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{{Citation longue|La vieille voisine avait un comportement étrange. Certains jours, elle bavardait au
{{Citation longue|De l’arrosage, Serge en était venu à jardiner. Il avait désherbé un coin de terrain, contre
grillage, laissait Serge entrer chez elle, lui préparait un goûter, des crêpes, de la tête de porc.
le grillage, il l’avait gratté, ratissé, et il avait cherché de quoi le garnir. Il déterrait des herbes
D’autres jours elle ne se montrait pas, et sa canne restait pendue à la poignée de la porte.
et des fleurs sauvages, des arbres nouveau-nés, il les replantait dans son rectangle et inondait
ce jardin, qui mourait. Ce n’était pas la saison où l’on plante.


Elle avait deux cannes, en réalité : une canne de jardin, usée, noire et grosse, à laquelle
Mais il ne se décourageait pas. Le matin, il rendait visite à ses travaux. Il observait les
elle s’appuyait quand elle ne tenait pas d’outil ; et une canne d’intérieur, qu’elle laissait sur
plantes molles, leurs têtes qui tombaient, leurs corolles fripées ; il n’osait pas les arracher pour
son seuil en sortant et reprenait en rentrant. On savait ainsi, d’après la canne qu’on voyait à la
en mettre des fraîches. Il leur parlait gentiment, il soulevait dans sa main les tiges pendantes,
porte, si elle était dedans ou dehors.
il disait :


Sa fantaisie de donner à goûter à Serge la poussait à des dépenses élevées, comparées à
— Toi t’es pas morte, j’te laisse !
ses ressources : beurre, œufs, sucre, chocolat, fruits confits, raisins secs, vanille. D’autant que
ses pâtisseries étaient importantes, car elle désirait que Serge en ait de grands restes à
emporter.


Les jours où elle se dissimulait, elle n’était pas malade mais simplement mal lunée. On
et ajoutait pour lui-même, devant une autre qui séchait :
l’apercevait qui descendait deux ou trois fois dans son jardin, la figure renfrognée, l’œil
méfiant.


Pendant les visites de Serge, elle enfermait le chien et mettait ses poules en avant.
— Elle là c’est foutu, ben demain.


Les poules étaient couardes, sales, stupides, méchantes. Le vieux chien était très doux et
Tout fleurissait partout. Seul le jardinet de Serge agonisait, et évoquait moins la stérilité
à demi infirme. Mais justement. Serge l’aimait bien, et il lui consacrait tout le temps de sa
d’un hiver que ces dessus de poubelle où l’on entasse les bouquets flétris.
visite. Elle prétendit donc que l’animal avait maintenant des douleurs qui le rendaient
hargneux, il mordait, il ne fallait plus que l’enfant joue avec.


Cependant, ils continuèrent de se fréquenter à travers le grillage qui séparait les jardins,
Le bassin, lui aussi, évoluait. Serge y fit flotter des navires de son artisanat. Il l’enrichit
car la vieille rejetait son chien dehors, infirmités ou pas, une fois Serge rentré chez lui. Et, si
d’une sorte de chenal qui, à la façon d’un échangeur d’autoroute, accomplissait une grande
elle les surprenait à ces amours furtives, elle brandissait sa canne, menaçait l’animal et criait à
boucle partant du bassin et y revenant. Cela formait donc une île, que Serge peupla
Serge :
d’habitants et de petits bosquets. Ces bosquets étaient des branchettes coupées qu’il
renouvelait. Les habitants étaient construits de noisettes, d’allumettes, de glands brunis de
l’autre année, ou très petits et verts, arrachés aux chênes du voisinage. Ainsi naquit un peuple
tout nu, qui promenait de beaux ventres en olive. Et il y eut des vaches, beaucoup de vaches à
queue raide : le tiers d’allumette qu’il leur piquait aux fesses.


— Mais vas-tu pas l’toucher je t’ai dit ! J’te dis qu’il mord !
L’île était jolie et elle prospéra, grâce aux allumettes encore. Jonathan en acheta une
quantité de grosses boîtes, et on colla des maisons, des bancs, des cabanes, on les coloria, on
fabriqua des gens à mettre dessus, dedans, à la porte. Serge creusa une piscine au milieu de
son île : un trou rectangulaire où il logea une demi-boîte en plastique rigide qui avait contenu
des cartes de correspondance. On mit un peu de bleu dans l’eau, et des baigneurs bronzés en
gland pourri flottèrent dessus.


— Mais non il mord pas, répondait Serge, qui grattouillait le chien et lui refilait des
Un des rivages de l’île eut aussi, plus tard, une plage aménagée, avec ses parasols et son
bouts de gâteau, il est gentil !
sable en pente.


— C’est pas parce qu’il a l’air gentil, c’est qu’un air ! criait la femme en approchant, il
Une butte ornementée de mousses reçut un moulin à vent, dont les ailes en carton
va te mordre tout d’un coup ! N’t’y fie pas ! Il va te mordre ! Ah c’est quelque chose ces
étaient fichées dans une noix qui pivotait en haut d’une tour d’allumettes. Les coups de vent à
''niars''-là quand ça a quelque chose dans la caboche ! Vas-tu l’laisser oui !
ras du sol agissaient sur cette voilure qui, écoutée de près, faisait un vrombissement.


Son rival éliminé, elle fut curieuse de savoir quelle parenté unissait Jonathan et Serge.
Des chemins, des escaliers, des places furent dessinés, et balayés soigneusement. Enfin Jonathan installa des éclairages, branchés sur une pile de ménage et qu’on allumait le soir.
Elle asticota le petit, reçut sa réponse, s’en réjouit mais n’en eut pas vraiment l’usage. Elle
Alors les arbres, les sentiers, les maisons semblaient vivre, le petit peuple végétal était plein
essaya un peu d’envenimer ses cadeaux en s’écriant, pour tâter le terrain, quand l’enfant la
d’intentions, et on aurait voulu habiter là.}}<br>
remerciait :
 
— Hé mon Dieu, il faut bien, mon pauvre petit, si personne fait rien pour toi, avec ta
maman qui te laisse tout seul !
 
Mais le franc-parler de Serge la fit vite renoncer à ce plaisir. Car il répondait
tranquillement :
 
— Moi j’m’en fous d’ma mère ! D’abord je suis pas tout seul.
 
En revanche, elle eut des crises domestiques, qu’elle assouvit sur le gamin tandis qu’elle
le coinçait dans sa cuisine : elle lui arrachait un vêtement ou un autre après l’avoir longtemps
épié, elle le lavait ou le raccommodait à la minute, excitée, jacassante, le nez humide.
 
Ce n’était pas au jeune monsieur de s’occuper de ça, d’ailleurs saurait-il ?
 
Serge, plus ou moins dépouillé, ne protestait pas. Aimable, il mangeait, bien droit sur sa
chaise, un peu fier, très satisfait, très questionneur, et il avait un caquet de commère.
 
Elle n’osa pas le déculotter, bien qu’on sentît dans ses mains une rage de torcher, de
fouiller, d’envahir de récurages et d’inspections cette moitié de corps qui lui échappait et qui,
le fripon eût été son petit-fils, lui serait revenue de droit.
 
Néanmoins elle eut des culottes. Lorsqu’elle en voyait pendre au jardin après la lessive
de Jonathan, elle plaignait leur état : et Serge, flegmatique, décrochait cela et le lui apportait.
 
Sur un ton bizarre, un peu geignard, un peu mielleux, indiscret, piaillant, elle lui
demandait, après le goûter, s’il voulait faire pipi, caca. Elle paraissait attendre son dû.
L’enfant secouait la tête. Sans se décourager, elle insistait :
 
— T’es sûr ?… T’es bien sûr, hein ?… Ni pipi ni caca ?… Même pas pipi ?…
 
Dédaignant ces inquisitions et ce vocabulaire, Serge haussait les épaules :
 
— J’ai d’jà chié.
 
Ou il sortait pisser contre un arbre. Ce n’était que demi-succès pour la vieille, qui
s’exclamait pourtant :
 
— Ahh ! Quand même ! Tu vois bien qu’t’avais envie ! Il faut le dire quand t’as envie !
C’est quand même pas difficile !
 
Avec la même pudeur alléchée, la même convoitise pateline, elle s’enquit des
chaussettes et des slips, elle proposa de changer les élastiques s’ils ne tenaient pas bien.
Malheureusement, Serge refusa de céder son linge.
 
Il n’acceptait pas non plus d’être touché ou embrassé, et il se dégageait grossièrement si
la vieille prétendait s’appuyer à son épaule. Elle affirma à Jonathan que le gosse était dur, dur
comme une vache, que c’était une vraie mule, une caboche, une belle tête de cochon.
 
— Mais forcément le pauvre, insinuait-elle avec un petit regard faux et une voix
apitoyée, c’est bien forcé qu’il soye dur… Si on a pas sa mère, on peut pas être élevé, on peut
pas demander l’impossible, ça c’est bien sûr…
 
En dépit de son vice domestique, elle était sale et ne s’entretenait pas. Elle se rafistolait
d’épingles à nourrice, de cordons, de ficelles ; ses gros ongles jaunes étaient terreux. Mais sa
maison était nette, du moins le carrelage, les casseroles et l’évier.
 
Jonathan était gêné de ne pas rémunérer ses ravaudages, ses lessives, si inutiles qu’elles
soient. Le manège de la vieille le distrayait sans qu’il y vît du mal.
 
Faute de meilleure idée, il lui offrit à son tour des gâteaux, quand il en cuisinait.
Pâtisseries de citadin, choux, mokas, feuilletés : cela ne convint pas du tout. Son habileté vexa
la voisine, qui fourra ces saletés-au bambin sans même y goûter.
 
— Tu ramèneras ça chez toi, moi je t’ai fait autre chose.
 
Jonathan chercha un meilleur moyen de s’acquitter. Il acheta des confiseries, des
bonbons. La femme reçut cela un peu moins hargneusement ; cependant, tout passa encore
dans les poches du garçonnet. Jonathan abandonna.
 
Elle avait eu un fils, marié, qui habitait la ville. Il avait tué sa femme et ses deux
mioches dans sa petite auto d’employé.
 
— Il venait le dimanche, il apportait son linge sale, il emportait le propre, il emportait
son poulet, ses œufs, son vin, et puis il est mort. Sale carne.
 
Elle n’expliqua rien de plus.}}<br>
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De l’arrosage, Serge en était venu à jardiner. Il avait désherbé un coin de terrain, contre le grillage, il l’avait gratté, ratissé, et il avait cherché de quoi le garnir. Il déterrait des herbes et des fleurs sauvages, des arbres nouveau-nés, il les replantait dans son rectangle et inondait ce jardin, qui mourait. Ce n’était pas la saison où l’on plante.

Mais il ne se décourageait pas. Le matin, il rendait visite à ses travaux. Il observait les plantes molles, leurs têtes qui tombaient, leurs corolles fripées ; il n’osait pas les arracher pour en mettre des fraîches. Il leur parlait gentiment, il soulevait dans sa main les tiges pendantes, il disait :

— Toi t’es pas morte, j’te laisse !

et ajoutait pour lui-même, devant une autre qui séchait :

— Elle là c’est foutu, ben demain.

Tout fleurissait partout. Seul le jardinet de Serge agonisait, et évoquait moins la stérilité d’un hiver que ces dessus de poubelle où l’on entasse les bouquets flétris.

Le bassin, lui aussi, évoluait. Serge y fit flotter des navires de son artisanat. Il l’enrichit d’une sorte de chenal qui, à la façon d’un échangeur d’autoroute, accomplissait une grande boucle partant du bassin et y revenant. Cela formait donc une île, que Serge peupla d’habitants et de petits bosquets. Ces bosquets étaient des branchettes coupées qu’il renouvelait. Les habitants étaient construits de noisettes, d’allumettes, de glands brunis de l’autre année, ou très petits et verts, arrachés aux chênes du voisinage. Ainsi naquit un peuple tout nu, qui promenait de beaux ventres en olive. Et il y eut des vaches, beaucoup de vaches à queue raide : le tiers d’allumette qu’il leur piquait aux fesses.

L’île était jolie et elle prospéra, grâce aux allumettes encore. Jonathan en acheta une quantité de grosses boîtes, et on colla des maisons, des bancs, des cabanes, on les coloria, on fabriqua des gens à mettre dessus, dedans, à la porte. Serge creusa une piscine au milieu de son île : un trou rectangulaire où il logea une demi-boîte en plastique rigide qui avait contenu des cartes de correspondance. On mit un peu de bleu dans l’eau, et des baigneurs bronzés en gland pourri flottèrent dessus.

Un des rivages de l’île eut aussi, plus tard, une plage aménagée, avec ses parasols et son sable en pente.

Une butte ornementée de mousses reçut un moulin à vent, dont les ailes en carton étaient fichées dans une noix qui pivotait en haut d’une tour d’allumettes. Les coups de vent à ras du sol agissaient sur cette voilure qui, écoutée de près, faisait un vrombissement.

Des chemins, des escaliers, des places furent dessinés, et balayés soigneusement. Enfin Jonathan installa des éclairages, branchés sur une pile de ménage et qu’on allumait le soir. Alors les arbres, les sentiers, les maisons semblaient vivre, le petit peuple végétal était plein d’intentions, et on aurait voulu habiter là.


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