Lettres amoureuses d’un frère à son élève (texte intégral – 1)

De BoyWiki

Première partie du texte intégral des Lettres amoureuses d’un frère à son élève :

Introduction de l’édition de 1911
Avis de l’éditeur de 1878
16 lettres du frère Joseph, datées d’août et de septembre 1869


Le texte utilisé est celui de l’édition de 1911.



le coffret du bibliophile
________



LETTRES AMOUREUSES


d’un Frère à son Élève









PARIS
BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX
4, rue de Furstenberg, 4
Édition réservée aux souscripteurs





INTRODUCTION


—<>—



Ce recueil épistolaire, de saveur sodomite, vaut d’être comparé à ces œuvres, de même saveur, qu’ont produites les siècles précédents en Italie ou en France. Nous avons présenté précédemment au lecteur, dans cette même collection, les statuts des grands seigneurs sodomites à la fin du dix-septième siècle et les Anecdotes pour servir à l’histoire secrète des Ebugors, qui sont les uns et les autres des documents précis et curieux sur les mœurs sexuellement inverties. Dans une collection voisine, les « Maîtres de l’amour », un jeune poète, savant italianisant, a présenté l’épopée de la Vénus postérieure que Giorgio Baffo a chantée à Venise avec une verve endiablée.

Les Lettres amoureuses d’un Frère à son élève, sans se recommander d’aucun ancêtre, célèbrent tout naturellement, avec une passion libre d’entraves, le même amour unisexuel. Mais ce n’est plus ici la froideur et la monotonie des textes de lois ou statuts, ni l’amertume de la satire acerbe.

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. Et quelle Vénus ! Et quelle proie ! C’est la messe blanche d’un satyre hideux qui a débauché et gagné à sa passion sa propre victime. Et le mélange de mysticisme et de libertinage offre le plus étrange des contrastes, et comme toujours le plus pimenté des plaisirs.

Ce recueil parut pour la première fois en 1878 sous ce titre :

Lettres amoureuses d’un Frère à son élève. Alexandrie (Bruxelles, Gay), s. d. (1878), in-12 de 222 pages. Imprimé en tout à 500 exemplaires, dont 450 exemplaires sur papier vélin et 50 sur papier du Japon. (Durando, imprimeur à Alexandrie.)

L’ « Avis de l’éditeur », que nous avons reproduit, explique ou prétend expliquer l’origine de ces lettres. Qu’elles soient authentiques ou factices, elles ont un accent de sincérité qui souvent s’élève jusqu’à la poésie. C’est aussi pour cela qu’elles nous ont paru valoir d’être conservées.

On nous dit bien qu’on a pensé un moment à faire de ce recueil une arme antireligieuse ; et c’est là une de ces absurdités qui ne sauraient nous étonner. Mais la religion n’a rien à voir en pareille matière ; car il n’est pas indiscutable que le célibat développe chez les séculiers ou réguliers l’inversion sexuelle. Ceux d’entre eux que la Vénus antérieure attire ne trouvent pas moins autour d’eux des satisfactions faciles.

Le Frère Joseph des Anges pourrait tout aussi bien s’appeler Socrate, ou Henri III, ou Vendôme, ou Villars, ou peut-être même Giorgio Baffo.






AVIS DE L’ÉDITEUR


—<>—



Ces lettres ont été réellement écrites par un galant ecclésiastique à son élève.

Une femme survint, enleva le néophyte au professeur, et ce dernier, poussé par la jalousie, exerça sur le garçon une cruelle vengeance. La victime de cet attentat, par représailles, livra alors à la publicité la correspondance socratique du Révérend Père en Dieu.






LETTRES AMOUREUSES

d’un frère à son élève

—<>—




St-V…, lundi 9 août 1869.

Mon cher ami,

Je prends la plume avec une certaine tristesse, voyant que vous m’obligez, contre mon attente, à penser de vous ce que tout professeur est malheureusement obligé de penser de ses élèves, une fois qu’il s’en trouve séparé. — Mon Dieu, que les élèves sont chose ingrate ! Ils ont un cœur et ne sentent point, une intelligence et ne comprennent point qu’un maître aimant et dévoué fait un continuel sacrifice en versant dans leur âme le meilleur de sa vie. Aussitôt qu’ils n’ont plus besoin de ses leçons, les voilà qui s’éloignent entièrement et se mettent à oublier leur bienfaiteur !

Pourtant, mon cher ami, les quelques marques d’affection que vous m’aviez déjà montrées me laissaient espérer que vous feriez exception à cette cruelle règle générale. Même encore aujourd’hui, vous l’avouerai-je ? il me semble bon et raisonnable de me bercer de cette douce pensée ; oui, j’aime à croire que nous ne serons pas à l’avenir de vieilles connaissances seulement, mais deux amis sincères.

J’ignore les motifs qui vous ont empêché de tenir votre promesse, et ne viens pas aujourd’hui vous adresser des reproches ; je ne m’en reconnais pas le droit et je n’en ai pas la force. Mais, pour peu qu’il soit en votre pouvoir de réparer votre trop long silence, ne tardez plus à le faire.

Quand on a passé dix mois entre quatre murs, on éprouve quelque jouissance à vivre, comme je le fais en ce moment, au milieu des collines et des bois, le long d’une charmante rivière. Cependant, au sein de cette riante nature, je me sens parfois tout mélancolique et me surprends à regretter mes heures de classe… Je songe, malgré moi, à mes chers élèves si dispersés à cette heure ; et ce regard du cœur vous distingue entre tous, mon bon ami. N’étiez-vous pas, au milieu de vos condisciples, soit par votre conduite, soit par vos succès, comme un beau lis qui s’élève au-dessus des fleurs variées d’un parterre ?

Aujourd’hui, j’ai l’intention de ne vous adresser qu’un simple billet dont l’objet principal est de vous renouveler mon adresse, car il n’est pas impossible que vous l’ayez égarée. D’ailleurs, nous y ferons une légère modification.

Je vous avais donné, je crois, l’adresse suivante :

Madame veuve Robert, pour remettre au frère Joseph des Anges, à St-V…

Voici l’adresse que vous aurez soin d’écrire, jusqu’à nouvel ordre, sur l’enveloppe de vos lettres :

Monsieur Joseph, chez Madame veuve Robert, à St-V…

Remarquez que je n’ai pas écrit Frère Joseph, mais tout simplement Monsieur Joseph.

La première adresse avait pour moi un grave inconvénient. Ainsi ce matin même, Mme veuve Robert, qui est ma tante, a décacheté une de mes lettres sans prendre garde au Pour remettre, etc…, qui se trouvait écrit au bas de l’enveloppe.

Au reste, je me suis entendu avec le facteur du village, et pareil fait ne se reproduira plus, je pense.

Vous pouvez donc, mon cher ami, en tenant compte de ma recommandation, m’écrire sans vous gêner, je veux dire à cœur ouvert, comme je vous en ai déjà prié.

Quant à l’adresse particulière que vous m’avez donnée pour les lettres que j’aurais à vous écrire, vous m’en répondez, n’est-ce pas ? vous êtes parfaitement sûr que mes lettres vous arriveront sans passer sous un œil étranger ?…

N’oubliez pas de me répondre sur ce point très catégoriquement. J’y tiens beaucoup, et je vous en donnerai les raisons dans une très prochaine réponse.

J’ai écrit : très prochaine réponse… car, à la réception de cette petite missive, vous vous croirez consciemment obligé, je m’imagine, de prendre une plume pour la laisser courir jusqu’à ce que quatre bonnes pages aient été remplies d’une écriture fine et serrée.

Ne m’épargnez aucun détail sur tout ce qui vous intéresse. Donc à bientôt.

Votre meilleur ami,
Frère Joseph des Anges.


__________






St-V…, 12 août 1869, 2 heures du soir.

Bien cher Marius,

De toutes les joies que puisse offrir la vie, les plus douces pour un professeur sont, sans contredit, celles qui lui naissent de la reconnaissance de ses élèves.

En fouillant scrupuleusement dans mes souvenirs, je n’ai pas trouvé de plaisir plus vrai que celui que je viens d’éprouver à la lecture de votre charmante lettre ; aussi l’ai-je lue et relue…

Placé dans une atmosphère où il suffit d’être dévoué pour faire surgir des ingrats, bien des fois, considérant votre manière d’être à mon égard, je me suis livré à de longues méditations.

Oui, mon ami, je me suis demandé bien souvent si ce n’était pas un rêve absurde qu’espérer trouver un ami sérieux dans un jeune homme de votre âge.

Enfin, la noire ingratitude m’a paru si incompatible avec votre noble caractère, et, d’autre part, il m’a tellement répugné de soupçonner quelque artifice dans ce don qui vous est si naturel de captiver le cœur de vos maîtres, que je me suis abandonné sans beaucoup de résistance à l’ineffable consolation de vous aimer tendrement et de me croire aimé de vous.

Voilà, mon cher Marius, l’état actuel de mon âme. Puisse la vôtre être à mon égard dans une disposition telle que j’aime à me le persuader !

Posséder un ami vrai fut toujours pour mon cœur un besoin impérieux. J’ai commencé à sentir cette nécessité à l’époque déjà lointaine où je perdis mon pauvre père. Sa mort me laissa orphelin bien jeune ; et, avec lui, semblèrent s’éteindre à jamais pour moi toutes les douces joies de ce monde.

Jusqu’à ce jour, la tristesse de ma vie n’a pas été grandement adoucie par l’affection aussi faible qu’éphémère que nous portent nos élèves. Ah ! mon ami, mon pauvre cœur a déjà bien souffert ! Dieu seul a été témoin de ce martyre solitaire, effroyable !…

Figurez-vous, mon ami, figurez-vous un habitant de l’équateur subitement transporté et condamné à vivre dans les régions glacées des pôles, et vous aurez une légère idée de ma situation physique et morale.

Je rongeais mon frein, mais je sentais de plus en plus l’impossibilité de m’acclimater…

Enfin, le Dieu de clémence paraît avoir pris compassion de moi ! Pour me dédommager de mes longues et cruelles souffrances, ne m’envoie-t-il pas aujourd’hui quelques consolations ?… et ces ineffables consolations, n’est-ce pas vous, mon tendre ami, qui avez reçu la mission de me les apporter ?

Malgré de nombreux désenchantements, j’ose espérer un tel bonheur, puisque votre bonne lettre, en ravivant quelques doux souvenirs, m’en donne une espèce de certitude.

Maintenant donc, mon cher, que je vous ai ouvert mon cœur et révélé le besoin suprême que je ressens d’un ami véritable, il est en quelque sorte de votre devoir de me continuer les marques de la confiante affection que vous m’avez déjà témoignée.

Ce langage ne doit point vous étonner et encore moins vous choquer. N’est-ce pas vous-même qui l’avez provoqué en vous montrant si aimable à mon égard ? D’ailleurs, pour un bon élève, n’y a-t-il pas une grande joie à sentir le cœur de son professeur battre à l’unisson du sien ?

Mon bien cher ami, vous me demandez ma photographie, je vous l’avais promise, c’est vrai. Pour le moment, je n’en ai aucune ; mais sitôt rentré à L…, je m’exécuterai. Et vous-même ? songez-vous à remplir votre promesse ? Nous causerons de cela à notre prochaine entrevue. Mon Dieu ! quand cet heureux jour se lèvera-t-il ?

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

10 heures soir.

Ma lettre a été interrompue, bien cher ami, par la visite de notre bon vieux curé ; et toute cette soirée j’ai été condamné à remplir un rôle assez fastidieux dans une interminable partie de boston. Ah ! certes, j’en aurais sacrifié tous les honneurs au plaisir de continuer avec vous ma petite causerie ! Enfin, me voilà seul et tranquille, et comme je veux que demain le courrier du matin emporte cette lettre, je me hâte d’y verser quantité de ces choses qui me remplissent le cœur.

Vous m’assurez que, selon nos conventions, mes lettres vous arriveront sans passer par aucune main étrangère et sans courir le risque de tomber sous les yeux de personne, et que, par conséquent, je puis vous écrire comme et quand il me plaira.

Quoique les lettres que je me propose de vous adresser ne puissent contenir jamais rien qui mérite le moindre blâme, vous savez très bien qu’elles ne seront absolument que pour vous. Je crains qu’elles ne reçoivent une interprétation défavorable de la part des personnes qui ne me comprendraient pas comme vous.

Ces lettres ne sauraient être des compositions de style où toutes les règles de la rhétorique se trouvent observées ; ce sont comme des échos naturels de mon cœur, comme des rayons de mon ardente affection pour vous, rayons faibles et pâles, car la plume est impuissante à peindre les grands sentiments de l’âme.

Donc, si je ne respecte pas strictement ce que j’ai exigé de vous durant une année scolaire, c’est que je ne prétends pas faire de discours, mais simplement laisser couler à flots tout ce que je ressens.

De votre côté, mon bon ami, laissez parler aussi votre cœur. Gardez-vous de torturer vos phrases, sous prétexte de les rendre plus correctes ; vous n’arriveriez qu’à les rendre moins compréhensibles.

Écrivez-moi comme on parle à la personne que l’on aime, sans contrainte, sans aucune réticence.

Pauvre ami, la pensée de votre avenir vous préoccupe déjà ! Ah ! je comprends ces nobles élans de l’âme qui veut, par-dessus les années, traverser le voile de l’inconnu !… Pourtant, le commerce de votre mère passe pour aller très bien, et vous êtes son unique enfant. Rêveriez-vous une autre carrière ? Il faudra que nous nous entretenions de cela, et vous épancherez tous vos rêves, toutes vos peines, si vous en avez, bref toute votre âme, dans l’âme de votre meilleur ami, d’un ami aussi sage que dévoué, qui saura vous prodiguer les conseils et les consolations.

Combien je me trouverais heureux si, un jour, il m’était donné de voir mon bien-aimé Marius dans une position élevée ! N’en serais-je pas le plus fier des hommes, bien que ma position n’eût rien qui ressemblât à la sienne ? Croyez-le bien, cher ami, mon cœur saura toujours s’élever jusqu’à la hauteur de votre situation sociale, quelle qu’elle puisse être !

Ah ! si jamais se lèvent pour vous des jours d’épreuves, — et je conjure le Seigneur de les détourner de vous, — n’oubliez pas que je veux être votre soutien, votre consolateur, votre compagnon fidèle !… Sur ce point, l’avenir parlera plus clairement… En attendant, soyez certain que je vous aime sans mesure.

Voici qu’il est temps d’achever cette longue lettre ; minuit va sonner, et je n’ai pas encore récité mes prières du soir. Je m’empresse donc de me dire votre tout dévoué de corps et d’âme.

Frère Joseph.

P.-S. — Ne tardez pas, je vous en prie, à me répondre. Racontez-moi comment vous passez vos vacances. Vous devez aller aux bains par ce temps de chaleur tropicale.

À propos de bains, vous rappelez-vous celui qui suivit le concours de gymnastique ?… Vous êtes charmant, mon cher, bien charmant !

Souvenez-vous-en ! (bis)


__________






St-V…, 16 août 69.

Mon bien cher ami,

Trois heures à peine écoulées, j’étais encore sur la route poudreuse, revenant du bourg de P…, situé à quelques lieues d’ici, dans une fertile vallée. Mon absence avait duré trois jours ; le cœur me battait à l’espoir de trouver, à mon retour, une lettre de vous ; mais cet espoir a été déçu.

N’importe, et malgré les fatigues du voyage, je viens causer quelques instants avec ce paresseux de Marius et lui faire part de mes petites impressions de voyage.

Un de mes anciens amis du pays a voulu me faire visiter une de ses fermes. Je regrette que vous n’ayez pu partager avec moi cette belle partie de plaisir. Vous qui si rarement quittez la ville, vous eussiez admiré avec allégresse le magnifique panorama de ces riches campagnes.

Tous les deux ensemble, mon cher ami, nous eussions contemplé avec amour les belles œuvres du Créateur, ces pimpantes collines couronnées de sapins, ces vertes prairies peuplées d’arbres fruitiers ; ensemble, nous nous serions égarés dans un grand bois de chênes, et là, mollement étendus à l’ombre, nous aurions écouté avec délices le chant des oiseaux, le murmure des insectes, la voix lointaine des hommes et des animaux, la brise soupirant dans les feuilles… Oui, là, tous les deux au sein de la nature, enivrés de ses aromes, oubliant, oubliés, ainsi que chante le poète des Odes et Ballades, nous nous serions plongés dans d’inexprimables jouissances.

Voilà, cher ami, le vague reflet d’une longue rêverie que je fis, samedi soir, pendant une promenade solitaire. Ah ! croyez-le bien, durant toute cette excursion, rien n’a pu vous dérober à mon souvenir ; vous m’avez accompagné partout.

Hier soir, grande fête solennelle de la Vierge Immaculée ; nous avons eu le bonheur d’assister à un splendide salut dans la chapelle du monastère voisin, un monastère de Sœurs bénédictines. Le saint office commença vers la fin du jour. L’atmosphère de la chapelle était tiède, chargée des parfums de l’encens et des fleurs. Quelle musique ravissante, mon cher ami ! Une jeune sœur, douée d’une voix merveilleuse, chanta un morceau qui remua fortement toutes les fibres de mon cœur : il me semblait entendre une sirène, ou plutôt un ange… Les accents de cette voix enchanteresse m’ont étrangement impressionné…

Ô mon ami, que les cérémonies de notre sainte religion sont grandioses et émouvantes !

Tantôt il me semblait être emporté dans des régions extraordinaires, tantôt je tombais en de molles langueurs…

Soudain, au moment de la bénédiction du Saint-Sacrement, je me sentis traversé par une sorte d’étincelle électrique, je frissonnai tout entier et me suis comme pâmé dans une voluptueuse extase…

Je pensais à vous, ô mon tendre ami… Ah ! comme je désirais que vous fussiez près de moi, partageant toutes mes émotions !

Pourquoi donc vous aimé-je tant ?… Dites-le-moi donc, ô cher Marius…

Que de fois je me suis posé cette question, mais sans pouvoir jamais y répondre !

Il est certain que vous seul pouvez donner à mon âme ce bonheur complet auquel elle aspire sans cesse. Les plus saines distractions, les plus charmantes promenades, les plus beaux aspects de la nature, la société de mes meilleurs amis, rien ne peut un seul instant voiler en moi votre image.

Laissez-moi donc vous aimer bien fort, mon cher enfant, et, de votre côté, aimez-moi autant que vous m’en croyez digne.

Je veux que chez moi disparaisse tout ce qui ressemble au maître, pour ne laisser place qu’à la tendre amitié.

Cher ami, que mon âge, ma position et mon état ne vous effrayent point ; donnez-moi sans partage ce trésor d’affection que mon cœur convoite si ardemment et que vous répandez peut-être sur d’autres que moi.

Sans doute je ne veux ravir à personne ce que vous êtes parfaitement libre d’accorder à qui bon vous semblera ; pourtant, aimable Marius, sachez comprendre les secrets désirs de mon âme, désirs vivaces que votre bon cœur seul a su provoquer.

Cet ardent désir s’est encore accru depuis que vous m’avez fait espérer que vous m’appartiendriez. Aussi, je vous en conjure, ne tardez pas à vous prononcer franchement et indiquez-moi le point fixe qui doit servir de limite à mon amour.

Oh ! mon bien-aimé Marius, je ne veux pas, croyez-le, vous imposer de coûteux sacrifices. Mais, je ne puis vous le cacher, puisque pour vous je n’aurai plus de secret, je me suis épris pour vous d’une affection que je ne définis pas très bien, tant elle a de mystérieuses profondeurs…

L’heure avancée ne me permet pas de continuer. Répondez-moi tout de suite, je vous en prie, et dites-moi franchement, mes lettres en main, tout ce que vous pensez de moi.

Ne montrez ces lettres à personne, pas même à votre mère : elle pourrait ne pas les comprendre.

Adieu !… ah ! que ne puis-je vous avoir ici ? nous serions seuls ; rien ne nous dérangerait.

Au revoir, très cher Marius, pardonnez-moi une certaine liberté d’expressions ; mais elle rend mieux mes sentiments.

Votre ami pour la vie,
Fr. Joseph.

P.-S. — N’oubliez pas de me mettre au courant de vos occupations, de vos lectures, de vos pensées. Faites-moi vivre toute votre vie. Quant à moi, je lis beaucoup. Le matin, je puise le sujet de ma méditation dans un beau livre spirituel composé par un révérend père jésuite ; hier, j’ai noté à votre intention une superbe description ; la voici :

« Au Paradis, il y aura un souverain plaisir à embrasser et baiser le corps des anges… Les anges se baigneront en compagnie des bienheureux, nageant comme des poissons, chantant aussi agréablement que le rossignol…

« Les anges s’habilleront en femmes, et ils apparaîtront devant les saints avec des habits de dames, du beau linge et des cheveux frisés. On y passera le temps en festins et en ballets… »

Cette description, que je suis obligé de beaucoup abréger, est très véridique ; car, faite par un R. P. jésuite, elle doit s’appuyer sur l’autorité des Saintes Écritures et des Pères de l’Église. N’est-elle pas très propre à nous exciter à la conquête du ciel ? Ah ! si nous pouvions nous y rencontrer !…

Fr. J.


__________






St-V…, 20 août 1869.

Mon tendre ami,

Enfin, j’en ai l’assurance ! vous me dites que désormais nos cœurs resteront étroitement unis. Ah ! vous avez raison de me donner ce titre de tendre ami dont je m’empresse de me faire l’écho enchanté. Ce doux titre, je l’accepte avec bonheur et je ne crains pas de déclarer que je le mérite.

Oui, mon tendre ami, je sens en moi quelque chose d’ineffable qui vous lie à mon cœur, et ce lien mystérieux ne saurait être brisé ni même relâché. Est-ce un sentiment désordonné ? Je l’ignore, mais je ne le pense pas. En tout cas, je m’efforcerai, s’il en est besoin, de le régler le plus possible.

La disproportion qui existe enfin entre votre âge et le mien, entre votre position et la mienne, je dirai même entre votre extérieur et le mien, n’est donc point un obstacle à notre union intimement amicale ? J’en puise la douce persuasion dans vos charmantes lignes. Ah ! soyez-en mille fois remercié et béni !

Oui, cher Marius, les amis sincères sont chose bien rare à notre époque ; plus que tout autre peut-être j’ai pu en faire l’expérience. Placé depuis douze ans en face des jeunes gens, doué d’un cœur qui éprouve vivement le besoin d’aimer, j’ai senti mille fois peut-être ce cœur se briser en ne rencontrant jamais à travers la multitude que je frayais quelqu’un qui sût me comprendre. Ce bonheur, je l’ai donc enfin mérité, puisque Dieu me l’envoie.

Votre appréciation sur les amis d’aujourd’hui est pleine de justesse, et cette justesse me réjouit, car elle m’apporte la certitude que vous m’avez bien compris.

Vous me dites que j’ai pénétré jusqu’au fond de votre âme ; je vous réponds, moi, que vous avez transpercé la mienne ; elle palpite, en ce moment, comme une âme atteinte par ces flèches brûlantes que l’amour sait lancer avec une adresse qui atteint toujours son but.

Il m’est donc permis de croire, mon tendre ami, que nous nous rendons réciproquement heureux.

Vous vous êtes servi d’une excellente comparaison. Il est évident, en effet, que si la base d’un édifice n’est pas solide, tout finira par s’écrouler.

Est-il bien vrai que ce fut pour vous un bonheur de m’avoir rencontré sur le chemin de la vie ?… Ah ! si parfois mes paroles ont produit en vous une grande impression, si vous vous sentiez instinctivement attiré vers moi qui vous aimais tant dans le secret de mon âme, pourquoi donc me fûtes-vous si longtemps un trésor caché ?…

Le quatrième alinéa contient une expression que je n’accepte plus, celle de maître. De grâce, mon ami, appelez-moi désormais d’un nom plus doux au cœur : donnez-moi la satisfaction d’avoir en vous un égal. Aujourd’hui, mon cher Marius, la distance entre vous et moi n’existe plus : vous êtes devenu, par la force des choses, un autre moi-même

Or peut-il y avoir quelque distance entre moi et moi-même ?…

Vous me devez le respect, dites-vous ; donc, je vous le dois aussi, et le respect que je vous dois n’est autre qu’un respect personnel, puisque vous êtes à moi, puisque vous êtes moi !…

Eh bien ! ce raisonnement n’est-il pas péremptoire ? Que vous en semble ?…

Quelques lignes plus bas, vous m’appelez votre supérieur !… Franchement, vous me jetez dans la confusion… Encore une fois, je ne suis ni ne veux être votre supérieur, votre maître ; je suis et veux être votre ami, votre égal, un fidèle compagnon dont le bonheur serait de ne vous quitter jamais.

Quant au dernier titre, ah ! celui-là, je l’accepte avec transport : vous me nommez le consolateur de vos peines

Oui, mon bien-aimé, tous mes efforts veulent concourir à votre bonheur, tout mon être veut se consacrer à vous, et, je ne crains point de vous le déclarer, je ne reculerai, s’il le faut, devant aucun sacrifice. Tout ce qui est à moi vous appartient. Vos peines seront les miennes, vos joies adouciront mes peines. Je vous rendrai des actions de grâces toutes les fois que vous viendrez chercher auprès de moi des consolations, et jamais elles ne vous feront défaut.

Quant à mes volontés, auxquelles vous jurez une obéissance absolue, oh ! mon cher Marius, mettons de côté tout ce qui sent l’inégalité… Mes commandements ne seront jamais que d’amicaux désirs, et, de votre côté, vous aurez le droit de me commander, d’exiger de moi ce que bon vous semblera.

Mon tendre ami, vous voilà devenu pour moi une nécessité, un être indispensable… Ah ! si vous vous sépariez de moi, quel déchirement douloureux se ferait dans mon cœur !…

Combien il me tarde déjà de vous voir ! quel moment d’indicible bonheur sera notre prochaine entrevue, oui, prochaine, je l’espère ; je vais faire tous mes efforts pour la hâter… Mais que j’aimerais vous voir ici ! Hélas ! désir stérile !…

Enfin, mon très cher Marius, je vois avec bonheur que vous avez parfaitement compris le paragraphe de ma lettre dans lequel je vous priais de me déterminer le point fixe où doit s’arrêter mon amour. Votre réponse est des plus claires. Oui, mon bien-aimé, je veux agir avec vous comme avec moi-même, mais comme je n’ai jamais agi avec personne autre, depuis que je porte une soutane (1)… Je veux épancher mon âme dans la vôtre, vous presser librement sur mon cœur… Oui, si vous le permettez, je vous embrasserai quand nous serons seul à seul, avec la plus tendre effusion.

Vous comprendrez donc que, désormais, il faut être avec moi sans arrière-pensée, sans détour, toujours à votre aise… à votre aise, entendez-vous bien ?…

Je viens de recevoir deux lettres de deux de mes anciens élèves, l’une de Galibert, et l’autre du petit Lachol ; bien que j’aie pour eux une réelle affection, je sacrifierais volontiers toutes leurs lettres d’un an pour une seule des vôtres. Vous êtes le soleil de mon cœur, soleil qui, par son éclat et son intense chaleur, éclipse et annihile toutes les étoiles.

En résumé, mon cher Marius, votre lettre m’a plu beaucoup ; elle a rempli une partie du grand vide de mon cœur et adouci par le charme de l’espérance certaines plaies vives. Il y a dans cette lettre une jeune liberté d’allures qui m’a enchanté, bien qu’elle pourrait s’étendre bien davantage.

Si dans quelqu’une de mes phrases vous entrevoyez quelques expressions tant soit peu obscures, indiquez-les-moi avec franchise, je me ferai un grand plaisir de vous les éclaircir.

Je termine, mon cher Marius, en vous embrassant avec la plus vive affection.

Fr. Joseph.

P.-S. — Comment ! Vous n’avez pas compris mon exclamation : « Vous êtes charmant !… » et vous exigez que je vous en donne l’explication ?… Rien de plus facile, mon très cher… Vous devez vous rappeler que, vous croyant encore dans l’enceinte des bains tout entier à vous divertir avec vos condisciples, j’entrai dans votre petite cabine et vous trouvai faisant des efforts désespérés pour vous essuyer les reins ; alors, malgré votre petite résistance, je m’empressai de vous rendre ce léger service. Or, votre caleçon étant tombé, je pus admirer à mon aise toutes vos formes ; et, ma foi, vous trouvant si fort à mon goût, je vous administrai par-ci par-là trois ou quatre baisers… Souvenez-vous-en… Oui, mon cher, sans vous flatter, vous êtes aussi bien conformé, aussi beau que devait l’être le jeune Apollon… J’avais déjà entrevu quelques-uns de vos charmes les plus secrets, mais, ce jour-là, je vous ai vu et apprécié dans toute votre splendeur. Oui, je le répète, vous êtes charmant, très charmant !…

2e P.-S. — Si j’ai bonne souvenance, vous êtes né le 7 février 1855. Veuillez, s. v. p., me rafraîchir la mémoire sur ce point qui m’intéresse.

Pour moi, j’ai fait ma malheureuse apparition en ce monde le 31 juillet 1839. Mon nom de famille est Trambouze.[1]

F. J.


__________



  1. On verra plus tard que le petit-frère Joseph commet ici un gros mensonge.




St-V…, mardi 24 août 1869.

Mon bien-aimé Marius,

Les jours ne se sont pas écoulés fort nombreux depuis ma dernière lettre, et pourtant j’accours à vous de nouveau… Vous ne m’attendiez pas, avouez-le… Mais je suis si impatient de votre réponse !… je ne puis y tenir, tant mon cœur s’élance vers le vôtre !

Oui, votre image me poursuit sans cesse avec une vigueur incroyable, et j’éprouve un singulier besoin de vous entretenir encore de choses que vous savez déjà, et d’autres aussi que j’enrage de ne pouvoir confier à une feuille de papier.

Encore une fois, mon bien-aimé, que n’êtes-vous là près de moi ! Il me serait si doux de causer quelques instants avec vous au sein de la plus étroite intimité !

Je ne pense pas que vous ayez eu la faiblesse de vous laisser étonner par quelques passages un peu libres peut-être de ma dernière lettre. J’ai voulu vous donner l’exemple de la franchise et vous montrer qu’entre deux vrais amis, entre égaux, on ne doit pas se gêner.

D’ailleurs, c’est vous-même, mon bien-aimé, qui avez posé le précepte dans votre dernière lettre. J’y lis à la deuxième page, troisième alinéa : « Entre amis, on ne se gêne pas. »

J’aime à croire que vous ne vous contenterez pas d’avoir écrit ce précepte si juste, mais que vous saurez l’appliquer rigoureusement le jour où j’aurai le bonheur de vous voir et de vous embrasser.

Je dois vous l’avouer : depuis que je suis certain d’avoir en vous un ami véritable, je me sens plus joyeux, plus fort pour supporter les peines de la vie.

J’admire, mon bon ami, votre zèle pour votre perfectionnement. Je vous reconnais là. Appréciant comme il faut mon désir de vous être utile, vous me demandez d’être pour votre esprit comme pour votre cœur une cause d’épanouissement normal.

Oui, mon cher Marius, je veux faire tout mon possible pour vous faciliter les moyens de développer dans leur plénitude vos facultés intellectuelles et morales ; et la tendance que vous manifestez pour tout ce qui se rapporte au vrai, au bien, au beau, m’est une sûre garantie que vous seconderez brillamment les efforts de votre meilleur ami.

Je vous exposerai de mon mieux les conseils donnés en pareille matière par le plus grand prélat d’Europe, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans.

Ces conseils, que je m’efforce de mettre en pratique, me semblent ce qu’il y a de meilleur et de plus sûr pour obtenir un grand résultat.

Tout d’abord, il faut lire beaucoup ; mais comment faut-il lire ?

« Lire le crayon ou la plume à la main. »

Par ce moyen, l’esprit saisit les idées, la plume les fixe. Vous devez le savoir déjà par expérience : il reste peu de chose d’une lecture faite par pure curiosité. Je sais bien, mon cher enfant, qu’il est plus agréable de lire rapidement d’un œil curieux qu’avec lenteur en prenant des notes (ce que, pourtant, je n’affirme qu’à demi), mais aussi, le crayon ou la plume à la main, on s’assimile ses lectures comme un véritable aliment ; et c’est ainsi seulement qu’elles deviennent fructueuses.

Par ce moyen, il est vrai, on lit peu de livres ; mais ne vous effrayez pas : Bossuet, le grand Bossuet, mettait quarante-cinq jours pour composer une oraison funèbre de quinze pages.

Cela posé, mon bien cher ami, je vous recommande les ouvrages dont je vous envoie, ci-incluse, une liste assez longue ; mais, je vous le répète, lisez peu et bien.

J’appelle votre attention sur divers ouvrages de M. Devoille, entre autres sur le Parjure,[2] dans lequel il met au grand jour toutes les fourberies de la franc-maçonnerie.

Vous noterez aussi : Louis XVII, sa vie, son agonie, sa mort, par M. de Bauchesne, ouvrage en deux volumes,[3] très bien écrit, que j’ai lu moi-même plusieurs fois et toujours avec le même intérêt. L’illustre évêque d’Orléans en fait sa lecture journalière.

Si vous le désirez, je vous prêterai les Veillées de M. Balleydier[4] et les Matinées littéraires de M. Mennechet.[5] Ce sont des ouvrages admirables, comme lecture récréative.

Dans votre réponse, ayez soin de m’indiquer les ouvrages que vous avez déjà lus.

Souvenez-vous qu’un jeune homme vraiment désireux de développer normalement son esprit et son cœur ne doit pas se nourrir de ces feuilletons brodés à plaisir qui tapissent les salons et les cafés, de ces romans creux et insipides où il n’est question que des aventures de femmes aussi immorales qu’imaginaires. Tout cela empoisonne le cœur et la raison.

La véritable nourriture intellectuelle et morale se trouve dans ces ouvrages sains et bien écrits qui font l’honneur de la littérature française ; et je vous en ai signalé quelques-uns, car je tiens à vous faire puiser à cette source.

Vous êtes à l’âge des passions, mon cher ami, et je sais que chez vous elles sont plus violentes que chez le commun des jeunes hommes. Vos passions grandiront encore ; plus vous avancerez en âge, plus elles vous apparaîtront puissantes, invincibles. Croyez-en mon expérience. Je sens aujourd’hui plus que jamais la force irrésistible de ces passions et je la subissais à votre âge. Il m’est donc facile de deviner et prévoir tous les orages qui grondent déjà et qui gronderont un jour, plus terribles encore, dans les plus secrètes profondeurs de votre être.

Or ces passions réclament un aliment qui les assouvisse.

Eh bien ! pour en revenir à notre sujet, il faut leur offrir des lectures solides, substantielles, et surtout, croyez-moi, les conseils et les entretiens d’un ami expérimenté, d’un ami véritable, trésor plus précieux que le diamant.

Je vous le répète encore, et je ne me lasserai pas de le faire, gardez-vous de ces livres frivoles qui lancent à tort et à travers des fleurs artificielles, aveuglant et égarant l’esprit et le cœur. De telles lectures finiraient par faire de vous, peut-être, un homme déraisonnable ; certainement, elles me raviraient tôt ou tard le trésor que j’ai enfin trouvé dans cette vallée de larmes, trésor inappréciable dont je me sens déjà très jaloux : votre intime amitié.

Je m’aperçois, mon cher ami, que ma lettre se prolonge outre mesure. Conformez-vous donc à mon exemple.

N’oubliez pas que vous avez à fournir la réponse à deux lettres, la présente comprise.

Ne laissez rien d’obscur. Ayez soin d’exprimer avec clarté toutes les pensées, tous les désirs, tous les sentiments enfin, de quelque nature qu’ils puissent être, qu’aura éveillés, excités en vous la lecture de mes lettres.

Un moyen bien facile pour ne rien oublier dans vos réponses, c’est de prendre mes lettres devant vous et de répondre alinéa par alinéa ; c’est ainsi que je m’y prends.

Oui, mon cher Marius, dites-moi bien sincèrement tout ce que vous pensez de mes paroles, tout ce qu’elles vous suggèrent, mais tout cela, encore une fois, sans le moindre détour, sans la moindre réticence.

Je veux admettre que vous vous trompiez parfois… Ne suis-je pas là pour redresser vos erreurs ?

À bientôt, mon tendre ami, je vous embrasse mille fois.

Celui qui vous aimera toujours, quoi qu’il arrive.

Fr. Joseph.


__________






Saint-V…, 27 août 69, 10 heures du soir.

Enfin, mon bien-aimé, je tiens votre réponse ! Avec quelle impatience fiévreuse je l’attendais ! On me l’a remise ce soir à trois heures et demie.

L’imagination, si justement appelée par sainte Thérèse la folle du logis, répandait les plus sombres couleurs sur les jours qui s’écoulaient sans m’apporter votre réponse ; fort heureusement, ces jours d’attente pénible n’ont pas été fort nombreux ; et je vous en remercie de tout mon cœur.

« Mes lettres — me disais-je — lui sont-elles parvenues vierges de tout regard profane ?… Serait-il parti pour quelque voyage sans m’avoir prévenu ?… Est-il malade ?… » Enfin, mille hypothèses, plus cruelles l’une que l’autre, venaient me tourmenter.

Mais, mon bien-aimé, dans toutes ces excentricités de mon imagination, rien qui ait seulement égratigné l’épiderme de notre amitié ; pas un doute sur l’excellence de votre cœur… Non, non, au milieu de toutes ces inquiétudes, je n’ai cessé de vous voir et de vous contempler avec amour comme en un rêve, et j’éprouvais une inexprimable consolation à vous presser idéalement dan mes bras passionnés et à verser en votre âme ce qui s’échappait de la mienne en flots tumultueux…

Figurez-vous un homme affamé qui n’a pas un bouchée de pain à se mettre sous la dent ; un homme altéré qui ne trouve pas une goutte d’eau pour adoucir sa soif dévorante, et vous aurez une faible idée de mon état moral.

Et je n’exagère pas, non, mon tendre et intime ami ; ce n’est pas mon habitude ; j’adore la vérité !

Vous désirez que je vous le répète ?… Eh bien oui, vous m’êtes nécessaire, indispensable… pour remplir une lacune creusée de plus en plus par les indifférences, les froideurs, les ingratitudes qui ont torturé mon existence. D’ailleurs, les hommes qui ont pu me scruter le plus intimement — je veux parler de mes confesseurs — m’ont tous dit qu’aimer est un souverain besoin de ma nature…

Ah ! faut-il vous aimer pour faire une telle confidence !… Eh ! bien, oui, mon Marius, je t’aime, et je t’aime passionnément.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Je me suis interrompu pour relire votre lettre, mon bien-aimé ! Vous l’avouerai-je ? Cette lecture me jette dans un état que je ne puis comparer qu’à l’ivresse. Oui, la certitude d’être aimé m’enivre de bonheur ; mais quel vide votre éloignement fait au sein de ce bonheur !…

Ô mon tendre Marius, je soupire ardemment après toi, comme le cerf altéré soupire après l’onde pure d’une fraîche fontaine…

Peut-être n’aviez-vous jamais soupçonné en moi les pensées et les sentiments qui produisent ce bouleversement de tout mon être… Oh ! mon cher enfant, poursuivre le bonheur dans toutes les jouissances imaginables, voilà une des grandes faiblesses de la nature humaine… Or, je ne puis vous le cacher, souvent, et aujourd’hui surtout, je suis en proie aux plus vifs aiguillons du désir…

Vous me comprenez fort bien, sans doute… À votre âge, tout homme, né de la femme, a ressenti les ardeurs de la chair…

Pardonnez-moi, mon doux ami, cet épanchement peut-être étrange de mon pauvre cœur ; mais ne vous ai-je pas promis de ne rien vous celer de ce qui se passe en moi ; et je veux que vous me voyiez tel que me fait la lecture de vos lettres, lecture si délectable.

Au reste, deux amis ne doivent-ils pas se connaître par les inclinations les plus intimes de leur nature ?

Je ne pense pas, mon bien-aimé, que vous n’ayez attendu de moi que les pensées d’un ange… J’ose donc vous étaler mon cœur avec toutes ses misères. Hélas ! ne suis-je pas un homme comme tous les autres ! Allez ! mon habit ne m’a rien enlevé de tout ce qui fait l’homme.

J’espère bien, mon doux ami, que ces hautes preuves de ma confiance illimitée ne diminueront en rien l’amour inaltérable que vous me jurez et que vous vous ouvrirez à moi aussi largement que je le fais à votre égard.

Mettez-moi donc, mon bien-aimé Marius, au courant de tout ce qui se passe en vous. Soulevez-moi tous les voiles. J’agirai de même, soyez-en assuré ; et, si je ne me trompe, nous ne sommes ni l’un ni l’autre au bout de nos découvertes…

Et maintenant, c’est indiscutable : il n’y a plus de distance entre nous deux ; nous voilà intimement unis à jamais… Toi et moi, nous ne faisons plus qu’un !…

J’ai admis avec une facile indulgence la raison de votre silence trop prolongé. Êtes-vous heureux, mon enfant, de pouvoir encore célébrer la fête de votre mère ! Quel bonheur d’avoir une mère à ses côtés ! Une mère, n’est-ce pas l’objet le plus digne d’amour ? Moi qui n’ai jamais connu ma mère — car ma naissance lui a coûté la vie — ah ! j’en ai toujours senti le vide !

Or ce besoin d’aimer, besoin profond et incessant, se porte aujourd’hui et veut se fixer sur vous…

Dans la peinture que je vous ai ébauchée des tortures infligées à mon imagination par le retard de votre lettre, j’ai indiqué mes craintes concernant la possibilité d’une maladie.

Ah ! si jamais vous veniez à souffrir de certaines maladies ! hélas, trop fréquentes chez les jeunes gens — je le sais par expérience — d’une de ces maladies secrètes qu’il répugne de dévoiler même à un médecin et que pourtant il est dangereux, très dangereux de négliger, eh bien, ne craignez pas de vous adresser à moi. Dans mes heures de loisir, j’ai fait de ces sortes de maladies une étude assez approfondie ; je possède sur cette matière spéciale quelques ouvrages fort curieux avec gravures.

Or, à votre âge, mon cher ami, il est bon d’être initié aux grands mystères de la vie. Un autre jour, nous entamerons une sérieuse causerie sur ce point capital.

Avec vous, je ne suis jamais à bout de confiance. En voici une autre preuve :

Le frère Ollivier vous adressera très probablement une lettre ; cette lettre en contiendra une autre que vous serez chargé de me transmettre. Je vous expliquerai plus tard les motifs qui nous ont amenés à utiliser votre intermédiaire pour cette correspondance. Mais comme je ne veux pas qu’il y ait désormais aucun secret entre vous et moi, je vous autorise à décacheter et à lire cette lettre.

Dites, dites-moi si je puis vous donner une plus grande preuve de confiance ? Vous sera-t-il possible, après cela, de n’être pas aussi tout à moi ? Nous verrons bien… Maintenant, c’est votre affaire entendez-vous ?

Pour m’écrire, il n’est pas nécessaire de faire votre lettre tout entière le même jour. Ayez toujours dans votre chambre à coucher une feuille de papier à lettre que vous tenez sûrement enfermée dans un tiroir dont la clé ne vous quitte pas ; et, le soir avant de vous coucher, le matin en vous levant, et, si cela vous est possible, pendant la journée, tracez-moi à la hâte sur cette feuille tout ce qui vous traverse le cœur et le cerveau, en ayant toujours soin de mettre en marge ou à la ligne l’heure et la minute auxquelles vous écrivez. Avec cette manière de me répondre, votre lettre prendra la forme d’un journal intime et aura pour moi mille attraits ; vous verrez qu’ainsi vous m’écrirez de bonnes et longues lettres sans vous en apercevoir.

Je ne réponds pas aujourd’hui à ce que vous me confiez au sujet de vos lectures ; je ne me sens pas l’esprit assez lucide ni le cœur assez calme pour en parler comme il faut.

Au reste, il est trop tard ; ou plutôt, il est déjà matin, et je dois songer à clore cette lettre.

Cependant, à propos de livres, j’ai oublié de vous recommander le Guide des jeunes hommes que vous avez reçu en prix. Lisez-en tous les jours quelques lignes. Vous verrez surtout le chapitre de l’Amitié : c’est là que j’ai appris à vous aimer.

Comment ! aimable petit curieux, vous exigez des éclaircissements complets sur cette petite phrase de ma lettre du 20 courant : « J’avais déjà entrevu quelques-uns de vos charmes les plus secrets… »

J’ai hésité à vous obéir ; enfin, j’y consens. Mais vous trouverez bon que pour cette explication, je me serve de ma fameuse écriture cryptographique qui, l’an passé, fit tant de bruit dans tout le pensionnat…[6]

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

« ψ02 Λλ04ΛΔξν θπ31λ02 : ωπνξωπνμ015, ξΛ 2π16, 1ξ ψ’ν56 Λ4417ν λ’ν264ν7014 6Λ φ0ξ1ν 3ν616ν 7ν4ρν, ν6 ψνψν φν ξ’Λ1 7πν μ4ν61ξξν4 ρν261ψν26 : π2ν 2π16, θη05ν ψν47ν1ξξνπ5ν ! νξξν 5ν λ4ν55Λ16 Λπ551 μν4ψν ωπν ξΛ 7ν4ρν λ’ΛΛ402 : ξ045, ξ’ΛγΛ26 ΔΛ15νν Λψ0π4νπ5νψν26, νξξν ψ’Λ ρ4Λ61μ1ν λ’π2ν 3ν4ξν 3ξπ5 34νθ1νπ5ν ν6 3ξπ5 3π4ν ωπ’π2ν ρ0π66νξν66ν λν ξΛ 405νν λπ ψΛ612. — ξ’Λψ1 ωπ1 6’Λλ04ν. »[7]

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Nous verrons bien si vous saurez déchiffrer cela. Vous m’enverrez au plus vite votre traduction.

Je vous ai déjà remis mon alphabet cryptographique ; au reste, je vous l’envoie ci-inclus pour le cas où vous l’auriez égaré. Vous feriez bien de vous familiariser avec ces caractères, de faire chaque jour un petit exercice ; vous arriveriez en peu de temps à vous en servir avec une grande facilité. Pour moi, j’écris avec cet alphabet aussi couramment qu’avec l’alphabet usuel.

Et maintenant, mon bien-aimé, confidences pour confidences. Vous m’avez singulièrement intrigué. Vous m’avouez qu’un jour vous m’avez entrevu dans le plus beau des négligés… Que veut dire cela ? Je ne comprends pas très bien, ou plutôt j’ai peur de trop comprendre… Bref, vous allez me répondre à ces trois questions : Comment ? Où ? Quand ?

Répondez vite et carrément, je l’exige, je le veux, je l’ordonne, entends-tu ?

Mille baisers,
Joseph.

P.-S. — Souvent je rêve de mon cher Marius… Je n’ai dormi que trois heures d’un sommeil agité !… Mais, dans ce sommeil, il m’est apparu comme un ange ravissant… Je lui ai tendu les bras, et il y est tombé… De quelles caresses de feu je l’ai inondé dans mon ivresse amoureuse !… Hélas ! ce n’était qu’un rêve !… Plaise au ciel que vienne bientôt la réalité enchanteresse !… Mon bien-aimé m’aimera-t-il jamais assez pour comprendre mon âme et ses besoins indicibles ?… Aujourd’hui, cette âme en deuil pleure dans l’exil comme jadis les vierges de Sion sur les rives de l’Euphrate… Quand reverra-t-elle la patrie et se réjouira-t-elle aux rayons de son soleil incomparable ?…


__________






St-V…, 1er septembre 1869.

Mon enfant bien-aimé,

Merci, mille fois merci, de ta promptitude à me répondre et de tout le bonheur que m’apporte ta charmante lettre.

Tu m’assures que le tutoiement, que j’ai employé dans le paragraphe en caractères secrets et dont tu as rencontré quelques traces à travers ma dernière lettre, tu m’assures, dis-je, que ce tutoiement t’a causé une vive et joyeuse émotion, et tu me pries de te tutoyer dorénavant dans mes lettres comme dans nos conversations intimes.

Mon tendre ami, tu vas ainsi au-devant d’un de mes plus chers désirs… Oui, je veux te tutoyer, toi, la moitié de mon âme… C’est pour moi un besoin, un bonheur… Il y a longtemps que ce tutoiement existait dans mon cœur et aspirait à se traduire au dehors !… Il me semble qu’en te tutoyant je te posséderai mieux… Et même à te tutoyer de loin, la plume à la main, j’éprouve une sorte de volupté !

Comment ! mon Marius, ce paragraphe cryptographique ne t’a rien appris de nouveau ! Comment ! tu savais que, la nuit, en faisant ma ronde dans le dortoir, je me suis arrêté quelquefois devant ton lit et que, pendant ton sommeil, ton prétendu sommeil !… aux lueurs de ma lanterne sourde, je me suis plu à te contempler dans ta ravissante nudité !… Ah ! tu savais même que j’ai hasardé sur toi quelques doux et légers attouchements ! Vous osez m’avouer que vous faisiez semblant de dormir !… Vous mériteriez !…

Adorable sournois ! Ô mon amour ! est-il bien vrai que tu trouvais un vif plaisir à ces petites caresses ? Est-il bien vrai que pendant cette fameuse nuit, celle qui suivit le dernier bain, tu m’as attendu avec de tendres désirs et que, m’entendant approcher, tu as vite rejeté tes couvertures pour me montrer, brillamment dressée, la plus amoureuse partie de ton gracieux petit corps ?

Oui, mon mignon, en voyant ce que tu sais, si beau, si bien disposé, je n’ai pu m’empêcher d’y déposer avec un fiévreux transport mes lèvres caressantes ; et franchement, si tout à coup tu n’avais fait un léger soubresaut et jeté un petit cri, je ne sais trop comment aurait tourné l’aventure… N’importe, en m’esquivant, j’emportai suspendue à ma langue une délicieuse perle qui est descendue jusqu’au fond de mon cœur…

Je m’étais flatté d’avoir conquis les prémices de ton adorable puberté, et voilà que tu oses me ravir cette charmante illusion !… Eh ! petit coquin, à ce gentil duvet que j’entrevois encore, j’aurais dû soupçonner cette perversité précoce !… Ah ! que d’explications nous allons exiger ! Il me faudra, monsieur le polisson, une confession aussi générale que complète ; sinon, pas d’absolution !

De plus, à notre prochaine entrevue, je pense bien t’arracher les oreilles, si je ne fais pis encore !… Que c’est vilain de venir regarder à travers une serrure, au moment précis où son professeur change de chemise !… J’aurais voulu, à ce sujet, plus de détails ; je désirerais savoir si ce petit spectacle défendu a produit sur toi quelque effet, et quel genre d’effet…

Mon cher espiègle, je dois te féliciter de l’exactitude de ta traduction ; dans ton essai cryptographique tu n’as fait que deux fautes insignifiantes ; confondant, par mégarde, les signes des voyelles, tu as écrit na pour nu et chemisu pour chemise… Je te le recommande de nouveau, tâche de t’habituer vite à ces caractères ; je désire que nous ne tardions pas à nous en servir exclusivement pour notre correspondance.

Et maintenant, mon bon ami, laisse-moi me réjouir de la bonne nouvelle que tu m’annonces. Le bourg de C…, où tu dois venir passer deux ou trois semaines, se trouve à une lieue environ de St-V… ; nous pourrons donc, je l’espère, nous voir fréquemment. J’ignorais qu’un de tes oncles habitât cette localité. Comment se fait-il qu’à mon départ de L… tu ne m’aies pas chargé pour lui de n’importe quelle commission ? Aujourd’hui, les relations seraient entamées, et nos petites affaires ne se porteraient pas plus mal. Enfin nous ferons en sorte de remédier le mieux possible à cet oubli.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Mon bien cher et tendre, je reviens à toi après quatre heures et plus d’interruption. J’ai dû te laisser pour me rendre à l’enterrement d’un vieil ami de mon père. Dans un autre moment, cette lugubre cérémonie aurait sans doute éveillé en moi des sentiments mélancoliques ; mais, je suis bien obligé de l’avouer, mon extérieur seul était en deuil ; tout l’intérieur exultait d’une souveraine allégresse.

Oui, mon bien-aimé, livré aux sentiments amoureux, songeant à ta prochaine arrivée dans ce pays, il m’a été impossible de m’arracher à la délicieuse obsession des plaisirs à prendre et savourer avec toi. Cela va me poursuivre à outrance !… oh ! jamais, non jamais, je n’avais éprouvé tourment pareil à celui dont je suis actuellement la victime enthousiaste.

Enfin, nous allons donc pouvoir causer et agir en toute liberté !…

Tu m’écriras encore avant ton départ et tu me diras franchement si des sensations analogues agitent ton sang et tes nerfs. Ne crains pas de t’étendre longuement sur ce point intéressant ; ne va pas chercher des périphrases inutiles et obscures, mais emploie des termes simples et clairs, ceux qui peindront le mieux ta pensée, même des termes techniques, quels qu’ils soient.

J’espère bien que tu ne feras aucune difficulté et tu n’auras aucune répugnance à te laisser embrasser comme je l’entends et le désire ; car, sache-le bien, je veux te presser sur mon cœur à mon aise et fantaisie, me laisser aller avec toi à toutes les marques d’affection qui me passeront par la tête.

Cependant, mon bien-aimé Marius ; je veux qu’auparavant tu m’écrives en toute sincérité jusqu’où je puis aller avec toi. Je ne prétends pas dépasser les limites que tu me prescriras.

D’autre part, j’aime à penser que tu ne ressentiras aucune gêne avec moi. Je veux que tu sois aussi libre à mon égard que je le serai au tien. Je proclame à l’avance la liberté absolue et réciproque.

À bientôt, à bientôt. Je t’embrasse mille fois.

Ton Joseph.

P.-S. — Je ne puis fermer cette lettre sans te dire dans notre mystérieux langage :

φν 6’Λ1ψν (1).


__________



  1. Je t’aime.




St-V…, 2 septembre 1869.

φν θ4Λ125 (1).

J’ai terminé, mon bien-aimé, la lettre qui vient de partir avec ces deux mots : φν 6’Λ1ψν, et je commence ce petit billet qui va courir à sa suite par ces deux autres mots : φν θ4Λ125 !

Oui, je crains que cette dernière lettre, que je voudrais rattraper, ait été trop expansive et risque de te blesser, mon bien-aimé Marius, par son grand abandon.

Je t’ai parlé de plaisirs à prendre avec toi ; il faudra que tu me dises quelle espèce de plaisirs tu as compris.

As-tu entendu uniquement le plaisir de te voir face à face et d’effleurer tes lèvres ?

Nomme, je t’en prie, en termes aussi clairs que techniques les choses et les actions que tu auras comprises.

Mes propositions t’inspirent-elles quelque peur ou répugnance ?

Expose-moi franchement ton appréciation sur mes sentiments et mes désirs. Oh ! ne crains pas de me manifester toute ta pensée.

Moi, je veux t’ouvrir mon cœur, te faire tous mes aveux.

Depuis que j’ai goûté le brûlant plaisir de voir tes charmes secrets, d’y poser la main et les lèvres, depuis qu’une perle divine, faite de ton essence, s’est dissoute dans mon cœur, infiltrée dans mon sang, est devenue une partie de moi-même, oh ! depuis cette heure sainte et solennelle, les plus puissants désirs m’assaillent sans relâche, se sont emparés de tout mon être, le dominent, le tyrannisent.

C’en est fait ! il faut qu’on leur obéisse, qu’on les satisfasse !…

Aujourd’hui que l’espoir se lève, comme un chaud soleil d’été, comprends, comprends les transports qui soulèvent tout mon être !

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Mon cher Marius, je viens de lire et relire ta dernière lettre avec toute l’attention dont je suis capable, eh bien, ce n’est pas une illusion, non !… Il est clair que tu es enflammé des mêmes désirs que moi, animé des mêmes tendances… Et voilà la source, la véritable source du philtre amoureux qui m’embrase et qui m’enivre !…

Ah ! ce que je viens de te dire ne doit pas te faire rougir ! Ta rougeur me ferait honte ; elle m’obligerait à me considérer comme un coupable…

Mon ami, mon tendre ami, les plus grands hommes de l’antiquité, de nombreux saints, et des plus augustes, ont marché dans la voie où nous nous engageons. Si tu l’ignores, je t’enseignerai ce point d’histoire.

Cependant, crois-le bien, je tiens plus à ta franche amitié qu’à mes satisfactions personnelles ; me voilà prêt à renoncer à tout plaisir physique, si de semblables voluptés n’ont pour toi nul charme.

Ah ! sois bien convaincu, mon bon Marius, que je ne voudrais pas t’entraîner dans une voie funeste où ta santé pourrait péricliter. Je veux tout simplement te connaître comme un autre moi-même, et réciproquement…

Réfléchis bien et prends soin de répondre à toutes les questions et observations que je viens de te faire. Puis tu m’enverras un oui ou un non formel, irrévocable…

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Je devrais peut-être déchirer cette lettre comme j’aurais dû anéantir celle qui vient de partir… Eh ! bien, non ! alea jacta est ! le sort en est jeté !…

D’ailleurs, déchirer cette lettre, ne serait-ce pas manquer de confiance en toi, cher Marius ? Or je veux que tu saches qui je suis et que tu m’aimes comme je suis.

mais, au nom du ciel, je t’en conjure, ne fais rien par contrainte, mais tout par amour…

Réponds-moi courrier par courrier.

Mille et mille baisers. À bientôt, le plus adorable et le plus adoré des amis. Je brûle, je souffre d’amour.

Ton Joseph.


__________



  1. Je crains.




St-V…, 5 septembre 1869.

Avec quelle effusion je te remercie, mon tendre et unique ami, de m’avoir répondu assez rapidement pour me permettre de t’adresser encore quelques lignes avant ton départ de L… ! Il m’en aurait énormément coûté de ne pouvoir accorder quelque carrière aux élans impétueux de mon âme amoureuse et reconnaissante.

Ah ! mon Marius, tu ne saurais t’imaginer l’effet qu’a produit sur moi ta charmante lettre !… Je suis actuellement dans un trouble extraordinaire, indéfinissable ! Tout mon être bouillonne à la seule pensée des libertés que tu me promets !…

Oui, depuis que j’ai parcouru cette lettre adorable, les parties amoureuses de mon corps sont dans une érection continuelle !…

« Si j’ai le bonheur de vous être devenu nécessaire, — m’écris-tu, — ce sera avec une joie inconcevable que j’exécuterai vos volontés ; vous n’avez qu’à parler, et j’obéirai en tout et partout. Vous pouvez me dire et faire ce qu’il vous plaira. Rien chez vous ne m’étonne, par suite de l’affection que vous avez pour moi, je le vois bien… Vous aimez et vous voulez être aimé, vous l’êtes… Vous pouvez donc, en toute assurance, sans être indiscret, parler et agir comme bon vous semblera… Oui, faites de moi ce que vous voudrez, je suis à vous, je suis désormais votre ami le plus intime… j’espère que notre amitié ne fera que grandir avec le temps… »

Ô mon tendre et incomparable ami, me serait-il possible, après de pareilles déclarations, de garder la moindre distance, la moindre réserve ?… Pourrais-je ne pas te manifester tous mes désirs, te révéler le fond de mon cœur, de mon âme, de tout mon être ?…

Ô douce moitié de moi-même, oui, après de tels aveux, après une si généreuse ouverture, il me sera impossible de m’astreindre avec toi à la moindre gêne !… Ah ! qu’il me tarde de te tenir dans mes bras, de dévorer des yeux, des lèvres et du reste tout ce qui depuis si longtemps enflamme toutes les puissances de mon être !…

Voici que je prends ta lettre à la main, et j’y lis que tu souffres…

Pourquoi ne pas me faire connaître le siège de ta douleur ? Est-ce la verge, le bas-ventre ? sont-ce les bourses ?… Bientôt, nous verrons cela.

Combien je redoute que ton indisposition ne vienne apporter quelque obstacle à nos plaisirs ?

Tu éprouves — m’écris-tu — les mêmes ardeurs, les mêmes désirs que moi… Mais, dis-moi, comment t’y prends-tu pour te les faire passer ?…

Ah ! mon bien-aimé, crois-moi, ma passion n’a point d’autre objet que toi, tout mon élan va vers toi, toi seul… Jouir de toi, de toi tout entier, voilà mon unique idéal ! Nulle autre jouissance ne pourrait calmer les ardeurs qui me transportent, nulle autre ivresse ne saurait satisfaire mon amour !… Ah ! quels tourments je souffre de ton absence !…

Tu me diras, mon amour, si c’est pour moi en particulier que tu ressens ces ardeurs, ou si c’est en toi quelque chose d’infini, de général, d’indéterminé…

Les deux mots « Je crains ! » sont donc, à l’heure qu’il est, sans nulle valeur ; ne subsiste plus que le tendre et ineffable Je t’aime.

Je ne crains plus, puisque tu m’as parfaitement compris.

Oui, j’ai craint, un moment, de t’étonner, de froisser en toi certaine susceptibilité peu raisonnée et d’avoir compromis, par mon grand et intime abandon, une partie de la confiance que tu avais mise en moi et que je prétends mériter toujours.

Tu me diras bien, n’est-ce pas ? tout ce que tu as pensé et tout ce que tu penses encore à mon sujet.

Les douces libertés que je te propose, ne les acceptes-tu que pour me faire plaisir ? Éprouverais-tu par hasard une espèce de répugnance à cause de notre différence d’âge ?

Dis-moi encore, mon gentil amour, l’as-tu déjà fait avec quelque autre ? Dis-le-moi sans détour… y es-tu porté naturellement ?…

Pour moi, mon chéri, je puis bien te l’avouer, ce ne sera pas la première fois ; mais jamais, autant qu’aujourd’hui, je n’ai désiré cette chose ; et même à ton âge, — juge de ma franchise par cet aveu — je ressentais une espèce de répugnance quand on me le faisait faire.

C’est pourquoi, mon tendre ami, il ne me plairait pas que tu acceptasses cela uniquement pour me faire plaisir ; je désire que tu t’y sentes entraîné avec charme, comme je le crois, avec la fougue naturelle de ton âge.

Enfin, bien-aimé Marius, si ton cœur est comme le mien, tu n’auras pas d’ami qui puisse te chérir autant que moi ; accorde-moi des sentiments réciproques, et n’ayons absolument rien de caché l’un pour l’autre, ni de l’âme ni du corps.

Enfin, viens, accours au plus vite ; mes bras s’ouvrent déjà pour te recevoir.

Puisque tu arriveras à C… mercredi prochain dans la matinée, il te sera possible, je l’espère, de venir m’apporter le bonjour dans l’après-midi. Je t’attendrai vers quatre heures ; ma tante aura préparé un petit repas. Tu pourras donc avertir ton oncle que tu ne rentreras que vers huit ou neuf heures. Naturellement je te ramènerai chez toi.

Si tu le peux — et pour un Français qui aime rien n’est impossible ! — viens plutôt à deux heures que plus tard, afin que je puisse jouir plus longtemps de ta charmante personne.

Dis-moi, mon bien-aimé, que les heures vont s’écouler avec rapidité !… Je prendrai mes mesures pour que nous restions seuls le plus longtemps possible ; mais ce temps, comme la jouissance nous le fera trouver court !…

Il est inutile de te répéter que toutes nos libertés seront réciproques.

À mercredi donc, ô le plus cher et le plus précieux des amis !… Je te presse avec transport sur mon cœur qui déborde…

Tout à toi et pour toi !…
Ton Joseph.

P.-S. — Si tu as conservé mes lettres, ne les laisse pas à L… Apporte-les-moi. Je tiens à revoir tout ce que je t’ai écrit et à prendre note. Si tu les as détruites, n’en parlons plus.


__________






St-V…, 10 septembre, 10 h. soir.

Mon cher Marius,

Il me serait impossible de m’abandonner au sommeil si je ne prenais soin de me décharger le cœur.

Depuis ton arrivée dans nos campagnes, je t’ai vu deux fois, si cela peut s’appeler vu. Assurément, je me sens heureux d’avoir pu te presser la main, me délecter des traits de ton visage que j’adore et des accents de ta voix qui m’enchante ; mais, pourtant, tu dois comprendre que mon âme est loin d’être satisfaite.

En vérité, ne vaudrait-il pas mieux pour tous les deux que tu fusses resté à L… ? Voilà ce qu’aujourd’hui je me demande.

Ah ! ne crois pas que je vienne te faire le moindre reproche ! mais tu me permettras bien de ne pas te cacher tout ce qui m’a peiné et même froissé.

Comme je te l’avais écrit, je t’attendais mercredi, à quatre heures, au plus tard, et toi seul. Or voilà que tu m’arrives à six heures sonnées et flanqué d’un grand barbu d’oncle !… Et ce rabat-joie ne t’a pas quitté d’une semelle !

Enfin, j’ai compris qu’il t’avait été difficile de m’épargner cette déception, et j’ai fait de mon mieux pour dissimuler mon déplaisir.

Mais aujourd’hui !… n’avais-je pas pris soin de t’avertir à part que, sous prétexte de rendre à ton oncle sa fâcheuse visite, j’arriverais chez toi à trois heures ?… N’était-ce pas te dire clairement de venir à ma rencontre ?

Comme j’interrogeais le chemin ! À chaque détour de la route, j’espérais t’apercevoir… Mais jamais de Marius !…

« Le cher enfant, me dis-je enfin, se sera arrangé pour se trouver seul à la maison… Oui, il me ménage cette surprise… »

Et voilà que je t’aperçois sur le seuil de la porte côte à côte avec ton oncle, lui fumant tranquillement sa pipe, et toi me regardant venir, immobile comme un soliveau !… Puis on me présente à une certaine demoiselle ou dame Jeanne, qui se dépêchait de servir une table !…

Bref, il m’a fallu boire et manger, et surtout subir les propos peu agréables de ton oncle et de sa femme… de confiance !…

À propos, ton oncle est fort connu dans la contrée, et, paraît-il, on fait des gorges chaudes de sa dame Jeanne !…

Passons sur ce point graveleux ; mais malheureusement ton oncle a la réputation d’un voltairien fieffé. La décence m’interdit donc de fréquenter assidûment sa maison. Quelle gêne pour nos relations, mon cher Marius ! quel ennui !

D’ailleurs, la dame Jeanne suffirait seule à me tenir sur la réserve. Sais-tu que sa conversation ne prévient pas le moins du monde en sa faveur ?… Quelle grossière personne ! Oser me demander si notre règle exige que nous portions des bas de drap et des culottes en peau de mouton ! Avoir l’impudence d’ajouter, en ricanant sottement, que ce n’est pas elle qui aurait le courage de s’assurer de quelle peau est faite la culotte d’un très cher frère !…

Voyons ! est-ce là le langage, je ne dis pas d’une femme honnête, mais d’une honnête femme ?…

Aussi, je t’assure, mon cher Marius, que, sans la crainte de compromettre nos projets si caressés, je lui aurais joliment lavé le béguin.[8]

Je dois te remercier des efforts que tu as faits pour mettre un terme à son insolent bavardage ; mais ton oncle a eu le tort de ne faire qu’en rire. Lui-même, d’ailleurs, avec le moindre tact des convenances, se serait-il plu à rappeler devant moi que, tout enfant, à l’école des Frères, il avait reçu des coups de patoche,[9] des coups de ceinturon, des coups de poing qui le faisaient saigner du nez ? Pourquoi venir nous dire qu’un jour on lui avait mis les bras en croix et que lorsque la fatigue venait à les lui faire baisser, on les lui relevait à coups de règle ? Cela prouve simplement que ton oncle, enfant, était un très mauvais élève. T’ai-je jamais frappé, mon cher Marius ?

Et cette odieuse assertion qui ne saurait être prouvée, ainsi que je lui ai soutenu, à savoir que, dans son école, un élève de dix ans avait été forcé par son maître de faire avec la langue une croix sur le siège des latrines… Enfin, je ne veux pas me rappeler ses stupides calembours sur le divin esprit d’amour qui régnait dans cette même école… Mais, je le répète, mon cher ami, oui, je regrette que tu sois venu passer une partie de tes vacances en pareille compagnie. Vraiment, je ne comprends pas que ta mère ait pu le permettre. Elle doit connaître son frère. C’est bien imprudent.

Puisque le mal est fait, tachons d’en tirer tout le bien possible.

J’avais espéré que, sous un prétexte quelconque, tu me ferais visiter ta petite chambrette ; mais tu m’as affirmé que ce n’est qu’un modeste cabinet qui a le grand inconvénient d’ouvrir sur la chambre à coucher de ton oncle. Du reste, aujourd’hui, cela m’importe peu.

Il me semble, mon bon ami, qu’à mon départ, au lieu de rester coi à la maison, tu aurais pu m’accompagner jusqu’à une certaine distance.

Allons ! allons ! tu ne sais pas encore voler de tes propres ailes, tu as besoin de quelques leçons !…

Permets-moi de te le dire, tu m’as paru bien gêné, bien réservé avec moi ; tes lettres m’avaient fait espérer mieux. Cela n’est pas un gros reproche. Je sais, mon tendre ami, que ton extérieur n’a pas été l’image exacte de ton cœur. Attends ! vienne un moment de liberté, et tu verras comme je saurai te réchauffer, te dégourdir !

Puisque je ne pourrai aller souvent chez ton oncle, c’est toi qui viendras me voir. Je me trouve ici aussi libre que possible. Tu choisiras les jours et les heures qui t’accommoderont le mieux. Chaque fois, nous pourrons nous réunir en comité secret. J’espère te voir fréquemment ; il faut que nous mettions à profit ce restant de vacances.

Nous ferons quelques bonnes promenades ; herboriser, voilà notre prétexte. Mais c’est ensemble que nous devons organiser notre petit plan de campagne. Il est donc nécessaire de nous rencontrer immédiatement seul à seul. Au reste, mon bien-aimé, j’éprouve le besoin, un immense besoin de te voir au plus vite…

Donc, après-demain samedi, de deux à trois heures, dirige ta promenade sur la route du château de M… Ne prends pas le sentier que suivent les piétons pour descendre la côte, continue toujours par la route et tu me rencontreras au grand tournant. Il y a là, tu dois le savoir déjà, un bois de pins ; c’est sur la lisière de ce bois que tu m’apercevras assis, un livre à la main. L’endroit est fort solitaire. Vu le sentier, il ne passe par là que quelques voitures. Du reste, nous nous enfoncerons dans le bois dont je connais tous les recoins. Nous serons là à merveille.

Ah ! ne manque pas ce rendez-vous, ou nous nous fâcherions…

Cette petite lettre te sera remise par le conducteur de la diligence d’A… ; c’est un de mes bons amis d’enfance : nous pouvons avoir en lui toute confiance. Il te remettra mes lettres ; tu lui confieras les tiennes. Tu n’auras qu’à te trouver sur la route, soit à l’aller, soit au retour de sa voiture.

D’ailleurs, nous ne nous servirons que de notre écriture secrète. Il faut t’y exercer chaque jour, mon bon ami ; ce n’est pas le temps qui va te manquer, je pense. Garde-toi, méfie-toi de la curiosité de ton gros oncle, et surtout des petits yeux clairs de sa dame Jeanne…

Sois fidèle à ce premier rendez-vous, je t’en conjure… Samedi, de deux à trois heures… moi, j’y serai à deux heures, t’y attendant les bras ouverts et le cœur débordant de la plus tendre impatience.

Dans cet espoir, mon bien-aimé, je te couvre à l’avance de mille baisers.

Ton Joseph.


__________






12 septembre, 10 heures du soir.

Mon bien-aimé,

Bien que tu ne te fusses pas engagé formellement à venir me voir aujourd’hui dimanche, j’ai eu, toute la soirée, comme une vague espérance de ta visite ; c’est la plume à la main que je viens me consoler un peu de la fuite de mes douces illusions.

Reçois, tout d’abord, mes actions de grâces pour les heureux instants que tu m’as donnés hier. Te repens-tu, dis-moi, de notre petite débauche amoureuse ? Pour moi, je suis encore aux anges, en me rappelant le charmant trouble de tes jolis yeux bleus, tes soupirs entrecoupés, tes exclamations involontaires, enfin ce long Ah ! si voluptueux qui t’a jeté tout palpitant dans mes bras…

Ô mon ange, avec quelle vigueur tu me pressais en silence ! avec quel enivrement nos deux langues se rencontraient pour la première fois !… Mes lèvres en frémissent encore… ma main tremble, cette main qui a recueilli tout ce qui s’est échappé du bec mignon de ton joli petit pigeon d’amour !

Ô mon bien-aimé, il me semble te voir, te sentir encore !… Que je vais t’aimer au sein de nos ravissantes heures d’abandon !…

Pourtant, ici, un doux reproche… Pourquoi ton amabilité a-t-elle eu d’étranges limites ? D’où vient que, le moment d’après, il m’a fallu, te faisant une espèce de violence, diriger moi-même ta main, comme si les sentiers lui fussent tout à fait inconnus, et guider jusqu’à la fin le mouvement de tes doigts, comme s’ils fussent de parfaits novices et malgré le brillant exemple que je venais de te donner ? Puis, à l’instant suprême, alors que je t’appelai à mon aide d’une voix fort dolente, pourquoi as-tu détourné les yeux en riant, ironie amère !… et refusé l’aumône même d’un regard à mon Jupiter s’exerçant à lancer au loin ses foudres silencieuses et liquides ?

C’est alors que me vint l’idée, effet d’un juste courroux !… et je crois qu’elle a eu un certain commencement de réalisation… me vint l’idée d’allumer contre les régions que tu lui montrais la fureur de mon olympien ; et, malgré cris, trémoussements et autres simagrées tu aurais passé un… bon quart d’heure, je te le jure, sans l’arrivée de cette vieille ramasseuse de coquilles… Satanée sorcière !…

Oui, oui, à l’instar de ces Romains vaincus et soumis, on t’aurait vu passer sous les fourches caudines, baissant la tête et levant le dos… Mais ce n’est qu’une vengeance remise !

Cher et tendre Marius, aujourd’hui plus que jamais j’éprouve le besoin, la nécessité de jouir pleinement de celui que j’adore ; c’est dans cette parfaite possession que réside le bonheur. Ah ! si ces quelques instants passés ensemble ont été délicieux, ils auraient pu l’être davantage !

Dis-moi, mon Marius… pourquoi m’as-tu donné tant de peine à te mettre à ton aise ? Sais-tu que ta gêne a failli me gagner ?… Franchement, ces façons respectueuses avec lesquelles tu m’abordas, bien que nous fussions seuls et isolés, menacèrent de me déconcerter ; heureusement, me vint la pensée de m’assurer si, comme me l’avait fait craindre une de tes lettres, tes charmantes petites parties amoureuses se trouvaient malades. Autrement notre entrevue aurait pu se passer d’une façon bien stupide. Et encore, n’as-tu pas fait mine de vouloir résister à la curiosité fort naturelle de mon inquiète amitié !…

Écoute, mon cher Marius : je ne me refuse pas à comprendre qu’un certain respect que tu as contracté à mon égard se maintienne encore par l’effet d’une longue habitude ; mais, je t’en supplie une fois encore, ne te souviens plus de ce que j’étais, mais pénètre-toi de ce que je veux être.

Mon rôle de professeur est fini ; celui de l’ami lui succède pour s’élever à la plus entière perfection. Maintenant, je ne saurais souffrir qu’on me dise : « Tu t’arrêteras là, et tu n’iras pas plus loin. » L’océan peut avoir des limites, mon amour n’en a pas.

D’ailleurs, dans les moments mêmes où nous agirons l’un envers l’autre avec la plus grande liberté, le respect ne laissera pas de subsister sous une forme nouvelle ; évidemment, le respect que se doivent deux amis intimes ne peut être le même que celui qu’imposent les relations de maître à élève…

Or, mon cher Marius, mets-toi bien dans l’esprit que tu n’es plus mon inférieur, mais bien mon égal, un autre moi-même, comme je crois te l’avoir déjà écrit ; donc, et tout naturellement, je suis un autre toi-même.

En conséquence, ne te gêne plus, de grâce, dans nos tête-à-tête. Rien, absolument rien de tout ce que tu pourras me dire et faire ne saura m’étonner ; réciproquement, tu devras trouver fort naturel tout ce qui viendra de moi.

Voyons ! ne suis-je pas un homme comme toi ? Peux-tu en douter encore ?…

Il faudra qu’à notre prochaine entrevue toutes choses aillent comme sur des roulettes et que ton cœur donne à ton langage une liberté qui se traduira vite par les actes les plus aimables.

Oui, je veux que dans cet enivrant rendez-vous tombe abattu tout ce qui s’est encore opposé à notre intime et parfaite union. J’en jure par Jupiter ! avant que le soleil se couche trois fois, tu m’auras appartenu sans réserve… Ah ! sous les ardeurs de cette pensée, je sens tout mon être qui s’électrise !…

À mercredi donc ! Encore trois jours !… une éternité.

Ton oncle à peine parti pour le marché de T…, accours, accours bien vite !…

Réponds-moi. À toi pour la vie,

Joseph.

P.-S. — Toute cette soirée, en t’attendant avec une espèce de fièvre, j’allais et je venais par le corridor en chantonnant… Tout naturellement me venaient aux lèvres nos cantiques du pensionnat, et j’ai remarqué que quelques-uns s’adaptaient d’une façon singulière aux circonstances. Juges-en toi-même :

             Cœur adorable (de Jésus),
             Bonheur des cieux !
C’est lui, je le sens, je reconnais ses feux !
Cédons, mon cœur, à son empire aimable…
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Il m’est offert ce baiser si divin !
Ne puis-je donc reposer sur ton sein ?…
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
.   .   .   .   .   .   .   Combien en ta présence
Naissent en moi de mouvements secrets !…
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Cédons, mon âme, à Jésus qui me presse :
En ce moment il vient combler mes vœux.
Il me reçoit, m’embrasse, me caresse ;
S’unit à moi par d’ineffables nœuds.
Douce union, mélange incomparable !
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Déjà mon cœur, plein d’un amour extrême,
Boit à longs traits les célestes douceurs,
Et, reposant dans le sein de Dieu même,
Y goûte en paix les plus rares faveurs…


__________






St-V…, 15 septembre, soir.

La nuit est tombée, et je n’ai pas vu mon Marius !… Je souffre !… Ma pensée s’égare à travers des hypothèses qui mettent mon âme à la torture… Il me semble que ma tête bout et que mon cœur va éclater…

Ô Marius ! Marius !… comme elles s’écoulent tristement ces vacances qui s’annonçaient si riantes !…

Mais je ne veux pas t’accuser encore… non, je ne veux pas savoir si c’est volontairement que tu m’as manqué de parole… Si tu as besoin d’absolution, sois absous… Mais, pour l’amour de Dieu, ne pèche plus !…

Voyons, mon enfant… s’il m’avait plu de rester ton supérieur, tu sais bien que tu aurais dû m’obéir en tout et pour tout, comme on obéit à Dieu… Lorsqu’un supérieur commande, c’est comme si Dieu ordonnait lui-même, tu le sais bien…

Mais non, je suis et ne veux être que ton égal, que ton ami, mais ton ami le plus intime.

Si demain jeudi je ne te vois pas, j’arriverai chez ton oncle vendredi vers trois heures. J’ai accepté à dîner chez toi, il est convenable que je t’invite à mon tour. Cette invitation sera pour dimanche à midi. Arrange-toi de façon à ce qu’elle soit acceptée. Je le veux, je l’exige.

Reçois mes meilleurs embrassements.

Ton bon ami,
Joseph.


__________






St-V…, 20 septembre 1869.

Mon doux et charmant ami,

Avec quelle impatience j’attendais la petite lettre que tu m’avais promise pour aujourd’hui même, j’avais un si grand besoin d’être rassuré !… Oui, en te reconduisant hier soir, je te voyais le visage si pâle, la tête si lourde et embarrassée que, toute la nuit, j’ai été tourmenté à ton sujet.

« Assurément, on aura remarqué son état, me disais-je en me tournant et me retournant dans mon lit, — on lui aura posé des questions fort ennuyeuses… Pourvu que ses réponses n’aillent pas susciter certains soupçons !… L’oncle et sa dame Jeanne sont gens si malintentionnés !… Mauvaise affaire !… »

Alleluia ! J’en suis pour mes frais d’inquiétudes !… Il est donc vrai, mon bien-aimé, qu’il y a un Dieu pour les ivr… !… Non, ce vilain mot d’ivrognes serait ici absurde… ivres !… oui… ivres ! nous l’avons été tous les deux, ivres d’amour, de volupté !

Ivre, je le suis encore… Mon âme, comme transportée au delà d’elle-même, flotte dans une sorte d’atmosphère électrique… elle plane, triomphe, et autour d’elle n’embrasse que des horizons radieux, infinis…

Oui, depuis la réception de ton billet, je me sens comme submergé dans un enivrement extraordinaire ; comment peindre cette rare exaltation de toutes mes facultés ?

C’est que, maintenant, te voilà bien à moi, ô mon Marius !… Oui, enfin, je t’ai conquis, je t’ai possédé, je me suis reposé vainqueur au sein de ton être enchanteur… En toi j’ai joui de toutes les gloires du triomphe…

Oh ! ce n’a pas été sans lutte ! Tu m’avoues n’avoir gardé qu’un très vague souvenir de ce qui s’est passé hier et tu sembles m’interroger avec une curiosité charmante…

Ô jeune guerrier, n’affectez plus cette ignorance par trop naïve… Vous me faites rire quand vous paraissez ne pas vous douter que, vos deux ailes ayant été réduites à l’impuissance, le centre de votre armée a été complètement enfoncé, et votre tour de Malakoff occupée d’assaut !…

Pourtant, s’il vous est agréable de l’entendre dire, eh bien, je proclame que vous avez fait une brillante défense et même qu’un instant j’ai douté de la victoire…

Sais-tu, mon adorable ennemi, que j’ai trouvé un puissant auxiliaire dans ce puissant ratafia ?…[10] En te cassant convenablement la tête, il m’a permis de t’étendre sans cuirasse, ni cuissard, ni armure quelconque sur le plus favorable des champs de bataille… sur mon lit, mon bienheureux lit, puisqu’il faut l’appeler par son nom…

Alors, sûr déjà de la victoire, mais la voulant pleine et entière, je contemple, examine, étudie à fond la place et ses alentours, ses bastions, redans, contreforts, parapets, etc… Puis, avançant lentement avec toutes les ruses d’un vrai sauvage, soudain, je brusque l’attaque suprême…

Mais voilà que, contre mon attente, tu bondis, tu te retournes, tu me repousses des pieds et des mains, tu sautes, tu cries…, bref, une résistance désespérée !…

Mais certain que nul ne pouvait t’entendre ni venir à ton secours, je redoublais d’efforts… je déploie toute la supériorité de mes forces… et mon artillerie fait merveilles… Déjà les portes me semblent céder… je me crois dans la place… mais, catastrophe imprévue, soudain, mes caissons sautent ! plus de munitions !…

Quel malheur !… Consterné d’abord, furieux bientôt, je m’éloigne du théâtre de la lutte, faisant tempête et ses éclats éteignent tes cris…

Mais trêve de figures, ô mon bien-aimé !… Te souviens-tu que j’ai pleuré, et qu’au milieu de ces pleurs, je me suis plaint avec tendresse ?…

Plus fait douceur que violence !… Bientôt, je t’ai entendu m’appeler d’une voix attrayante :

« Joseph !… Joseph !… venez, venez, je vous en prie… oui, venez… je veux… ne soyez pas fâché… ne pleurez plus… je veux être tout à vous… venez donc !… »

Mais moi, immobile sur ma chaise, je faisais la sourde oreille, et un peu pour cause !…

Alors, tu te lèves, tu accours à moi, et tout nu, ô ange ravissant, tu t’assieds sur mes genoux, tu me prends par le cou, tu m’attires sur ta poitrine si blanche et satinée, tu me presses tout en larmes…

Oh ! alors, que se passa-t-il ?… C’est encore pour moi comme un rêve qui m’enchante… nous nous retrouvons sur le lit… je t’entends encore, je te vois… Tu ris au milieu de quelques larmes… Tu prononces le nom de Jupiter, et, avec les gestes les plus agaçants, tu le guides jusque sur le seuil de l’Olympe… et bientôt, d’une voix entrecoupée, tu t’écries :

« Ô Joseph !… mon Joseph !… oh !… oh !… Jupiter !… ah !… assez !… assez !… — Te fais-je mal ?… te dis-je tout haletant. — Non !… me réponds-tu. Non !… va !… Ah ! comme il entre, mon Joseph !… mon Joseph !… la foudre !… voilà la foudre !… la foudre !… ah ! ah ! ah !… »

Et foudroyés, ma foi !… nous finîmes par nous retrouver dans les bras l’un de l’autre…

Ô mon doux amour ! pourras-tu penser maintenant que je ne t’adore pas, que je ne t’adorerai pas à jamais ?… Tu viens me dire dans ton billet que tu crains d’avoir perdu mon estime et compromis notre amour par ce que tu appelles ta faiblesse !…

Quelle faiblesse ?… Tu fais allusion à ton état d’ivresse… Mais n’est-ce pas moi qui l’ai causée cette ivresse, qui l’ai voulue, en te versant de la liqueur outre mesure ? S’il y a un coupable, c’est moi… mais y en a-t-il ?…

En te rendant à mes désirs, tu n’es devenu que plus digne de mon amour ; cet amour, il n’a pu grandir encore, mais aujourd’hui il se trouve surexcité au possible.

Oh ! va, mon Marius, je t’aime et je t’aimerai jusque par delà la tombe. Oui, maintenant, nous voilà liés, unis, autant que deux êtres humains peuvent se lier et s’unir, et dans le temps et dans l’éternité.

Avoir perdu mon estime !… Ah ! plus que jamais tu la possèdes, et tout entière !… Est-ce que la preuve ne sort pas éclatante de ma conduite à ton égard ?

En ce temps-ci, temps d’impiété ! où grossit chaque jour le nombre de ceux qui s’acharnent contre tout ce qui porte une soutane, crois-tu, mon cher Marius, que je me serais livré ainsi corps et âme à un jeune homme de ton âge, si ce jeune homme n’avait déjà possédé, non seulement mon amour, mais encore toute ma confiance sérieusement justifiée et, comme conséquence, ma parfaite estime ?

Ne me parle donc jamais plus, je t’en supplie, de ces craintes chimériques ; mais désormais, sans aucune arrière-pensée, soyons tout entiers l’un à l’autre et ne songeons qu’à nous aimer, qu’à nous le prouver le plus souvent possible cet amour profond, impérissable, bref, qu’à nous rendre mutuellement aussi heureux qu’on peut l’être en ce bas monde.

Mon cœur déborde, et il pourrait s’épancher des journées entières et rester plein encore.

Mais, je l’espère, ô mon doux ami, ces quelques accents suffiront pour te donner une parfaite certitude des sentiments d’estime et d’amour que tu as fait naître en mon âme, comme dans une prairie naissent mille fleurs sous l’haleine du printemps.

Tout mon être palpite à la pensée que, mercredi, après-demain !… nous allons nous retrouver encore et nous abreuver plus longuement, plus à notre aise, avec plus d’abandon, à la coupe enchanteresse des plus enivrantes délices.

N’oublie pas ! ô mon bien-aimé, que vers deux heures l’amoureux Joseph frappera à ta porte.

Dès le matin, l’oncle devra être parti pour le marché de T…, et nous deux nous irons herboriser à travers les Molières.

Rien de plus pittoresque, je te l’ai dit, que cette succession de mamelons boisés qu’on nomme les Molières. Je te promets une délicieuse promenade. Ne crains rien. Je n’ai nullement l’intention de surmener, briser tes jeunes jambes de citadin. Nous trouverons vite un abri, l’ombre, l’herbe tendre, et tu sais le reste…

Il est fort inutile, je m’imagine, de faire sonner à l’avance ce projet aux oreilles de dame Jeanne. Je me charge de t’enlever, moi, à cette maîtresse-servante…

Mille et mille baisers,
Ton Joseph.


__________






Mercredi, 7 heures matin.

Mon Marius,

L’ami Pierre, le conducteur de la diligence d’A…, vient d’arrêter ses chevaux sous ma fenêtre et me demande si je n’ai pas quelque chose pour monsieur Marius

Bien que tu absorbes toutes mes pensées, bien que mon cœur ne fasse que raffoler des adorables souvenirs que tu lui as laissés et ne cesse de s’élancer avec impatience vers de prochains enchantements, je me suis, cependant, contenté d’écrire les lignes que tu as reçues hier matin, me réservant pour les épanchements, face à face, du jour qui se lève.

Mais, à la voix de mon ami Pierre, une drôle d’idée m’a sauté au cerveau.

Je viens de déchirer dans le livre de prières de ma tante — tant pis si elle s’en aperçoit ! — une page où ce que je souligne rend à peu près, quoique faiblement, l’état, les aspirations, les ardeurs de mon âme…

Comme tu le remarqueras, cela se trouve dans les prières avant et après la sainte communion…

En ce moment, mon bien-aimé, mon âme languit… soupire… souhaite…

Ce soir, exaltant du bonheur de posséder, elle s’écriera :

mon bien-aimé est à moi !…


note de l’éditeur. — Au-dessous de l’original de ce billet se trouve, y adhérant à l’aide de pains à cacheter, une feuille détachée de quelque vieux livre de prières, sur laquelle ont été soulignés au crayon rouge les deux actes suivants :


acte de désir

Oh ! venez, le bien-aimé de mon cœur, chair adorable, ma joie, mes délices, mon amour, mon Dieu, mon tout !

Mon âme impatiente languit vers vous, soupire après vous. Ah ! comme elle vous souhaite avec ardeur ! Elle crie et se meurt d’amour, mon trésor, mon bonheur, ma vie, mon tout !


acte d’amour

J’ai donc enfin le bonheur de vous posséder ! Embrasez-moi ; brûlez, consumez mon cœur de votre amour. Mon bien-aimé est à moi ! Jésus se donne à moi !

Ah ! mon divin Jésus ! Je vous aime de toute mon âme ! Je vous aime pour l’amour de vous.


__________






St-V…, 22 septembre, 11 h. soir.

Mon ange bien-aimé,

Dis-moi, maintenant, es-tu bien convaincu de la force et de la grandeur de mon amour ? De quel point s’élèverait le moindre doute ?…

Crois-tu que celui qui n’aime pas de toute l’énergie de sa nature entière puisse prodiguer les caresses les plus voluptueuses, comme je te les ai prodiguées ?

En moins de deux heures, peut-être, ce fier ramier que tu commences, je crois, à trouver à ton goût, puisque tu ne lui épargnes plus ni les câlineries les plus adorables ni les baisers les plus savoureux, ce fin ramier a pu, six fois, visiter d’une aile robuste son gentil colombier, s’y abattre joyeux, en roucoulant de merveilleuses mélodies…

Et, à l’heure actuelle, nulle fatigue ! un admirable entrain !… Oui, je le sens : sous ma main amie, il bat des ailes comme pour reprendre un noble essor…

Ah ! mon Marius, si tu pouvais le contempler, ce beau sultan, — comme tu l’as si drôlement nommé — oui, si tu le voyais en ce moment où je trace ces lignes avec un grand trouble… il lève, malgré moi, une tête altière et semble réclamer une nouvelle entrée triomphale par la Sublime Porte de Constantinople… Ah ! je n’y peux rien !… tout entre en émoi… Le canon va partir tout seul !…

Faut-il t’aimer, mon doux mignon, pour qu’à ta seule pensée se produisent en mon être de tels phénomènes !

Oui, celui qui aime du véritable amour, de toutes les fibres de son corps et de son âme, comme je t’aime, moi !… celui-là, loin de l’objet de tous ses désirs, ne laisse pas de ressentir les délirantes sensations… Il y a d’étranges bouillonnements dans toutes ses veines… Il lui semble que le long de tous ses nerfs serpentent des traits de feu, et que de tous ses pores partent, en pétillant, d’innombrables étincelles !…

Ah ! que ne m’est-il donné de couler ma vie le long de tes flancs voluptueux ?… Je me meurs !… ô bien-aimé !… ange de ma vie !… viens, viens encore… ah ! tombe dans mes bras avides, presse-toi sur mon sein qui palpite, presse-toi encore dans ton enivrante nudité… presse-toi, comme il y a quelques heures, t’en souviens-tu ?… là-haut, sur la montagne, sous les effluves d’un soleil ardent… Ah ! à ces souvenirs de feu, mon sang s’allume !… Viens, ma vie, mon tout !… viens, viens, j’ai besoin de toi…

Ô mon amour ! je ne sais sous ces désirs, devant ces images, je ne sais comment je puis soutenir cette plume que je traîne d’une main tremblante… mes yeux se troublent… Il me semble que j’entre en extase… la liqueur du harem… ainsi l’as-tu nommée… cette précieuse liqueur, je la sens qui bouillonne… elle monte, elle monte, elle va s’échapper… Ah ! que n’es-tu là ?… Marius !… est-ce que je vais m’évanouir ?… La plume m’échappe… Marius ! Marius !…

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Mon bien-aimé, t’en souviens-tu ?… qu’il faisait bon, là-haut, sous le grand hêtre !… Là, tous les deux, seuls… autour de nous, de toutes parts, une vaste et calme solitude… tous les deux, seuls, nous reposions, nus, dans les bras l’un de l’autre !… T’en souviens-tu, dis-moi, mon bien-aimé ?… Pour horizon, des feuilles vertes et le ciel bleu !… une atmosphère saturée de parfums… et, dans le grand silence de la nature, l’enchantement de mille petits bruits indéfinissables… Ô délicieuse oasis !…

Et, souriants, nous nous regardions l’un l’autre… et, d’instant en instant, oppressés, palpitants, nous nous rapprochions davantage encore… et le ciel, le ciel seul, assistait à notre lutte mystérieuse, qu’animaient de doux baisers et des soupirs plus doux encore… et bientôt notre double vie fusionnait, concentrée, à l’aide de ce lien magique qui de nos deux corps frissonnants et ravis n’en faisait plus qu’un seul…

Ah ! Marius, pourquoi n’est-ce pas en cela que consiste la vie humaine, l’éternité tout entière !… Le reste, crois-moi, n’est que vanité, vanité des vanités !

Maintenant, ô mon amour, je le sens, le voilà comblé, ce vide effroyable qui me désespérait !… Il y a quelques mois, malgré le penchant secret qui m’inclinait vers toi, mon Marius, je n’osais m’imaginer, non, que si tôt tu viendrais combler cet abîme…

Sois donc, ô mon bien suprême, mille et mille fois béni !

Dans ces heures d’ivresse, ô mon bien-aimé, sais-tu ce qui chez toi a surtout le don de me charmer ?… c’est ton entrain, ton enthousiasme, ta soudaineté à t’élancer sur l’océan des délices… il me suffit de te toucher d’un doigt léger, de t’effleurer du souffle de mes lèvres pour qu’aussitôt toutes tes voiles s’enflent, se déploient, s’épanouissent…

Telle, sous une douce brise, se balance et bondit une élégante nacelle… la vague écume…

Ah ! que j’aime à te voir, ô ma nacelle, ainsi bondir, avancer, reculer, onduler mollement et tressaillir, alors que te retient encore au rivage une solide amarre !…

Cependant, prends garde — le pilote t’en conjure — prends garde de rompre jamais, d’un élan trop brusque, le lien qui te captive… Laisse, laisse ce soin au pilote lui-même, qui, le regard plongé dans les astres ou sur la boussole, poursuit avec ardeur son travail… Ô nacelle adorée, ne t’élance sur la nappe unie des mers que lorsque tu sentiras le câble tomber, flottant sur ta proue, et verras le pilote harassé s’étendre le long de tes flancs pour goûter un repos mérité !…

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

23, au matin.

Minuit déjà sonné, j’ai interrompu cette lettre pour goûter, à l’instar du pilote, quelques instants de repos. Tu me pardonneras, mon cher Marius, ce pêle-mêle tumultueux d’images qui s’est échappé de mon cerveau surexcité ; tout cela, même, ne te donnera qu’une faible idée de l’état de mon âme.

Pourtant, ce matin, je me sens un peu plus calme… Ah ! j’ai fait de bien beaux rêves !… Je te les raconterai de vive voix…

Mon bien-aimé, pareil à un esprit céleste, tu ne cesses de voltiger autour de mon imagination charmée… oui, sans cesse tu m’apparais radieux, et je puis t’admirer, quoique absent, dans toutes tes formes enchanteresses… Je te parle et je t’entends me répondre ; je souris et je te vois me sourire ; je te fais un signe et tu descends… c’est comme une vapeur chaude qui m’enveloppe… et voilà que tout mon corps frissonne d’une étrange volupté ! Quelle hallucination !…

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Le léger duvet blondissant qu’hier j’ai voulu dérober sur la queue de ton petit pigeon d’amour, ce coquet plumage a reposé cette nuit au milieu de ce que tu appelles ma forêt noire… À ce mystérieux contact je dois de ravissantes sensations…

Ma première pensée, ce matin, a été de couvrir de tendres baisers cette touffe adorable… vers elle et par elle vers toi se sont élevés les premiers hommages de mon cœur, les prémices de mon âme… Accepte cet encens mystique… Pour moi, maintenant, les cieux sont sur la terre…

Oui, je l’ai invoqué, ce fétiche incomparable ! et il m’a semblé que mon ouïe percevait comme des accents divins… J’ai écouté… j’ai interrogé, et il m’a été répondu… Oui, oui, c’est un oracle !… Oh ! je lui ai posé des questions fort indiscrètes !… Tu voudrais bien savoir ?… Eh bien, je t’en révélerai une, mais une seule…

« Gentil esprit — ai-je demandé — le jeune et délicat pigeon que tu as la mission de protéger est-il aussi innocent qu’il en a l’air ?… N’est-il allé jamais marauder dans certains colombiers… que la pudeur m’interdit de nommer ?… »

Je te dirai plus tard, peut-être, mon charmant ami, la réponse que j’ai obtenue de mon oracle mignon…

À propos de pigeon, devine, si tu peux, voire même si tu l’oses, le titre illustre et légitime que je viens de décerner à mon glorieux ramier… Je te le donne en dix, en cent, en mille… Tu jettes ta langue aux chiens ?…

Eh bien ! ce titre… c’est… Don Quichotte !!!

Don Quichotte ?…

Oui…

Pourquoi ?… Il n’a pourtant pas triste figure…

Eh ! Don Quichotte ne se battait-il pas contre les moulins à vent ?…

Là-dessus, je m’esquive, en t’inondant des plus douces caresses.

Ton bienheureux Joseph.

P.-S. — Il reste bien entendu que, mercredi, nous ferons un nouveau pèlerinage à notre ermitage de la montagne.

Pour conjurer tout soupçon, j’irai, samedi ou dimanche, te rendre visite et ne ferai qu’une apparition. Tu ne t’étonneras pas de me voir sous un masque de réserve, enveloppé d’un extérieur de glace. Bonne ruse de guerre !

Sous les glaces du mont Hécla, en Islande, bouillonnent sans cesse des laves de feu, et souvent elles débordent. N’oublie pas cette leçon de géographie !


__________






Bourg d’A…, 29 septembre 1869.

Mon bien cher Marius,

Puisque le chemin de fer m’accorde quelques minutes, je veux en profiter pour te griffonner à la hâte quelque chose de ce qui s’agite confusément dans mon pauvre cœur bien tourmenté.

Comme je souffre, mon bon ami ! comme je souffre de m’éloigner de toi aussi brusquement !

Ainsi que je te l’ai dit, je crois… en suis-je certain ? j’ai la tête si bouleversée !… la lettre que j’ai reçue ce matin de mon directeur m’enjoint de coucher ce soir même au pensionnat.

Pourquoi ? Je l’ignore. On ne me le dit pas.

Et nous qui, aujourd’hui même, là-haut, à l’ombre du grand hêtre, devions… Ô fatalité !

Comme je souffre !… et ma souffrance est envenimée par la pensée que pour adieux je t’ai fait verser certaines larmes… Ô mon Marius, pardonne-moi, je t’en supplie !…

Je le sais, ton bon cœur m’a déjà pardonné. N’importe, je voudrais avoir le temps de te développer des excuses, et voilà que le peu de minutes qui me restent, je les consume à entasser sur cette feuille un fatras de phrases décousues…

Mon bien-aimé, je venais de recevoir la triste nouvelle, quand arriva la diligence qui devait m’emporter… Je n’eus pas le temps de me reconnaître… J’arrive donc chez toi, plein de trouble, en proie à une émotion extraordinaire… Or je te trouve dans ta chambrette, seul, tout en chemise… déjà tu faisais ta toilette en vue de notre belle partie de plaisir…

Tu fus, toi aussi, déconcerté par la funeste nouvelle…

Bref, j’implore, j’obtiens une des faveurs qui m’étaient réservées…

Mais j’entrai — m’as-tu avoué, pauvre enfant ! — comme une flèche de fer rouge…

Et tu as crié !… et te voilà tout en pleurs !… Et moi, alarmé, te prenant dans mes bras, je t’interroge…

« Ah ! tu m’as fait mal ! — m’as-tu répondu — c’est trop brutal, ça. »

Ô mon bien-aimé, ce reproche est tombé comme une masse de plomb sur mon pauvre cœur, qui s’en trouve encore tout écrasé !…

Au nom de notre amour, pardonne-moi… vois, juge ma situation… J’étais hors de moi… Déjà, le conducteur m’appelait, s’impatientant… Marius, mon Marius, excuse cet emportement amoureux… oui, l’amour seul est coupable… Va, cher enfant, je saurai te faire oublier ma maladresse… Allons, je t’en supplie, ne pleure plus…, car ton visage en larmes est toujours là, devant moi, et me désespère… Non, ne pleure plus, mon Marius ; car tes larmes sont mes larmes : comme ton allégresse fait toute ma joie…

Hélas ! hélas ! la cloche sonne… il faut partir… Adieu, mon Marius, mon ange, mon amour, ma vie, mon tout !… Reçois mon âme…

Ton Joseph.

P.-S. — N’oublie pas que la rentrée des classes a lieu lundi prochain, 4 octobre.


__________




Retour à l’article principal Lettres amoureuses d’un frère à son élève
1re partie
Introduction de 1911
Avis de l’éditeur de 1878
16 lettres
(août-septembre 1869)
2e partie
|
|
17 lettres et billets
(octobre-décembre 1869)
3e partie
|
|
21 lettres et billets
(janvier-juillet 1870)

Source

  • Lettres amoureuses d’un frère à son élève. – Paris : Bibliothèque des Curieux, 1911. – [6]-VI-192 p. ; 15 × 10 cm. – (Le coffret du bibliophile).
    P. I-74.

Notes et références

  1. Trambouze : Nom de famille français, qui est surtout en usage dans le Beaujolais.
    La Trambouze est une rivière française qui coule dans les départements du Rhône et de la Loire ; au début de son cours, dans les monts du Beaujolais, se trouve le village de Pont-Trambouze.
  2. Le parjure / par A[ugustin] Devoille. – Paris : J. Vermot, (1865). – In-18, 332 p. Réédité en 1876.
  3. Louis XVII, sa vie, son agonie, sa mort, captivité de la famille royale au Temple… / par M. A. de Beauchesne… – Paris : Plon frères, 1852. – 2 vol. : portr., fac-simil. ; in-8. Rééditions en 1853, 1866, 1868, 1871, 1877, 1879, 1884, 1889. La préface de l’évêque d’Orléans, Mgr Félix Dupanloup, apparaît pour la première fois dans l’édition de 1866.
  4. Alphonse Balleydier (1810-1859) a publié successivement des Veillées militaires (1854), Veillées de famille (1855), Veillées maritimes (1856), Veillées de vacances (1859), Veillées du peuple (1862), Veillées du presbytère.
  5. Édouard Mennechet (1794-1845) est l’auteur de plusieurs volumes de Matinées littéraires, études sur la littérature ancienne et moderne parues de 1841 à 1846.
  6. Ce texte codé (édition de 1911, p. 32) comporte de nombreuses erreurs, manifestement dues à l’inexpérience du typographe dans un exercice difficile. L’édition « revue et corrigée » de 2006 en propose (p. 39-40) une version améliorée — et néanmoins fautive également.
    Celle qu’on donne ici est enfin correcte, tout en restant proche de l’original. Celui-ci a pour principe de n’utiliser que des lettres grecques, dont les capitales et les minuscules ont des significations différentes, ainsi que des chiffres. La plupart de ces signes rappellent la lettre latine correspondante : ainsi Λ est un A sans barre, 1 est proche du I, ψ ressemble à un m retourné, 5 a presque la forme d’un S, etc.
  7. La lettre du 1er septembre se termine par cette clé : φν 6’Λ1ψν = Je t’aime. Celle du 2 septembre commence par celle-ci : φν θ4Λ125 = Je crains.
    On en déduit les dix lettres suivantes :
    a=Λ c=θ e=ν i=1 j=φ m=ψ n=2 r=4 s=5 t=6
    Il est alors facile de décrypter le texte complet en devinant les autres lettres :
    b=Δ d=λ f=μ g=ρ h=η l=ξ o=0 p=3 q=ω u=π v=7 y=γ
    En clair, le message est donc celui-ci :


  8. laver le béguin : gronder, réprimander sévèrement, « passer un savon ».
  9. patoche : coup de férule (petite palette de bois ou de cuir) sur la main.
  10. ratafia : liqueur préparée en faisant macérer, dans de l’eau-de-vie additionnée de sucre, des fruits ou des substances végétales.
    Les usages de l’époque, concernant l’alcool, étaient tout autres que de nos jours : on en donnait couramment à des enfants, parfois très jeunes. (Dans les années 1920 encore, les collégiens des Amitiés particulières buvaient chaque jour du vin au réfectoire.)