« Idée sur Narcisse » : différence entre les versions
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Il n’y a pas de lien évident entre le mythe de Narcisse et ce qu’on appelle aujourd’hui narcissisme.
Peintres et légendes nous montrent Narcisse penché sur son reflet dans l’eau, et vainement amoureux de lui-même. Il en meurt : et, selon le mythe, c’est de langueur et non de noyade. Narcisse est consumé par un amour impossible. Il n’aime pas à demi, celui-là ! Et ce n’est pas la moindre singularité du mythe. On estimerait plus « grec » qu’un jeune homme, vivant un amour irréalisable, pousse quelques hurlements définitifs puis change gaiement son fusil d’épaule et se voue à des bonheurs accessibles. Il est vrai que Narcisse est un Béotien de Béotie ce qui, depuis l’antiquité, veut dire un imbécile et un lourdaud. Son malheur n’est pas tragique, et j’imagine plutôt que les Athéniens en ricanaient grassement. Narcisse serait un meilleur sujet pour La Fontaine que pour Sophocle, et son histoire est bonne à comparer à L’Aigle et le Hibou.
Cette jolie fable, cependant, nous parle plutôt des narcisses modernes. La Fontaine y conte que le Hibou et l’Aigle, roi des oiseaux, décident de faire la paix. Ils ne se mangeront plus l’un l’autre leurs petits. Encore faut-il les reconnaître, et le Hibou a peur que l’Aigle ne s’y retrouve pas, entre tant d’oisillons. Qu’à cela ne tienne. Papa Hibou décrit sa progéniture :
…Mes petits sont mignons,
Beaux, bien faits, et jolis sur tous leurs compagnons :
Vous les reconnaîtrez sans peine à cette marque.
Là-dessus notre Aigle, un jour qu’il chasse en bon roi affamé de ses sujets (voire insatiable d’eux), aperçoit
De petits monstres fort hideux,
Rechignés, un air triste, une voix de Mégère.
Et il croque ces bestioles, évidemment trop laides pour être les « mignons » enfants du Hibou. Hélas ! c’étaient eux !
Le Hibou découvre les restes, les reliefs de sa marmaille, et il se plaint aux quatre vents. Peine perdue ; pour le consoler de ce massacre, en effet, le fabuliste en dit de vertes :
…N’en accuse que toi,
Ou plutôt la commune loi
Qui veut qu’on trouve son semblable
Beau, bien fait, et sur tous aimable.
Tu fis de tes enfants à l’Aigle ce portrait :
En avaient-ils le moindre trait ?
Personnellement, si j’en juge sur des photos, je trouve les aiglons bien plus laids que les petits hibouillons, bouillonnantes boulettes de naïveté, d’effarement, de surprise. Papa Hibou n’avait pas si tort que ça.
En tout cas, la morale est très claire : le pareil aime aveuglément son pareil, et c’est le malheur du monde. Une homophilie borgne (au moins) est ainsi dénoncée : un narcissisme de la famille, de la classe, du clan.
Et voilà ce qui sépare notre narcissisme et celui de Narcisse. En effet, quelle est la véritable aventure du petit Béotien ?
On nous dit qu’il était beau — mais le savait-il ? Il n’avait probablement pas grande idée de son aspect. Il ne songeait pas à être amoureux, de lui ou de quiconque.
Les miroirs — de métal —, seuls quelques riches en possédaient. Tous les autres ne pouvaient se regarder que dans l’eau. Et c’est peu de chose : on n’y voit goutte. (J’aurais mieux fait d’éviter ce jeu de mots-là.) Presque tous les humains devaient ignorer à peu près le visage et le corps qu’ils avaient. Du moins ils ne pouvaient se connaître que par ouï-dire. Longtemps plus tard, Virgile nous montrera ce balourd de Corydon s’accroupir sur un ruisseau pour étudier sa figure : car il est stupéfait qu’Alexis, le blondinet de rien du tout, dédaigne son amour. Corydon serait-il répugnant à ce point ? Non, bien sûr : Corydon ressemble à tout le monde — à tous les chevriers de chèvres sous tous les oliviers, sous tous les cytises. Il n’a pas eu peur en s’apercevant. Une tête comme n’importe quelle tête. Il ne songe même pas que c’est « sa » tête. Il se reproche quandmême d’être noiraud : mais c’est l’ordre commun. Si le blondasse Alexis ne veut coucher qu’avec des blonds, eh bien tant pis pour cette andouille. Bref Corydon n’a regardé sa propre figure que pour vérifier qu’elle n’avait aucun défaut spécial. Là s’arrête sa curiosité.
De même, Narcisse a dû se voir souvent et mal, au hasard des fontaines où il puisait à boire. Et, d’un coup d’œil aux rides de l’eau, entre deux gorgées, il a sans doute contrôlé qu’il était « convenable » — ni borgne, ni chauve, ni édenté, sans bec-de-lièvre et sans goître.
Nous avons aujourd’hui beaucoup de peine à concevoir ce qu’était l’image de soi-même pour des hommes qui ignoraient les miroirs, la photographie et le cinéma. Une élite riche, dans le temps hellène, aura pu s’offrir des portraits, des bustes. Encore n’était-ce fait qu’une fois dans la vie, et les images étaient sublimées, sans grand rapport avec le réalisme à la romaine — si proche, lui, de notre art photographique.
Lequel n’est d’ailleurs pas uniforme. Pierre Bourdieu (dans Un art moyen : la photographie) a analysé avec une mentalité de nanti les photos de familles françaises pauvres qui étaient son matériau de sociologue. Raideur, conformisme, rangs d’oignon, habillé-en-dimanche, sérieux, impassible et inexpressif des visages, etc. Sans doute, les possesseurs de Leica et caméras sonores ont le privilège, eux, d’enregistrer du « naturel » sur mesure : mais les paysans, les ouvriers dont un Bourdieu épluche les albums se faisaient photographier trois ou quatre fois dans leur vie. L’image devait donc donner une impression de permanence — être posée de façon qu’on s’y reconnaisse vingt ans plus tard. Fragile fantôme de l’identité à soi dont l’obligation vous était tombée d’en haut, comme un dressage, une « humanisation » que vous infligeait la classe dominante. La seule vérité est que les hommes, un à un, ne se représentaient pas. Contraints de le faire, ils n’ont pas voulu être « naturels », mais définitifs. J’ai vu de même, au Maroc, des enfants plus remuants et rieurs que personne se figer en un garde-à-vous glacial dès qu’on sortait l’appareil photo. La photo, c’est pour toujours : donc c’est autre chose que soi. Tel est le sentiment des gens que personne, d’habitude, ne regarde, et à qui une carte d’identité pèse aussi lourd que la gueule photomatée qu’il faut mettre dessus.
Une autre remarque, à propos d’identité bourgeoise — et ici, de sculpture. Quand Houdon nous montre un Voltaire en déshabillé, la statue n’est pas intitulée « Vieille peau en camisole », non : elle s’appelle Voltaire. Quand Pigalle nous offre Voltaire tout nu, la statue ne s’appelle pas « Vieux carriériste sans plumes », elle s’appelle Voltaire. Mais, quand Rodin sculpte le visage fin et le corps idéal du jeune facteur de son quartier, la statue ne s’appelle ni « Jean Dupont » ni même « le Préposé » : elle s’appelle L’Âge d’airain. Vous voyez Rodin exposer cette sculpture sous son seul titre honnête : « Mon facteur » ?
Non : chez les pauvres, on n’existe qu’à condition d’être assez beau pour pouvoir représenter autre chose que soi-même. Les privilégiés vous achètent votre beauté et recrachent le reste. C’est qu’ils ont des symboles à faire, tiens ! Mets-toi tout nu, que je t’oublie.[1]
Et un marmiton grassouillet, capiteux, rigolard, un saute-ruisseau doux et canaille, avec sa bête figure épatée et bonne comme le pain, ce petit Napolitain anonyme aura baissé sa culotte et arraché sa chemise pour dévoiler au Caravage les chairs de son Amour vainqueur, cuisses écartées sur le trou comme un porno danois. Mais la toile (détruite pendant la dernière guerre, elle était à Berlin[2]) ne s’appelle évidemment pas « Portrait de Jean Dupont et de son entrejambe par un sodomite ». Et c’est pourtant cela que nous voyons, plutôt qu’un innocent amour à plumes. Dans sa posture le même enfant (mais sans ailes), s’il était en chair devant nous, semblerait se disposer gaiement à une chose que les « bougres » connaissent bien…
Sans ces idées en tête, on ne pourrait pas bien comprendre l’innocence de Narcisse, inconscient de soi comme tout homme de partout et de toujours — si l’on excepte ici et maintenant.
De même, on peut s’émerveiller que Mozart, dédaignant son portrait par Joseph Lange (son beau-frère), et qui montre un profil « sublime », expressif et beau (selon le sentiment du beau qu’ont les mélomanes en matière d’art pur et dur), se soit préféré dans un médaillon de cire dû à Leonard Posch et qui nous montre, lui, le profil d’un petit bonhomme rengorgé, petit nez encombrant à deux bosses, double menton naissant et joues bonasses de mémère qui tient son rang (modeste mais elle l’a), œil de crapaud, bouche courte et sèche avec un brin de rire et de volupté. Ce n’était pas flatteur, mais il s’y reconnut si bien qu’il en exigea des répliques qu’il distribua autour de lui : il avait trente-deux ans. On croit voir un camée de la décadence romaine. Et je suppose que ce n’était pas le réalisme du profil qui excitait Mozart, mais cette louche éternité.
Achevons donc l’histoire de Narcisse l’inconscient, le naïf, qui ne sait pas qu’il est désirable. Voici que des nymphes le désirent (le mot nymphes désigne aujourd’hui les petites lèvres de la vulve), et surtout la nymphe Écho. Narcisse reste indifférent à cette grêle d’amour, et le mythe ne dit pas pourquoi. On peut supposer que Narcisse est un gentil crétin de village, qui n’a aucune idée de ce qu’on peut faire avec ce qu’on a, fille ou garçon. Grand nigaud, il perd ses journées à jouer aux osselets avec des petits gamins plus malins que lui, qui trichent et jurent comme des charretiers. Ces coquins lui parlent de bite, il ne sait même pas le mot : tout à l’heure, les gosses envolés, il ira se promener à travers la campagne et s’endormira sous un peu d’ombre, sans seulement se masturber avant sa sieste. Vraiment, ce grand garçon n’est pas très éveillé.
Malheureusement, c’est lui qu’ont choisi pour amant ces divines polissonnes : les nymphes. Et les dieux grecs sont tous pareils : bêtes, baiseurs et méchants — pire que des hommes, mais plus puissants qu’eux (et songez que ces despotes coléreux et cochons sont les meilleurs dieux de l’histoire du monde).
Alors, sur la plainte des nymphes vexées, déesses de bas étage mais déesses quand même, apparaît Némésis, une salope redoutable, fille de la Nuit, déesse de la Vengeance. On raconte qu’elle a été aimée de Zeus et s’est changée en oie pour lui échapper. Mauvaise (ou subtile ?) tactique : Zeus s’est aussitôt changé en cygne et lui a fait un œuf. Un état, que l’on peut croire tardif par son emberlificotage, du mythe de Némésis, affirme que l’œuf en question, confié à Léda (autre victime du même cygne), a fait éclore Hélène — celle de la guerre de Troie.
Peu importe la « vérité » : dans la légende grecque, les mythes de filiation se superposent et se contredisent avec la candeur même des deux Genèses incompatibles qui inaugurent la Bible, et qui se suivent comme si de rien n’était.
À propos de la métamorphose de Zeus en cygne, et de Némésis en oie, on se dit que les Grecs savaient l’anatomie des volailles. Il n’y a guère, en effet, que les oies, les canards et les cygnes qui aient, entre tous les oiseaux, un pénis. Ça ne sort et ne bande qu’au moment de s’en servir, mais ils l’ont. Les naturalistes contemporains précisent même que c’est de travers (à gauche, à droite ?). Bref, il faut se dandiner un coup pour enfoncer ça.
Némésis va venger les nymphes que Narcisse dédaigne. Et la torture à laquelle est condamné le pauvre garçon est encore plus vicieuse et paradoxale que celles de Prométhée, de Sisyphe, de Tantale ou des cinquante filles de Danaos. Puisque Narcisse est incapable d’aimer, son destin sera de découvrir enfin l’amour (ce ne sera pas trop tôt) — mais en s’aimant soi-même.
Et d’un amour spécialement ridicule : par les yeux. Tantale au moins, je le suppose, pouvait se masturber pour occuper sa faim. Ça affame encore davantage, évidemment, mais ça fait penser à autre chose. Tandis que Narcisse ne songe pas à se toucher, s’envelopper dans ses propres bras, se caresser de long en large — s’aimer en amant heureux qui, privilège unique, a toujours son objet d’amour à portée de la main : et objet qui, contrairement à l’usage du temps, ne va pas se changer en oie ou en génisse au premier prétexte venu. Le supplice de Narcisse devrait être un bonheur : mais il est trop bête pour en profiter.
Penché sur la fontaine où il se voit, il est comme un singe qui voudrait s’embrasser dans une glace, ou un petit chien qui remue la queue et lèche l’écran quand il voit des toutous à la télévision. Pour Narcisse — et c’était cela, sa malédiction — son image n’est pas lui. Son image, c’est l’autre. Et c’est un autre inaccessible. Sa punition n’est donc pas de s’aimer : c’est de ne pas se reconnaître. Il mourra de langueur à contempler Celui-que-l’on-n’étreint-jamais.
On peut juger curieux que ce mythe combine si étroitement narcissisme et homosexualité. Car nul ne dit que Narcisse, dans la fontaine, s’est pris pour une femme. Il paraît plutôt en-deçà de toute différenciation sexuelle : l’image dont il s’éprend lui plaît non parce que c’est lui, non parce que c’est celle d’un garçon, mais parce que c’est un autre être humain, le premier qu’il savait voir. Narcisse n’est pas « homosexuel », et c’est l’espèce humaine inapprochable qu’il découvre à travers soi.
Même sa mort par langueur le prouve. Je l’ai dit en commençant : face aux amours impossibles, le plus romantique des hommes finit par aller voir ailleurs. Quand Narcisse découvre, et pour la première fois, un être à aimer — lui qui n’avait aucune idée d’autrui ni aucun sentiment — il reste capturé par cette image parce qu’il croit que c’est la seule. Les humains habituels n’ont pas accoutumé de se montrer dans l’ombre des fontaines : on les voit debout sur la terre, ils bougent, ils sentent, ils parlent. Petite différence. Il fallait que Narcisse soit un innocent maudit par Némésis pour qu’il ne s’en rende pas compte. De sorte que si le mythe symbolise un vice humain, ce vice n’est pas l’amour de soi, mais l’inconscience de soi et l’aveuglement face à autrui.
Comme nous avons affaire à un grand garçon, et que si les nymphes, ces paillardes, s’intéressaient à lui, c’est que sa beauté, de bas en haut, n’était pas maigrichonne, je crois que le mythe de Narcisse, très loin de condamner l’amour de soi et le moi haïssable, est plutôt matriarcal et anti-malthusien.
L’aspect matriarcal est évident, d’ailleurs conforme aux hypothèses qu’on a faites sur le lointain passé des civilisations. Dans ce système, les femmes se choisissent des fouteurs-reproducteurs exactement comme, dans le patriarcat actuel, le phallocrate s’épouse de l’objet sexuel féminin, ou comme les michetons pédés se choisissent un beau gig. Notre grand nigaud de Béotie, quand il refuse par innocence d’être le valet sexuel de ces dames, commet un crime de lèse-majesté. Les nymphes ne lui reprochent pas de ne pas être sentimental, mais de ne pas songer à foutre. L’amour grec, malgré les vapeurs et les brumes tristes qui couvrent ce tas de cailloux qu’est l’Olympe réel (2917 m), n’a rien de moite et d’éthéré. C’est même pour cela qu’on punira Narcisse de sa frigidité physique en lui infligeant un amour cérébral. (Sinon, on aurait pu condamner Narcisse à se branler sans fin, comme Sisyphe remonte éternellement son rocher des deux bras.)
On a ainsi un symbole, très archaïque, de la domination sexuelle des femmes sur les hommes. Les nymphes, parmi cent ploucs d’un village, se choisissent le meilleur « reproducteur », comme les nazis trieront — saines paysannes blondes et SS aux yeux bleus — les purs aryens qui enfanteront la descendance du IIIe Reich. On nous raconte que les « Amazones », et certaines peuplades matriarcales de l’Afrique noire, n’agissaient pas autrement. C’est l’enlèvement des Sabines, mais à l’envers.
Le thème anti-malthusien est aussi clair — puisque l’idée matriarcale, déesses ou simples mortelles, est bien celle de la reproduction. Le représentant éminent et le responsable de l’Espèce, c’est la femelle ; le mâle, parasite inutile (et qui ne demande pas mieux que de le rester), ne sert qu’à fournir la petite cellule qui pourra proroger une humanité dont il est quasiment exclu. Et cet aspect fortement « biologique » du matriarcat tendrait à prouver, ou au moins à suggérer, que les premières sociétés humaines (je ne dis pas les groupes familiaux, car la famille est une invention de pères) étaient des sociétés de femmes, plus une petite cage à coqs.
Peut-on, à ce titre, rapprocher le thème anti-malthusien du mythe de Narcisse, et la légende d’Onan ?
Les deux ont au moins un point commun : c’est que nous avons tiré vers nous ces vieilles histoires pour les adapter à des valeurs qu’elles ne représentaient pas. Narcisse n’est pas plus narcissique qu’Onan n’est onaniste, ou qu’Œdipe est « œdipien ».
Rappelons l’histoire d’Onan. Il a un frère marié. Ce frère meurt sans descendance : et, selon la loi du lévirat, imposée par Moïse, Onan doit épouser sa belle-sœur, la veuve, pour lui faire ces enfants que le défunt n’a pas commis. Nous sommes ici dans un patriarcat, et le pire qu’aucune civilisation, aucune religion ait inventé. Et le patriarcat n’est plus une affaire de grossesse en tant que telle, c’est une affaire d’argent, d’héritage, de propriété. On pourrait croire que, dans la nuit des temps, les mâles ont opposé, à l’art femelle de mordre pour être foutues, le talent viril de cogner pour garder son os. (Tout cela est bien séduisant.) Le matriarcat serait alors le génie de produire, et le patriarcat celui de thésauriser. Comme les deux sont totalitaires, à salope salaud et demi. Onan baise sa belle-sœur, donc. Mais il « fraude » — il lâche son foutre par terre.
On peut en conclure que ces personnages bibliques n’avaient pas de lit ; et qu’Onan ne voulait pas fabriquer un gosse qui aurait été à la fois le fils posthume de son frère, son fils à lui et son neveu. Un héritier de la main gauche, en tous les cas.
On devine la sale histoire d’argent, bien digne de ce dieu biblique qui, avec plus de précisions maniaques qu’un client de Manufrance, décrit à Moïse la tente qu’il faut construire pour l’adorer, et à une épingle près. (Mais le désert fait les hommes qu’il peut, et on en verra d’autres…)
Ce qui est singulier, c’est que notre époque n’ait retenu, dans cette affaire de gros sous, que le « geste » d’Onan — que l’église chrétienne a baptisé coitus interruptus et qui a été, jusqu’à une époque récente, le seul moyen contraceptif en usage. Et il reste universellement répandu. Les sexologues nous affirment que c’est très traumatisant pour le mâle (merci pour l’autre) : reste à savoir si c’est plus « traumatisant » que d’avoir un gosse de trop ou que de renoncer à baiser : les médecins hésitent vigoureusement à avoir une opinion là-dessus. On se demande bien pourquoi. La « science » serait-elle, tout à coup, plus timide que la religion ? Enfin, être « traumatisé », c’est mal — voilà le point commun entre curés et psycons, la marque du « péché » et celle du « traumatisme » s’étant, dans le langage moderne, recouvertes impeccablement. Et personne ne parle plus de « traumatismes » que les psychologues chrétiens et que les mamans qui ont porté leur première robe blanche pour avaler, vers douze ans, du machin blanc qu’un monsieur leur flanquait dans le bec en tout bien et tout honneur. La communion solennelle ! La seconde robe blanche sera autrement troussée ; le second machin blanc sera moins sec ; l’idée du « traumatisme » n’en sera que mieux enfoncée dans le crâne de ces vierges éternelles. Une nuit de noces (vu ce que sont les « beaufs » à marier) vous apprend pour toujours ce que sexualité veut dire : voilà ce qui peut expliquer la révolte hargneuse et glapissante des mamans quand elles découvrent que leurs gosses, eux, aiment ça, et n’y voient pas plus le diable que le bon Dieu. Progéniture ingrate ! Ai-je été torturée du vagin pour que vous abandonniez vos baisers et vos fesses à qui vous plaît ?
Le mot onanisme désigne aujourd’hui le plaisir solitaire. La déviation de sens, si l’on pense à la légende que je viens de rappeler, est inattendue. Onan ne s’occupait pas du tout de se masturber, il a baisé copieusement sa belle-sœur et s’est simplement refusé à engendrer.
Faut-il en conclure que les gens qui ont inventé la notion et le crime (chrétien) d’onanisme considéraient que, lorsque quelqu’un se branle, il prive la Nation, la Famille, des nourrissons qu’elles sont en droit d’attendre ? Et qu’on a glissé de l’égoïsme biblique d’Onan, simple affaire d’héritage, à l’égoïsme sensuel du masturbateur qui ne produit pas de « chair à canon » ?
Retenons, dans la logomachie des psycho/sexologues actuels, l’équivalence narcissisme-masturbation-homosexualité. Et il s’agit du ciel noir qui peut tomber sur la tête des garçons — détail significatif.
Notre société, en effet, encourage le narcissisme des filles. Du moment qu’on a un con, il faut s’aimer. Se regarder, se parer, s’embellir, devenir une créature de spectacle. Mais pour quoi faire ? Simplement parce que le narcissisme rend idiot, bouché, futile, vulnérable, absurde. Le vrai Narcisse était un bon crétin des temps naïfs, que Némésis a changé en amoureux de soi pour le perdre. Aujourd’hui, pour perdre et crétiniser les femmes, on les change en narcisses ; tout le reste suivra. La seule différence est que Narcisse a eu la chance d’être maudit — tandis que nos narcisses femelles ne sont que domestiquées. Aujourd’hui, Némésis est un dieu à barbe, et qui ne s’intéresse qu’au destin conjugal de ses victimes. Changer des hommes en femmes : tel est son triomphe.
Un triomphe qui dépasse largement le sexe « prédestiné », puisque des garçons mêmes voient dans la féminitude la meilleure façon de s’accomplir. La seule différence est qu’ils la choisissent au lieu de la subir. Les efféminés, les transsexuels restent non-conformes : ils ne peuvent pas engendrer. Ils sont un tiers-état entre l’utérus goinfre de l’ancien matriarcat et le phallus matraque de notre monde. La féminité de l’efféminé est comme une gratuité d’enfant : il est hors du jeu, et c’est pourquoi il joue. Le jeu « sérieux », lui, est un affrontement de vessies et de lanternes, combat à coups d’andouilles. L’efféminé, discrètement, départage les combattants et leur donne l’exemple. S’il a deux sexes en un, c’est parce que l’homme n’est pas aussi simple que le croient les mégères et les moustachus.
Le « narcissisme » moderne se sera donc fondé sur un amour de soi (comme celui du Hibou de La Fontaine pour ses petits) qui passe, en préalable, par le sentiment qu’il faut être quelque chose. Je parlais, à propos de photographies, de cette obligation d’avoir une identité, de se reconnaître, de se nommer. Obligation inventée depuis très peu de siècles, et qui n’est encore infligée qu’à très peu d’enfants de la Terre. (On a pleuré sur Anne Franck parce que cette fillette était quelqu’un — même si son Journal, comme il est probable, a été fabriqué de toutes pièces par des propagandistes après coup : les bonnes causes ont ces écarts… ; mais qui pleurerait sur n’importe lequel de ces paquets de viande noire ou jaune ou bistre qui crèvent par millions tous les ans, non à cause des méchants nazis, mais pour le bonheur des très bons démocrates occidentaux ? À l’échelle mondiale, les hommes n’ont plus d’identité, ni de sexe, ni d’âge : bref, ils sont eux-mêmes, et donc inutiles à nos belles pensées sur l’Homme, la Femme, l’Enfant, etc.)
Alors que le mythe de Narcisse dépeint un homme qui s’aime parce qu’il croit qu’il en voit un autre, nous, nous aimons autrui dans la seule mesure où nous croyons nous reconnaître.
La chose est même vraie du côté prosaïque des mariages. Les statistiques en ce domaine sont impitoyables. On a établi que plus de 85% des couples hétéros qui s’épousent chaque année sont « homophiles ». Le mec et la nana sont de la même région, du même âge, de la même origine sociale, du même niveau de revenu : ils ont les mêmes habitudes, les mêmes goûts, les mêmes manies, les mêmes préjugés, les mêmes intentions d’avenir. Au mieux, le mâle admet — selon une bonne vieille hiérarchie qui tient le coup à en épater les gens qui croient qu’avec mai 68, les « jeunes » ont changé — que la femelle lui soit un peu « inférieure » — moins cultivée, moins riche, moins intelligente, etc. Mais en ce cas il faudra, bien sûr, qu’elle soit plus jolie. Par contre, on est toujours assez beau pour être l’homme de ces mariages-là.
Oui : une homophilie. À tel point que le mot homosexuels, appliqué aux pédés, est un vrai paradoxe : les pédés s’aiment et se mélangent à travers tous les systèmes de fortune, de culture, de race, d’âge et d’argent. Ils sont — hérétiquement — d’authentiques hétérophiles. À la limite, ils ne bandent que pour la différence.
Comment, dans ces conditions, comprendre le lien que les psycons (tous plus papas-mamans/femmes-époux que nature) établissent entre le narcissisme et l’homosexualité ? Comment comprendre que ces hiboux qui n’aiment que les hiboutes et leurs hibouillons taxent d’amour de soi ceux qui s’éprennent du contraire d’eux ? Je crois que c’est la bonne vieille histoire de la poutre et de la paille. Il n’y a pas d’hétérosexualité sans une passion aveugle de ce qu’on est et de ce qu’on veut demeurer : le mâle hétéro est tout accroché à une « idée de soi » que le plus infime écart sexuel ou gestuel met en péril ; la femelle hétéro est obsédée de s’identifier à l’objet de désir que, via sa mère, les mâles lui ont enseigné d’être si elle prétendait survivre. Ces gens sont bloqués l’un sur l’autre. On les a pétrifiés d’avance en bête à deux dos. Ségrégations, discriminations, persécutions, inégalités, brutalités, racismes, sont la moindre monnaie de ce qu’il leur faut pour s’aimer. Et ils se savent coupables de cet amour effréné de soi-même qui ne s’accomplit que dans l’asservissement ou la destruction d’autrui.
Ce sont des narcisses à l’envers : ils éliminent d’abord les autres, et ils s’aiment ensuite.[3]
Pourrait-on dire, en contrepartie, qu’un homosexuel est un anti-narcisse ? Je ne le pense pas non plus. Le jeu porte sur un problème d’identité. Un hétéro cherche l’« autre » pour se définir soi-même comme « différent », se créer une identité restrictive mais conforme à un stéréotype préalable dont il est épris : il veut ressembler à un modèle inculqué dans l’enfance, modèle coincé, constipé, fermé, facile — on pourrait dire qu’il s’aime à travers une statue de l’Île de Pâques. Confrontée aux statues identiques, mais du signe opposé (l’« autre » sexe), cette statue de bêtise se sent confirmée et réelle. Elle existe ! C’était vrai ! Tant de sacrifices, de malheurs, de mutilations n’auront pas été subis en vain : il y a du répondant. D’autres hommes-troncs qu’on appelle des « femmes » et qui sont bien contents (?) de cogner leur tête de bois à votre tête de pioche.
Et comme, en plus (!), ça va produire du petit hibou, dressable et corvéable à merci, pâte à modeler que vous pourrez sculpter à votre image, selon le principe que plus on est de cons plus on est fiers de l’être, l’avenir est radieux. Le mariage vaut la peine. Maman et papa sont, là-dessus, bien d’accord : si on n’avait pas le droit de rendre les enfants semblables à ce qu’on est, on ne saurait plus pourquoi on en a fait, ni pourquoi on est ensemble. Le couple hétéro dévie toujours vers cette ultime compensation de son échec, ou ce suprême assouvissement de son narcissisme : pondre de l’être humain et le réduire à ce qu’on est soi-même.
Ce qui me fait penser à ces policiers qui firent scandale, il y a quelques années, parce que, ayant arrêté un coupable qui était innocent, ils fabriquèrent des preuves de son crime plutôt que de se déjuger. De même, les parents remodèlent un gosse à leur image pour laisser croire qu’un être humain ça n’est que ça, et qu’un ratage est beau quand il se perpétue. Je prouverai que je suis « bien » en éduquant mes enfants de telle façon qu’ils ne soient pas meilleurs que moi.
C’est le principe même — affirmé par la Déclaration internationale des Droits de l’Homme — que les parents peuvent élever leurs enfants selon leurs « convictions » (aux parents). Pourtant, on n’oblige plus les « sauvages » à ressembler à leurs colonisateurs.
Il était indispensable de faire cette allusion aux sinistres produits du couple hétéro — sinistres pour les raisons d’être et le destin que ce couple leur donne — et sinistres pour le besoin, chez ce couple, de compenser son propre ratage narcissique en avortant sa descendance : sinon, l’hétérophilie et l’innocuité, la pureté sociale, des « homosexuels » aurait été trop longue à définir. Et leur — notre — façon de vivre le narcissisme très particulier dont la société contemporaine a fait, au moins dans nos pays, une condition fondamentale d’existence de l’homme. Narcissisme dont j’ai expliqué qu’il n’était qu’une conséquence du système bloqué, borné, pétrifié en blocs de rôles, de la famille patriarcale hétéro. Système auquel les « futurs » homos ont été dressés comme tout le monde : et qu’ils reproduisent à leur façon dans divers aspects de leurs mœurs. Là aussi, on fait ce qu’on peut : et ce n’est pas grand-chose.
En tout cas, l’homosexuel, ou celui qu’on nomme ainsi, semble rechercher parmi les autres de vrais autres. Son partenaire ne lui sert pas à définir son identité à lui, et il n’a aucun désir de créer, par le foutre ou par la force, des êtres à son image. Le désir homosexuel, masculin ou féminin, est plutôt une passion de s’assimiler à un autrui désirable. C’est une incorporation, et presque une anthropophagie. Mais symbolique et inoffensive. Pour un homosexuel, désirer ou aimer quelqu’un, c’est croire que l’autre est absolument autre : mais l’homo est comme saint Thomas, il ne croit que ce qu’il touche. Il craint tellement la ressemblance qu’il choisit toujours le plus loin possible de lui-même. Cet homme aime s’augmenter d’autres corps, d’autres âges, d’autres races : et rechercher, à travers cela, l’immense intégrité que les hommes ont perdue. Même la drague homo, son délire de dévorer par centaines les partenaires amoureux, est cette passion d’incorporer — le contraire exact du donjuanisme et de son catalogue de crachats.
En somme, notre société et ses diktats rendent l’homme si infirme qu’on n’est jamais assez homo pour se reconstruire avec la peau des autres. C’est peu leur demander, d’ailleurs.
Je me demande à la fin si le « narcissisme » qui « rend » homosexuel (!) n’est pas le sentiment, chez un enfant, un adolescent, que l’homme est moins court, moins figé et moins creux que ce handicapé, manchot, cul-de-jatte, sourd, méchant, bête et aveugle, que chacun de nous est censé devenir pour être jugé normal. L’homosexualité, comme toute sexualité et toute passion, sert à n’importe quoi : et chaque époque en a fait ce qu’il lui fallait. Mais je sens qu’aujourd’hui elle sert à l’indispensable : reconstituer l’homme et la femme.
Nous voici loin du narcissisme ? Peut-être. Mais pas loin de Narcisse lui-même, lui qui souffrit et qui est mort d’avoir aimé l’autre absolu. Nul homme ne sera jamais aussi différent et inapprochable à un autre, que fut l’image de Narcisse à lui-même. Le pauvre nigaud croyait qu’il n’était pas lui ; et, dans un reflet incompréhensible, c’est tout l’univers qu’il se mit à aimer. Devenons coupables de cet amour-là, et décidons, crétins ou pas, que c’est le nôtre.
Voir aussi
Idée sur Narcisse (droit de réponse)
Lettres à Jean-Pierre Joecker
Journal d’un innocent
Notes et références
- ↑ Après l’envoi de son manuscrit à Masques, Duvert a voulu réviser son texte avant publication. Il a coupé un passage ici, le paragraphe se finissait par :
(Ça me fera un fragement du discours amoureux
Ce passage tapé à la machine était suivi d’un ajout à la main que nous n’avons pas pu déchiffrer. - ↑ Duvert confond avec une autre toile, intitulée Saint Mathieu et l’ange. L’amour vainqueur est toujours visible à Berlin.
- ↑ Autre passage supprimé :
Et il y a toute une thématique du miroir (cf. Lacan) dans la définition de leur moi.