être. Mais, quant à vous, vous projetez sur votre image du patriarcat toutes vos représentations du pouvoir (et de la violence sexuelle) : vous tenez à me prouver, exemples érudits à l’appui, que la société « matristique » n’est pas, n’a pas été, une société de domination, de violence, etc. Quand c’était les femmes qui dominaient, la société était, bien sûr, pacifique et égalitaire. L’innocence rousseauiste y était poussée au point qu’on ignorait même comment se font les enfants.

Une société où un sexe règne… sans exercer de pouvoir, voilà un mystère qui m’enchante. Non je ne crois sincèrement pas qu’une société de mères régnantes ait pu être une société égalitaire et vivable ; certes, la communauté des femmes-maîtres devait y être fort agréable pour elles, et, comme vous le suggérez, probablement lesbienne — comme la cité d’hommes à la grecque devait être un délice pour eux. Et alors ? Moi, je vois que vous faites un éloge mythologique de la domination féminine ; et je vous réponds que le sexe — et les modalités — du pouvoir me sont indifférents, du moment qu’il y a pouvoir.

Que j’aie prêté au matriarcat des meurs « masculines », soit, le reproche est fondé. Mais, à mon image des mères-reines-hétéro-baiseuses, vous opposez celle de mères qui pondent peu, s’aiment entre elles, séparent gracieusement les sexes dès la naissance.[1] J’aime bien cette idée-là, mais est-elle crédible ? J’ai peur que mon hypothèse, quoique « grossière », soit tristement plus vraisemblable. Vous créditez les femmes de toutes sortes de qualités dont le moins qu’on puisse dire est que rien de connu ne les prouve. Dommage pour les deux sexes, mais l’espace humaine n’en est pas encore là…

Voilà pour le principe de vos objections. J’en viens aux détails ponctuels, maintenant.

1 — Oui, je me suis référé à la version athénienne, hétérosexualisée et divinisée, du mythe de Narcisse, puisque c’est celle-là qui a été récupérée par notre culture à nous. La version béotienne, que je connaissais par les Histoires de Conon, j’ai toujours raison de la préférer, mais elle n’a pas prévalu chez nous : et c’est un vrai roman-photo, dépourvu de la richesse symbolique de la version hétéro. À noter, au passage, que les Athéniens dénonçaient la Béotie pour sa pédérastie éhontée. C’est-à-dire très matérialiste (sodomie systématique) et très populaire — ceci à l’opposé de la pédérastie aristocratique-pédagogique, et aux affectations de pureté, qui était celle qu’on affichait à Athènes.

Mais l’hétérosexualisation du mythe de Narcisse est surtout intéressante parce qu’elle fait intervenir, précisément, des déesses. Et ces déesses-là — choisies dans un panthéon où tous les comportements masculins et féminins sont représentés — ces déesses-là sont bel et bien des fouteuses. Et on n’observe pas de dichotomie foutage≠reproduction. Le plaisir enfante, engendre : c’est la leçon obstinée de ces mythes érotiques. Qu’y puis-je ? Sinon être d’accord avec vous sur le fait que ce sont des hommes qui les ont inventés. Leurs déesses avides de bites et, plus sérieuses, leurs déesses-mères (veuillez vous rappeler que, dans le panthéon grec, ce sont trois femmes qui donnent et qui filent la vie, ce n’est pas un dieu-père…), expriment peut-être une hantise du pouvoir maternel. Qui sait si, dans certaines civilisations, on n’a pas confiné les femmes dans cet emprisonnement conjugal-familial-domestique, parce qu’on (on, les mecs) les jugeait trop dangereuses — trop violentes, trop stagnantes, trop brutes, bref, trop biologiques ? Qu’est-ce donc qui a poussé ces hommes à considérer les femmes comme des sales bêtes à mettre en cage ? Le fantasme du vagin denté ? Peut-être bien. Mais je vous rappellerai, tant que j’y suis, que ce fantasme est le propre des mecs qui, enfants, ont subi… une mère abusive.

Et une mère dans sa plénitude de pouvoir — relisez Bellotti — « châtre » les fillettes aussi. Sale bête ? Au moins il faut poser la question. J’admire que les féministes italiennes, elles, aient pris de face, et comme problème central de la « féminitude », cette question du pouvoir maternel et — vous connaissez les séminaires de Macciochi à Vincennes — celle du rapport entre pouvoir maternel et fascisme. Pourquoi « les mères » ont-elles été les ennemis d’Allende et le soutien de Pinochet ? Ne répondez pas toutes à la fois…

Je répète que ce n’était pas le sujet de mon article. Le mythe de Narcisse, matriarcalisé par ces interventions de déesses, me semblait plus intéressant, voilà tout.

Et, parallèlement, faut-il aussi rappeler que, chez les catholiques, le culte de la Vierge-mère est répandu, jusqu’au fanatisme, chez les… mâles des sociétés les plus machos, méditerranéennes et sud-américaines ? Qui donc les fabrique, ces machos qui vénèrent Maman ? Bellotti a parfaitement répondu : ce sont les mamans. Fini le vagin denté : ici, c’est la mère-phallus.

Vous me direz qu’elles sont téléguidées, les pauvres, par leurs maris-pères etc. Mais qui les a téléguidés, ces maris, qui les a amputés pour les changer en mecs ? L’œuf précède-t-il la poule, ou la poule précède-t-elle l’œuf ?

Mieux vaut, me semble-t-il, surprendre le pouvoir en action et le dénoncer, le désamorcer, là où il se trouve. Reporter systématiquement sur le père la responsabilité des saloperies que les mères commettent sur leurs gosses des deux sexes (comme si elles le faisaient à leur corps défendant et les larmes aux yeux…), c’est jouer à « c’est pas moi c’est lui » — et ça ne risque sûrement pas d’améliorer les choses. Dire « j’ai été aliénée par la phallocratie » et en profiter pour être une salope finie ne me semble pas un progrès.

2 — J’ai une terrible tendance à croire que les garçons ont un horrible penchant à être homos, et qu’il existe tout un jeu des femmes-mères pour hétérosexualiser de force ces pauvres bêtes qui n’en ont aucune envie, et les « viriliser » à mort.

Vous me répondrez que les filles aussi sont hétérosexualisées de force (par leur maman !) : mais les choses ne sont pas comparables, puisque, autant que je sache, pas mal de lesbiennes, misandres ou pas, ne renoncent aucunement à leur « capacité » utérale d’être mères — ce qu’elles conçoivent comme l’idée non d’enfanter mais de garder un enfant — de le séquestrer sous leur « amour naturel ». Autre question dont je serais heureux que les femmes discutent un peu plus souvent…

3 — Non, l’exemple des Esquimaux ne me convainc pas que les « sociétés matristiques » ignorent la domination sexuelle. J’avoue n’avoir pas lu le livre de Borneman ; je n’ai guère souvenir que de celui de Malaurie, où on voit un patriarcat sans tabous sexuels, mais non pas sans ordre sexuel ; la propriété du mâle sur la femelle, et des adultes sur les enfants, et de tous les gens valides sur les vieux, y est évidente. Sous l’igloo, c’est la loi du plus fort. Si Borneman a vu le contraire, je m’en réjouirai, certes ! Il n’y aura plus qu’à raser Paris et à y construire une banquise en neige carbonique : et, de cet instant, les mamans françaises s’emploieront, chose bien inédite, à diffuser l’égalité, le respect de l’enfant et le droit à l’homophilie. Elles en rêvent !…

4 — Vous me reprochez le mot « nazi ». Il est parfaitement exact que sélectionner les êtres humains est fasciste. Il est parfaitement exact que, dans le mythe que j’ai rappelé, les nymphes sélectionnent. Il est très vraisemblable que, lorsque les « Amazones », pour faire — selon vos hypothèses — leurs rarissimes enfants, se décidaient à inviter un « spermophore », elles ne choisissaient sûrement pas le plus bancal et le plus moche !

Vous m’expliquerez aussi pourquoi des femmes qui, selon vous, ne connaissaient, comme amour, que le lesbianisme et, comme moyen de procréer, que les « invocations à la lune », ces femmes se décidaient pourtant à s’accoupler à un homme quand elles voulaient se reproduire. Ça me paraît contradictoire… Serais-je indécrottablement « patriarcal » ?!

5 — D’accord, bien sûr, pour concevoir la violence armée des « Amazones » comme réponse à l’agression mâle. Mais ceci ne résout en rien la question des rapports entre sexes à l’intérieur des sociétés qui s’affrontaient ainsi. Je maintiens qu’à mes yeux ces rapports, dans les deux cas, devaient être de domination ; vous me dites que les femmes étaient de bonnes maîtresses tandis que les mecs sont de mauvais maîtres : c’est là une nuance dont je me fous, et dont le simple énoncé me révolte.

Au passage, je trouve amusant que vous écriviez à la fois que les violences d’« Amazones » ne sont pas vérifiées, pas prouvées, et que vous expliquiez ce qui les a produites. Il faudrait choisir, non ?… L’assassin n’a pas tué, et d’ailleurs, messieurs les jurés, il a eu raison de tuer. Oh !

6 — Je n’ai pas le sentiment que les sociétés patriarcales n’aient pas été « créatives » ; en tout cas, si j’en crois, disons, les derniers 25 ou 30 siècles de l’histoire du monde ! Ce qui n’infirme en rien ce côté accumulateur, possessif, thésauriseur, dudit patriarcat. Personnellement, j’opposais surtout le côté « biologique » (nid, enfant, maintien répétitif du statu quo) du pouvoir maternel, et le côté capitalisateur de la famille-du-père. En vérité, c’est un problème historique d’une difficulté insoluble, qui ne peut inspirer que ces partis-pris.

7 — La famille comme invention de pères (vieille thèse marxiste !) c’est, faut-il le préciser, la famille étendue, avec ses 3 ou 4 générations, ses nombreux collatéraux, bref, c’est une tribu. Par contre, la famille restreinte (couple + 1,8 enfants, selon les statistiques…) de la société contemporaine est indéniablement féminine, centrée sur l’amante-maman. C’est le dernier chic. C’est une catastrophe ; c’est l’enfant-objet (l’amant/amante obligatoire de ses parents) ; c’est l’île déserte ; c’est ce qu’on a inventé de plus imbécile, de plus salaud, de plus bestial depuis qu’il y a famille. Je tenais à préciser cela. Car cette famille affreuse, c’est bel et bien la création du « pouvoir maternel » — l’accession à l’égalité, chez les femmes, passerait-elle par l’asservissement absolu des enfants ?… À mes yeux, la maternitude actuelle est un authentique kidnapping, les mères sont l’agent principal d’incarcération, de normalisation des nouveaux êtres humains — les prétendus « enfants ». La famille patriarcale était peut-être un fléau : mais la nouvelle famille, incestueuse et mortifère, qu’est-ce que c’est ?

Non, je ne suis pas en train de défendre le « bon vieux » patriarcat. Mais je m’indigne que l’on présente comme des progrès, des libertés (!), ce droit exorbitant qu’entendent s’accorder désormais, sur les gosses, tout ce qu’il y a d’utérophores. Appelez-les des femmes si vous y tenez.

Oui, en définitive, il se pourrait bien que l’image de la femme-mère en tant que « monstre », selon votre mot, ait une certaine crédibilité. Je ne le dis certes pas pour disculper les monstres de l’autre sexe : vous avez bien compris, j’espère, que j’en veux simplement à l’hétérosexualité conjugale-familiale-parentale — et peu importe les prétendus « sexes » dont elle se dit composée. Il s’agit d’écraser l’infâme : une bestialité totalitaire où, vraiment, les responsabilités des deux sexes sont égales. Est-ce ce genre-là d’égalité que vous défendez ?


Bien amicalement[2]
Tony Duvert


Il va sans dire que je serais très heureux qu’un prochain numéro de Masques publie cette réponse. (Elle est un peu faite pour ça !). Merci !


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Voir aussi

Idée sur Narcisse
Lettres à Jean-Pierre Joecker

Notes et références

  1. Les interlocutrices de Duvert évoquaient les Amazones qui rendaient les enfants mâles à leurs géniteurs au lieu de les tuer comme il a été prétendu…
  2. La signature et le post-scriptum n’ont pas été inclus dans le texte publié dans Masques.