Lettres amoureuses d’un frère à son élève (texte intégral – 2)
Deuxième partie du texte intégral des Lettres amoureuses d’un frère à son élève :
- 17 lettres et billets du frère Joseph, datés d’octobre à décembre 1869
- 17 lettres et billets du frère Joseph, datés d’octobre à décembre 1869
Le texte utilisé est celui de l’édition de 1911.
- Noviciat de ***, 10 octobre 1869.
- Noviciat de ***, 10 octobre 1869.
- Mon cher ami,
- Mon cher ami,
La lecture de la lettre que ce soir, en me quittant, tu m’as glissée dans la main m’a vivement peiné le cœur ; oui, cette lecture m’a jeté dans une émotion bien profonde, plus profonde que tu ne le croiras sans doute.
Avant de te répondre, afin de pouvoir le faire avec un peu de calme, je suis descendu à notre sainte chapelle, et, prosterné aux pieds du divin Crucifié, j’ai imploré le courage dont j’ai un si grand besoin aujourd’hui. Grâce à quelque force descendue d’en haut, peut-être parviendrai-je à imposer à mon cœur l’autorité du devoir.
Tes reproches sont injustes, mon ami. Quoi ! parce que, pendant tes deux bonnes visites, je me suis conduit à ton égard avec un peu de réserve et de prudence, tu m’accuses de n’avoir jamais eu pour toi une réelle affection et tu me décoches, comme un trait cette cruelle phrase :
« …Après avoir travaillé à vous faire aimer et y avoir réussi, vous avez l’air maintenant de me mépriser… »
Te mépriser, toi, mon cher Marius !… Oh ! chasse loin, bien loin de ton esprit cette odieuse pensée… Voyons ! la meilleure preuve d’estime et d’amitié que je puisse te fournir, n’est-ce pas ce tutoiement intime dont je me sers encore dans cette lettre ? Et cette extrême confiance dont je vais te donner la preuve en envoyant cette même lettre à l’adresse que tu m’as donnée avec des explications fort insuffisantes !… Comprends bien tout cela, et bannis de ton esprit certaines idées qui jamais n’auraient dû y trouver accès.
Je veux bien avouer, cependant, que tu as pu remarquer dans l’ensemble de mes manières quelque chose de plus contraint, de moins expansif que dans ces derniers temps ; et, sur ce point, je ne te refuse pas les explications que tu sollicites ; je vais te les donner avec la plus grande franchise. La franchise est l’accent naturel du cœur.
Tout d’abord, mon cher ami, j’ignore encore pour quel véritable motif on m’a enlevé du pensionnat ; je sais bien que me confier ici une classe de novices, c’est, au fond, me donner un avancement, m’honorer même d’une distinction ; mais ce silence absolu sur les raisons de mon changement m’étonne et m’a fait réfléchir.
Rien encore, il est vrai, ne m’autorise à croire que nos relations amicales aient été le moins du monde suspectées : mais je connais trop la confrérie à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir pour qu’à la moindre alerte je n’agisse pas avec la plus grande circonspection. Je ne te l’ai pas caché dans nos conversations intimes, les règlements de l’Institut nous obligent à nous faire les espions et les dénonciateurs les uns des autres (1) ; et partout, à toute heure, nous pouvons nous trouver à notre insu sous l’observation d’un œil mystérieux.
Ce n’est pas tout, mon ami : à cette époque de notre retraite annuelle, j’ai dû me livrer à de longues et sérieuses méditations. Eh bien, je vais te prouver encore une fois toute la sincérité de mon affection, en ouvrant à tes regards le sanctuaire de ma conscience.
Donc, étudiant mon cœur plus profondément que je ne l’avais fait jusqu’à ce jour, j’ai reconnu qu’il n’était accessible qu’à un amour infini, à un de ces amours ineffables qui se prolongent et continuent par delà le tombeau. Puis, j’ai contemplé face à face l’amitié passionnée que tu m’avais inspirée… Oui, Marius, je t’ai aimé avec passion… Mais cette amitié extraordinaire, l’ayant mise en présence de mon cœur, j’ai entrevu le danger, j’ai pressenti que ce cœur finirait par s’y briser…
Non, Marius, nous ne sommes pas nés pour nous aimer éternellement…
Ah ! dis-moi, la main sur ta propre conscience, te sens-tu capable d’un amour éternel, sans limites, tel que le comprend mon âme, tel qu’elle peut, elle, après l’avoir conçu, l’entretenir dans toutes ses énergies ?…
Hélas ! encore quelque temps, et le tourbillon du monde t’aura emporté loin de moi… Encore quelques années, et viendra un jour terrible où j’apprendrai que tu es marié…
Ah ! à cette seule pensée, je frémis… tout mon corps frissonne sous une sueur froide…
Je rends grâces à Dieu de m’avoir éclairé à temps comme Saül sur le chemin de Damas… Je le sens, si je m’étais abandonné sans retour à cet amour effréné, j’aurais fini par échouer sur les rivages perdus de la folie…
Ô Marius, si j’avais pu espérer te voir un jour revêtu de la robe du frère ou même de la soutane du prêtre, entièrement libre et de ton cœur et de ton corps !…
Mais détournons notre esprit de ces vains rêves et ne pensons plus qu’à remplacer l’amour sublime, mais impossible, par une affection tranquille et résignée, aussi pure que tendre.
Oui, dorénavant, je veux t’aimer comme un père aime le préféré de ses fils ; de ton côté, cher Marius, tâche de m’aimer comme un fils aime le meilleur des pères.
T’imagines-tu, mon cher enfant, que je n’aie pas à soutenir, chaque jour, de terribles luttes contre les rébellions de mon cœur qu’agitent sans cesse de puissants, d’immortels souvenirs ?… Ah ! quel courage, quelle énergie ne me faut-il pas seulement pour te tracer ces quelques lignes !…
Écoute encore, mon cher ami, et comprends-moi bien. Quand je me suis déterminé à donner force et vigueur à l’aimant qui nous attirait l’un vers l’autre, j’espérais que, pendant plusieurs années encore, nous vivrions de la même vie, sous le toit du même pensionnat, pouvant nous voir, nous parler à notre aise et nous témoigner assez librement notre commun amour.
Mais, aujourd’hui que nous voilà si complètement séparés, comment nous rencontrer en liberté, nous aimer enfin, sans courir l’affreux danger d’être promptement soupçonnés et découverts ?
Et ce danger nous menacerait de toutes parts. Tu ne dois pas l’ignorer, les ennemis de la religion — et ils sont nombreux et acharnés en notre triste époque — ne cessent de nous épier, nous, les enfants du Seigneur, et de rôder autour de nous, dans les ténèbres, à la recherche de quelque bruyant scandale.
Ainsi, la sincérité et la grandeur même de l’affection que tu m’as inspirée me condamnent à tout sacrifier afin de conjurer un malheur aussi terrible pour toi que pour moi.
Vu toutes ces considérations, mon cher Marius, il nous faut dépouiller le périlleux vêtement de nos amours secrètes pour nous parer d’une affection nouvelle, ouverte, inattaquable, affection qui n’oubliera rien et ne sera que plus sérieuse et durable.
N’en doute point, tu auras toujours dans mon cœur une place d’élection. Vienne, vienne une circonstance qui me permette de te démontrer la vérité de cette affirmation, et tu pourras apprécier alors à sa juste valeur l’ami que tu as conquis à jamais dans ton ancien professeur, le bon frère Joseph.
Et maintenant, dis-moi, crois-tu encore que je mérite de si gros reproches ?… Méchant que tu es !… Mais je te pardonne. N’en parlons plus.
Je regrette vivement, mon cher ami, qu’une indisposition de ta bonne mère t’ait empêché de rentrer au pensionnat en même temps que tes condisciples, J’espère que son prompt rétablissement ne tardera pas à te permettre de reprendre le cours de tes études. Il serait dommage qu’un trop long retard vînt à compromettre ton rang à la tête de ta classe.
En attendant, tâche de travailler le plus possible chez toi ; je m’offre à te guider dans ton travail autant qu’il me sera possible. Ainsi, il te serait facile de m’envoyer tes cahiers deux ou trois fois par semaine, et même tu pourrais me les apporter toi-même ; la distance qui nous sépare n’est pas très longue ; ce ne serait pour toi qu’une petite promenade. Je te rendrais ou renverrais ces cahiers tout corrigés, en ayant soin d’accompagner les corrections des notes et observations utiles.
Toutefois, il est préférable que tu fasses au plus tôt ta rentrée. J’ai déjà parlé de toi à ton nouveau professeur. Tu dois deviner en quel sens j’ai pu le faire. Sois tranquille, si tu ne trouves plus en moi une effusion passionnée, mon amitié n’en reste pas moins vive et dévouée.
Ici, les classes ont aussi commencé. Une première observation, superficielle il est vrai, des éléments qui composent ma division me fait prévoir une année fort pénible. Parmi ces novices, trois ou quatre seulement me paraissent assez bien doués, entre autres un nommé Marius ! vois-tu les étrangetés du hasard ?… Mais cet homonyme, tout bon garçon qu’il m’apparaisse, n’a cependant de toi à mes yeux, que le simple nom.
Il est grand temps de terminer cette lettre, plus longue, certes, que je ne pensais l’écrire. Sais-tu que, pour m’entretenir aussi longtemps avec toi, j’ai fait de la contrebande ! Depuis un bon moment déjà le sermon doit être commencé ; j’ai fait la sourde oreille aux sons de la cloche, et je n’entends plus aucun frère ni dans la cour ni dans les corridors. Bah ! j’en serai quitte pour une bonne coulpe ce soir (2)… Ne t’ai-je pas dit que nous sommes en pleine retraite ?
- Adieu.
- Adieu.
- Fr. Joseph.
- Fr. Joseph.
P.-S. — La promesse que tu m’as faite de m’écrire fréquemment me flatte beaucoup ; mais je dois te faire observer une sérieuse difficulté.
Nos lettres, avant de nous être remises, sont toutes lues par le frère directeur. Or je crains que cette correspondance ne vienne à le chagriner. Je t’en expliquerai de vive voix les raisons ainsi que certains autres graves inconvénients.
- Toujours à toi de cœur.
- Toujours à toi de cœur.
- F. J.
- ↑ Dans les communautés des Ignorantins, chaque vendredi a lieu, en assemblée générale, une cérémonie dite l’avertissement des défauts. Les frères étant réunis sous la présidence du Directeur, chacun, à son tour, adresse à ses très chers frères la prière de vouloir bien l’instruire de ses défauts… Excellente occasion d’exercer les petites vengeances ! aussi paraît-il, on en profite largement.
(Note de l’éditeur.) - ↑ Les frères Ignorantins sont soumis à faire chaque jour leur coulpe, c’est-à-dire à confesser, aux genoux du directeur de l’établissement, leurs nombreuses peccadilles…
« Je m’accuse d’avoir eu des pensées honteuses… tourné la tête pendant l’office, descendu ou monté les escaliers quatre à quatre », etc., etc.(Note de l’éditeur.)
- Noviciat de ***, 14 octobre, soir.
- Noviciat de ***, 14 octobre, soir.
- Mon cher ami,
- Mon cher ami,
Aujourd’hui, quand je me suis mis en route, en compagnie d’un jeune novice, pour aller prendre chez toi des nouvelles de ton excellente mère, et avoir l’espoir de presser ta main, espoir qui remplissait mon cœur d’une douce émotion, j’étais loin de m’attendre au coup douloureux dont tu allais me frapper.
Ta pieuse mère nous a traités, comme toujours, avec une exquise politesse, pleine d’égards et même de bonté ; mais toi !… Tout de suite, tu m’as paru singulièrement froid, et je trouvai que tu exagérais le rôle qu’il était opportun de nous imposer. Bientôt, en remarquant l’affectation que tu mettais à ne pas me regarder et à répondre à mes questions d’une manière évasive, je me sentis en proie à une certaine inquiétude. Enfin, je me mis à croire que tu avais fort mal interprété le sens de ma dernière lettre.
C’est pourquoi, notre visite terminée, voyant que, resté seul sur le seuil de la porte, tu te contentais de nous accompagner du regard, je n’hésitai pas à camper mon novice au milieu de la rue pour revenir précipitamment vers toi. J’avais déjà sur les lèvres une de ces paroles qui, s’élançant des profondeurs de l’âme, éclairent tous les doutes, dissipent tous les nuages.
Ah ! à ce moment-là, pour t’instruire de toutes mes pensées, de tous mes sentiments, il t’aurait suffi même, je crois, d’observer mon visage, de regarder dans mes yeux !…
Mais toi, sans me donner le temps d’ouvrir les lèvres, me jetant un coup d’œil ironique, tu n’as pas craint de m’offenser alors d’une cruelle apostrophe… Pourrais-je l’oublier jamais ?… D’un geste plein de mépris, désignant le jeune novice, tu as osé me dire :
« Je comprends tout maintenant !… Voilà votre nouvel ami !… »
Ô Marius, comprenais-tu ce que tu me disais ?… Cette sortie, aussi brusque qu’inattendue, me déconcerta à un tel point, tu l’as vu, que, après avoir balbutié je ne sais quels vagues conseils sur les études, je me hâtai de rejoindre mon compagnon de route.
D’ailleurs, était-ce bien le lieu et le moment de relever cette injure ? Car c’est une grosse injure que tu m’as jetée là, mon cher Marius… Si je ne te connaissais pas, si je ne voyais pas clair dans ton cœur et ne fusse convaincu que tes lèvres seules ont été coupables, je me sentirais si grièvement blessé que notre amitié pourrait en mourir.
Tu dois savoir et ne jamais oublier que si je t’ai aimé toi, — comme je t’aime encore, du reste — d’un amour si ardent, si profond, tu dois comprendre, dis-je, qu’un tel amour a sa source dans un trésor de qualités morales, intellectuelles et même physiques, qu’il est très rare de rencontrer dans un jeune homme de ton âge.
Bref, mon cher Marius, tu as été mon premier amour ; et tu seras le dernier, je le jure sur mon salut éternel !
Assez sur ce pénible sujet.
Maintenant, je tiens à te donner quelques détails sur le jeune novice qui m’accompagnait.
Et d’abord, ignores-tu que nul de nous ne peut sortir, faire une promenade ou une visite quelconque, sans avoir pour compagnon un autre frère avec lequel il lui est interdit d’échanger une seule parole tout le long du chemin ? Nos règlements veulent que les deux amis d’occasion récitent, tout le temps, leur chapelet… et j’ai dit : amis d’occasion, car il est rare qu’on permette à deux frères reconnus bons amis de sortir ensemble.
Mais revenons à notre jeune novice. Protégé par un vieux curé, il est entré chez nous il y a quatre ou cinq mois environ. C’est un Auvergnat d’une quinzaine d’années, pauvre petit paysan à peine dégrossi, mais fort vicieux, je le crains. Je doute que nous en fassions jamais grand’chose, et que, ses dix-huit ans accomplis, il puisse être lâché impunément dans nos écoles. Toutefois, s’il est impossible d’en faire un maître capable, on tâchera d’en faire un homme de piété. Chez nous, chacun trouve un emploi à sa taille.
D’ailleurs, je ne pense pas que ce pauvre garçon nous reste. Autant que je puis en juger, toute sa vocation consiste dans un vague désir d’échapper à la conscription ; et si, chez nous, il ne mangeait mieux et ne travaillait moins que chez ses parents, je crois que le jeune oiseau aurait déjà pris son essor vers ses chères montagnes. Aujourd’hui, en dépit des règlements, j’ai fait causer le petit rustre et j’ai constaté que le tricorne et la robe noire, qui avaient séduit son imagination, perdent chaque jour à ses yeux de leur prestige.
Et voilà mon nouvel ami, comme tu l’appelles, cet ami dont tu as paru jaloux !…
Jaloux ! est-ce possible ?… La jalousie suppose une amitié véritable, basée sur une inébranlable estime.
Pour moi, mon cher Marius, n’en doute pas, je te conserverai mon amitié aussi sérieuse qu’elle est profonde. Les fatalités de la vie auront beau nous séparer, cette amitié ne s’altérera jamais. De loin, comme de près, tu auras dans mon âme un autel privilégié.
Enfin, ces explications fournies, crois-tu que j’aie mérité l’injure que tu m’as infligée ?… Mais, je le répète, je n’en garde nulle rancune. Tu es jeune et bouillant. Je l’ai compris, ta parole n’a pas été l’image de ta pensée, mais une simple boutade irréfléchie. Mauvaise tête, mais bon cœur, voilà tout mon Marius !
Allons ! aussitôt que tu le pourras, viens m’apporter tes excuses ; une indulgence plénière les attend.
Naturellement, je ne te demande pas à ce sujet une réponse écrite ; tu sais qu’elle ne m’arriverait pas en ligne directe.
Si, pour quelque motif étranger à nos intimes relations d’amitié, tu as besoin de m’écrire, adresse tes lettres au Frère Directeur du noviciat de ***, et au bas tu écriras : Pour être remise au frère Joseph. Mais, au nom de Dieu, jamais rien dans tes lettres qui fasse allusion à celles que je t’adresse en secret, rien qui ait trait à notre intimité passée, pas un seul mot…
Le plus prudent, le meilleur, sous tous les rapports, c’est de me rendre de temps à autre, dans tes jours de sortie, une petite visite. J’y compte, mon cher Marius, et, là-dessus, je te serre cordialement les deux mains.
- Ton meilleur ami,
- Ton meilleur ami,
- Fr. Joseph.
- Noviciat de ***, 21 octobre 1869.
- Noviciat de ***, 21 octobre 1869.
Avec quel bonheur, mon cher ami, j’ai reçu ta précieuse photographie ! Toute cette soirée, je n’ai pu me lasser de la contempler et, durant cette contemplation, quels rêves, ou plutôt quels souvenirs ont remué mon cœur !
J’ai suspendu ta charmante image au-dessus de mon prie-Dieu ; ce n’est pas que je risque de t’oublier jamais dans mes prières ; mais, de cette façon, tu auras toujours mon premier regard, le matin, et mon dernier, le soir.
De plus, la vue constante de mon meilleur ami m’aidera sans doute à supporter, comme il convient, le poids des tristesses et des amertumes de cette misérable vie.
Le cœur plein de gratitude, je te remercie, mon cher Marius, de cet inappréciable souvenir ; mais sache bien que je ne l’accepte que comme un gage de notre inaltérable amitié, amitié vive, bien vive, et c’est à dessein que je souligne ce mot.
Car, dans ton étrange petit billet, je lis :
« Agréez cette image comme un souvenir de notre amour mort si prématurément… »
Mort ! oh ! cher Marius, qu’oses-tu me dire ?… Mort ! ah ! je vois bien que tu n’as jamais pénétré jusqu’au fond de mon âme et que tu ne te doutes pas de son état actuel !…
Non, tu ne soupçonnes nullement l’énormité du sacrifice que j’accomplis en ce moment avec tant de souffrances. Tu ne comprends pas, non, tout ce qu’il me faut d’énergie pour lutter contre les élans impétueux qui me poussent vers celui que j’ai trop aimé !…
Mort !… avec quel flegme tu me dis cela !… En vérité, je me trouve tout bouleversé !… Ah ! Marius, tu ne m’as jamais aimé, toi !…
Moi, mon ami, je t’aime toujours et je t’aimerai éternellement… Ah ! s’il était permis à mon pauvre cœur captif de secouer ses ailes, de prendre son essor et de chanter librement dans l’espace…
Mais non, c’est impossible !… résignons-nous… mais cette résignation je veux la puiser dans l’espoir, le ferme espoir de te multiplier un jour les preuves incontestables de ma loyale affection, affection qui ne périra point, puisque l’âme est immortelle.
Je t’en conjure, ne me représente jamais plus notre amour froid comme un cadavre… Cela me donne d’étranges frissonnements !… Non, non, cher Marius, il n’y a pas de cadavres dans le champ de mon cœur ; tout y est bien vivant. Non, ce n’est pas avec froideur que je t’aime, crois-le bien ; et si, par devoir, par nécessité, je t’aime d’une affection résignée, cette affection ne laisse pas d’être éclairée d’une douce lueur d’espérance.
Oui, mon ami, ne nous lassons pas de l’entretenir, ce feu sacré du sanctuaire… Un jour, qui sait ?
Conserve-moi toujours la meilleure place au fond de ton cœur et viens souvent y converser avec ton bon ami Joseph.
N’en doute pas, tu règnes et tu régneras toujours sans rival dans mon âme ; son unique et intime souverain ne cessera jamais d’être Marius le bien-aimé…
Oui, en secret, aimons-nous avec tendresse ; mais en présence de la société aux yeux de lynx soyons toujours, toi, un ancien élève reconnaissant, moi, un vieux professeur plein de sympathie.
- Tout à toi,
- Tout à toi,
- Fr. Joseph.
- Fr. Joseph.
P.-S. — Ne tarde pas à me rendre une visite. De vive voix je t’indiquerai un moyen qui nous permettra de communiquer sûrement ensemble. Tes lettres, ainsi que les miennes, ne courront aucun risque.
— Je viens de déposer quelques baisers des plus affectueux sur ton image chérie…
- 28 octobre, soir.
- 28 octobre, soir.
Enfin, cette soirée, je t’ai vu arriver, mon cher Marius !… T’avais-je assez attendu !… Je te tiens donc et je te fais visiter clos et jardin dans tous les sens, avec l’espoir que le frère, notre gênant compagnon de promenade, finirait par nous laisser un instant seul à seul.
Un heureux hasard se présente près du petit pavillon ; je t’y entraîne et, pouvant enfin te presser dans mes bras, je veux te donner un baiser plein de tendresse…
Mais alors — devais-je m’attendre à une telle ingratitude ? — tu te dégages brusquement et tu t’élances hors du pavillon, tout effaré, au risque de nous compromettre tous les deux…
Sais-tu bien, ô ingrat ! que depuis plus de huit jours je méditais ce tête-à-tête et en faisant un beau songe !…
Aussi, durant cette promenade, ta parole, ta mine, ta contenance, tout, enfin chez toi m’avait frappé par je ne sais quel semblant de tiédeur et de contrainte ; mais, à mes yeux, ce n’étaient que des apparences suffisamment expliquées par la compagnie du frère gêneur. Pouvais-je m’imaginer qu’après ma dernière lettre tu te conduirais à mon égard d’une façon aussi blessante ?…
Écoute, Marius…
Quand je t’ai écrit qu’il nous fallait remplacer l’amour ardent et ineffable par une amitié pure, tranquille et résignée, je n’ai pas voulu dire que nous devions cesser de nous aimer avec tendresse, mais qu’il était prudent de mettre un frein momentané à la fureur de nos désirs.
Et même j’ai pris soin de te laisser entendre que nous devions conserver précieusement l’espoir de nous replonger un jour dans toutes les jouissances du sublime amour.
Ce langage n’est-il pas assez clair ?…
Oui, je veux que, sous la cendre d’une tranquille amitié, tu conserves, au fond de ton cœur, un immense brasier d’amour. Car, je l’espère, un jour, un jour très prochain peut-être, sous les libres tempêtes de mon âme, flambera un magnifique incendie. — Oui, c’est mon espoir, mon rêve de toutes les heures…
Ah ! notre dissimulation est inutile, insensée : nous nous aimons… Pour moi, je t’aime, Marius, autant qu’un homme a pu jamais aimer la plus enivrante des maîtresses…
Allons ! mon mignon, je le veux, aime-moi encore, aime-moi toujours comme tu m’as aimé, comme j’ai besoin d’être aimé… Rappelle-toi nos heures de délire, hélas ! trop courtes, écoulées trop vite, rappelle-toi le hêtre de la montagne et les inénarrables ivresses qu’il a protégées de son vaste ombrage…
Marius, Marius, garde-toi de m’infliger jamais des épreuves pareilles à celles de ce jour… Aime-moi, en un mot, comme je t’aime, et quand le ciel approchera de nos lèvres la coupe des amours, sachons l’épuiser jusqu’à la dernière goutte.
- Joseph.
- Noviciat de ***, 1er novembre 1869.
- Noviciat de ***, 1er novembre 1869.
Il m’est impossible de lutter davantage, ô Marius, mon bien-aimé !… Enfin, je cède, oui, je cède, dût cette faiblesse me coûter la vie ?…
Sur l’autel de mon âme, je t’ai juré un amour infini, un amour invincible et triomphateur, contre lequel nul obstacle ne saurait prévaloir. Ce serment je le tiendrai, au prix même, s’il le faut, de mon salut éternel. Aux portes de l’enfer, je ne le renierai point.
Je t’aime, Marius, oui, je t’aime éperdument, et tes froideurs me tuent… S’il me faut mourir, au moins veux-je mourir dans ton amour.
J’ai longtemps médité, mûri, préparé le plan que je vais te soumettre. Je me plais à croire que tu en accepteras toutes les conditions.
Tu dois te rappeler où est situé le pavillon dans lequel tu m’as joué un si vilain tour… Ce jour-là, je t’ai fait remarquer le sentier, bordé d’arbustes, qui de ce pavillon conduit à une petite porte masquée dans le mur de clôture. Tu sais que cette porte ouvre sur le chemin qui longe la rivière (1).
De tous les moyens que j’ai pu imaginer, voilà le plus sûr, le meilleur à tous les points de vue.
Je ne me dissimule pas les dangers auxquels je m’expose en m’évadant, au milieu de la nuit de ma cellule ; car, ici, il y a des yeux qui ne se ferment jamais et des oreilles toujours ouvertes et tendues.
Mais pour dissiper tous les doutes et te prouver la sincérité et la grandeur de mon amour, je ne veux reculer devant aucun péril personnel.
Au reste, si je me vois perdu, je sais ce qu’il me restera à faire. Je m’empoisonnerai. J’ai pour cela tout ce qu’il me faut.
Je t’aime… Eh ! que vaut pour moi la vie, si ton amour ne l’enchante ?…
À toi, maintenant, de te décider. Moi, je suis prêt, et ma résolution est inébranlable.
Si, par hasard, tu n’acceptes pas ma proposition, ensevelis-la, je t’en conjure, dans le plus profond secret… Surtout, mon Marius, conserve-moi ton amour, et ne me témoigne plus cette indifférence, cette ingratitude qui me torture et me désespère.
Cette nuit, si nous ne sommes pas heureux l’un et l’autre, c’est que tu ne l’auras pas voulu.
Au reste, je ne saurais comprendre ni admettre ton refus ; ce serait, à mes yeux, une preuve incontestable que tu ne m’aimes pas.
Ne prétexte pas les risques que j’affronte. À quoi bon, du reste ? J’irai au rendez-vous. Si tu ne viens pas, j’aurai couru des dangers inutiles. Il ne faut pas, d’ailleurs, s’exagérer ces dangers. Sur vingt chances, nous en avons dix-neuf pour nous, tant mes calculs sont justes et mes mesures bien prises.
Je t’attends donc, mon bien-aimé, à minuit précis. Songe aux précautions que je t’ai indiquées, et viens avec confiance, bien déterminé à t’abandonner à mes moindres désirs. C’est dans une condescendance absolue que réside la noblesse de l’amour.
Ne crains rien, ô mon amour ; tout réussira à merveille. Accours donc, accours sur le cœur de celui qui te réserve les baisers les plus dévorants. Accours vite, car j’ai faim et soif de toi, et cette faim est irrassasiable, et cette soif inextinguible.
- Ton Joseph.
- ↑ On trouve, ici, de longs détails qui ne sauraient intéresser le lecteur, le petit-frère Joseph recommande au jeune élève de minutieuses précautions ; il est question entre autres choses d’un déguisement, de chemins détournés, du signal auquel la petite porte s’ouvrira, le plus discrètement du monde, etc., etc.
- Noviciat de ***, 3 novembre, 11 h. soir.
- Noviciat de ***, 3 novembre, 11 h. soir.
- Mon bien-aimé,
- Mon bien-aimé,
Oui, la journée qui s’achève comptera parmi les plus belles de mon existence. On dit que les anciens marquaient d’une raie blanche les jours fortunés de la vie ; je voudrais, moi, ravir au soleil un de ses plus brillants rayons, pour illuminer dans mon âme ce jour de la bonne nouvelle !
Quel besoin j’éprouve de te tracer quelques lignes !… Aux rêves délicieux qui m’envahissent je sens que le sommeil, ce lourd sommeil, image de la mort, n’aura pas facilement raison de mon être exultant d’une vie joyeuse… Quel dommage que Dieu ne m’ait pas fait poète !… Quels beaux chants d’amour mon âme reconnaissante élèverait jusqu’à lui dans le silence de cette nuit enchanteresse !…
Ne te moque pas de mon ivresse, ô mon ange adoré !… Voyons ! tâchons de nous entretenir avec calme de la belle réalité qui s’épanouit en rêves si délicieux, de cette tant bonne nouvelle dont tu as été aujourd’hui le messager bien inattendu, je t’assure.
Il est donc vrai que ta bonne mère, encore convalescente, a décidé de te garder auprès d’elle jusqu’au mois de janvier, et de te faire donner, pendant ce temps-là, des leçons particulières ?… Et c’est l’ancien professeur, l’heureux frère Joseph qui a été élu pour remplir cette mission de confiance !…
Comme j’ai craint, un moment, que notre directeur refusât de sanctionner ce choix !… Enfin, les difficultés ont été levées, tout est arrangé pour le mieux. Demain donc, j’irai voir ta mère, et nous pourrons dès vendredi, je pense, commencer nos leçons…
Magnificat anima mea Dominum !…
C’est évident, il ne plane ici aucun soupçon… quel affreux vautour que ce doute qui, depuis un mois, me rongeait le cœur ! avec quel soulagement je respire aujourd’hui à pleins poumons !… Ah ! la vie, quoi qu’on en dise, a de bien doux moments !…
A-t-elle admirablement réussi, cher amour, notre petite équipée nocturne !…
« Admirablement réussi ? » Il me semble te voir hocher la tête d’un air sardonique… Maudit espiègle !…
À ce propos, sais-tu que, pendant ta visite, tu as été d’une audace épouvantable ? Je ne te croyais pas d’une pareille force… Comment ! en présence du directeur, oser me décocher un trait aussi sanglant, et cela de l’air le plus hypocritement naturel du monde !…
« En ce moment-ci — as-tu dit — je lis les aventures de Don Quichotte. Son combat contre les moulins à vent m’a beaucoup diverti… Pauvre Don Quichotte ! il y a fait bien triste figure avec sa longue lance !… »
Et, disant cela, tu osais me regarder de je ne sais quel air narquois ! Méchant gamin ! tu me payeras cela bien cher !… Ah ! quelle éclatante revanche je prépare !… Va, mon dépit est assez cuisant pour que tu t’épargnes la peine d’y venir verser fiel et vinaigre !
Non, jamais je n’avais été victime d’une si humiliante déconfiture. Ce déplorable phénomène, je ne puis que l’attribuer à un excès de désirs trop longtemps comprimés, à une accumulation peut-être de sang au cerveau.
Ô souvenir à la fois cruel et charmant ! Penser que si longtemps je t’ai tenu pressé contre moi, impuissant à satisfaire les plus ardents désirs !… Ah ! je m’imagine sentir encore ta chair si douce et si chaude !… Ah ! Marius, maintenant, si je te tenais !…
Enfin, mon mignon, dans une aussi triste affaire, il n’est pas possible de te surpasser en gentillesse amoureuse ; et ce n’est pas ta faute si je n’ai pu triompher de l’implacable destin… Je n’oublierai jamais la vaillante main qui, s’avançant dans l’ombre, se fatiguait à provoquer au combat ce misérable Don Quichotte, étendu sur le flanc sans force et sans énergie, réduit à une impuissance aussi ridicule qu’incroyable !… Jusqu’à cette fatale aventure, pourtant, il avait mérité, je te le jure, le beau titre de chevalier sans reproche !…
Ce titre, c’est à toi que je le décerne, mon adorable enchanteur… va, je me souviens, et je n’oublierai jamais !… Impatienté, haletant de désirs, sans doute, toi aussi !… tu te retournes soudain au milieu de mes lamentations stériles, et tu y mets un terme en me sautant au cou, en collant tes lèvres contre mes lèvres… Ah !… je sens encore ta langue de feu !… je vois encore, dans les ombres de cette inoubliable nuit, tes yeux briller comme des escarboucles…
Enfin, t’imaginant sans doute avoir rompu le charme, tu te précipites de mes hauteurs dans mes plaines pour profiter de ta victoire… Hélas !… J’entends encore ton exclamation de surprise amère !
Alors… ah ! si les morts savaient ressusciter !… alors… ah ! j’en jure par le grand Priape, roi des dieux et des hommes !… alors sous les appels infatigables de tes lèvres brûlantes…
Ô rage ! ô désespoir !… Don Quichotte, pauvre ami ! quel affront !…
Mais cet affront, je l’ai lavé, et ce n’est pas dans du sang !… Te souviendras-tu, toi aussi, dis-moi, doux mignon de mon âme, te souviendras-tu ?…
Oh ! quelle furie s’empara de moi quand, te relevant découragé, tu me cinglas de ce mordant sarcasme :
« Aujourd’hui, tu n’es bon rien !… »
Oublieras-tu ce qui se passa alors ? Oublieras-tu comme, t’ayant enlevé, puis renversé sur notre fameux lit de sacs vides, je me mis à te dévorer avec des rugissements de bête fauve, à me repaître, à m’abreuver, à me régaler, enfin, de tout ce qu’il y a en toi de plus exquis ?… En vain, tu bondissais, te tordais, gémissais… Assez ! assez !… trois fois, ô adorable Ganymède, trois fois de suite ta coupe enchanteresse a dû se vider sur mes lèvres… oui, trois fois, malgré tes petits cris, tes petites résistances, tes petites morsures, il t’a fallu me verser ton pur nectar !…
Ô transport d’ivresse !… Ô nuit incomparable, plus étincelante dans mes souvenirs qu’un jour de grand soleil.
- 4 novembre, matin.
- 4 novembre, matin.
Apprends, mon cher, que cette nuit, au plus beau de mon amoureux dithyrambe, j’ai failli être pincé de la façon la plus impoétiqne. — Tout d’un coup, j’entends par le corridor des pas fort discrets ; instinctivement, mon papier disparaît ; aussitôt, d’un doigt léger, on frappe à ma porte, et, sans autre forme de politesse, apparaît notre directeur… Apercevoir de la lumière dans ma chambre à pareille heure, heure indue ! l’avait intrigué !… Naturellement, j’ai prétexté des devoirs à corriger, à préparer, etc. ; mais il a fallu me coucher tout prosaïquement, malgré mon sublime enthousiasme… et voilà pourquoi mon chef-d’œuvre se trouve terminé par une longue queue de points… Achève, si tu peux… Moi, je n’ai plus que le temps de clore et d’expédier…
Attends-moi vers deux heures. Peut-être, vu la nature de ma visite, ne serai-je pas accompagné… Ah ! Si je pouvais me rencontrer un instant seul avec toi face à face ou autrement !…
- Ton fou… gueux
- Ton fou… gueux
- Joseph.
Du 5 novembre au 22 décembre, le petit-frère Joseph se rendit chaque jour, en qualité de professeur, au domicile du jeune Marius. Le trop complaisant élève prenait ses leçons dans sa propre chambre à coucher.
Pour nous éclairer sur les faits et gestes qui ont signalé cette belle période, nous ne possédons que quelques billets tracés presque tous au crayon et, nous le savons, pendant les heures mêmes des leçons. Le jeune Marius nous a avoué à nous-même que ces billets ont été fort nombreux ; mais aussitôt qu’on les avait lus, on prenait soin de les déchirer ; et nous ne nous refusons nullement à le croire.
Ceux que nous mettons sous les yeux du lecteur se sont trouvés par hasard égarés dans de vieux cahiers. Quelque courts et peu nombreux qu’ils soient, leur contenu suffira, pensons-nous, à faire apprécier à sa valeur la façon édifiante dont le petit-frère Joseph et son digne élève savaient agrémenter leurs heures d’étude.
La vue de ton lit, de ton gentil lit, transporte mes souvenirs dans le dortoir du pensionnat… Oui, je me rappelle avec ivresse les délicieuses sensations que m’a souvent causées la vue de ton lit, de ton gentil lit…
Il me semblait voir la couche d’un ange, d’un séraphin, d’un être surnaturel… et, plus d’une fois, pendant le jour, je suis monté au dortoir tout exprès pour contempler, en m’abandonnant aux plus tendres rêveries, ton lit, ton gentil lit…
Plus d’une fois… faut-il l’avouer ?… il m’est arrivé de l’ouvrir, d’inspecter curieusement les draps, de les flairer avec délices, de m’y étendre avec volupté… Lors, mon brave Don Quichotte, sortant tout armé de son castel, faisait merveilles dans ton lit, ton gentil lit.
Tu fais la moue, ô mon bien-aimé, parce que j’ai mis aux arrêts ta main trop pétulante et l’empêche de courir vagabonder à son aise et fantaisie à travers mes parterres…
C’est qu’un grand malheur vient d’arriver !…
Pendant que mes doigts, s’évertuant sous la table, achevaient un chef-d’œuvre de caresses et que toi, dans ton ravissement, tu me prenais fiévreusement la tête et me murmurais, haletant, à l’oreille : « Joseph ! mon Joseph ! » un grand malheur est arrivé !…
À ce même moment, sous je ne sais quelle influence mystérieuse, le jet d’eau, que tu sais, a soudain éclaté, et mes parterres se trouvent criblés de débris sans nom, bien qu’ils ne soient pas inconnus à ta langue…
Laisse donc, ô mon mignon, laisse au jardinier le temps de réparer le grand malheur qui vient d’arriver !…
Monsieur Marius, vous avez de singuliers caprices !… Comment !… exiger que j’écrive mes impressions de plaisir, pendant que… oh !… oui, fantaisie étrange !… Si tu t’imagines que c’est facile… Ô Marius !… que ta main est douce !… tes caresses m’enivrent… m’exaltent… Ah ! dans ta bouche !… Oh ! doucement !… Petit Marius !… ah !… je nage dans une mer… de lait tiède… Quelle félicité !… Oh ! ta langue !… Oui… oui… Bien !… cher Marius !… il me semble… que je monte au ciel… ah !… oui, les cieux s’ouvrent… Mon Marius… que je t’aime… oui… ah ! ma vie !… mon âme !… mon tout !… ah ! ah !… viens !… tu me tues… viens !… assez !… ah ! ah ! laisse… tu me… Marius ! ah !… ah !… ah !… Mari… ah !… ah !… Ma…a…a…ar…
Eh bien, désormais, le moulin à vent se moquera-t-il de la lance ?
Es-tu convaincu, maintenant, que Don Quichotte est un cavalier de taille à prendre d’éclatantes revanches ?… Encore quelques aventures de cette force et lui aussi pourra s’écrier :
« Du haut de ce pigeonnier, quarante… coups… d’éclat me contemplent… »
Admirable ! mon cher, sublime ! ce vieux pigeonnier ! une échelle inaccessible au corps opulent de ta mère et aux vieilles jambes de ta servante !… c’est parfait !…
Qu’il fait donc bon, qu’il fait donc bon y roucouler à son aise, quand on n’est que deux !…
Tu m’assures que de l’œil-de-bœuf on jouit d’un panorama magnifique ?… Eh bien ! nous remonterons demain pour l’admirer…
Tu sais qu’aujourd’hui, en fait de paysage, je n’ai vu qu’un tunnel !…[1]
J’en rirai, je crois, toute ma vie !… Au moment le plus solennel, me lancer une pareille pétarade : « Hein !… si tu allais me faire un enfant !… »
Diabolique lutin !… mon ventre s’en déboutonne encore… Je voudrais, comme Don Quichotte, le vieux de la Manche, l’amant de la Dulcinée, pouvoir me donner des coups de talon dans le derrière !… Sais-tu que le nôtre en est resté sur le carreau, tout décontenancé !… Démon, va !
Tout de même, cette ébouriffante exclamation a jeté de drôles d’idées dans ma cervelle !… Joseph et Marie… !… L’opération du Saint-Esprit !… le petit Jésus !… Tout ce mystère de l’incarnation !…
Pourtant, si c’était possible !… Hein !… Ton enfant qui serait le mien !… Dis-moi, Marius, comme il serait beau, notre enfant !…
Ah ! çà !… est-ce que le vent qui souffle à travers le pigeonnier va me rendre fou ?…[2]
Finissez, Marius, ou je vais me fâcher !…
Ah ! certes, loin de moi l’humeur de plaisanter !
Vraiment, je ne sais plus quel visage étaler !
Qu’est-ce que votre mère, ô mon Dieu ! doit penser ?…
Voyons ! nous sommes faits à nous agenouiller
Avant chaque leçon, afin de supplier
L’Esprit Saint de descendre et de nous éclairer…
Pourquoi donc, tout à l’heure, au moment de prier,
Quand te recommandant de bien te prosterner,
J’ai dit : « Veni, Sancte Spiritus… » le premier,
T’ai-je vu tout d’un coup d’un gros rire éclater ?…
Moi, naturellement, je n’ai pu m’empêcher
De rire quelque peu… mais toi de redoubler !…
Aussitôt nous voyons ta bonne mère entrer.
Qui nous surprend, à deux genoux sur le plancher,
La gorge ouverte, en train de nous désopiler !…
Interdite, et n’osant avancer, reculer,
Et sans avoir pu même un seul mot prononcer,
Elle s’est décidée enfin à s’en aller…
Maintenant qu’elle est toute à se scandaliser,
L’indignation doit par sa tête trotter…
Ah ! c’est la grande faute, on peut le confesser !…
Non, non… je ne ris plus… moi qui devrais pleurer
De me voir en un cas propre à m’humilier…
Ôte ta main de là… Je voudrais me cacher
Dedans un trou profond et n’en jamais bouger !…
Ô mon Dieu, que fais-tu… N’entends-tu pas marcher ?…
Non, non… rien… ce n’est rien… tu peux continuer…
Allons !… dépêche-toi !… Nous devons éviter…
À l’avenir… crois-moi… de… de tant nous risquer…
Ou nos leçons… plaisirs… pourraient se… terminer…
Alors… Marius… oh ! je ne puis… résister…
Mon Marius !… comprends… ne plus nous caresser,
Ah ! j’en mourrais… ah ! ah !… holà ! ça va couler !…
Mon enfant adoré, une remarque qui m’attriste… Plus tu reçois des preuves incontestables de mon amour, plus se dessine chez toi un vilain défaut. Je veux absolument que tu t’en corriges.
Ainsi, il m’arrive souvent de m’écrier à mon insu, comme tout à l’heure, tant ce sentiment me domine, de m’écrier, dis-je : « Comme je t’aime !… »
Eh bien, chaque fois que s’élève ce doux soupir d’amour, tu te mets à sourire, mais je ne sais de quel sourire moqueur, incrédule, qui me traverse le cœur comme un poignard.
Et si je viens à t’interroger, à exiger l’explication de ce sourire, je ne reçois que des réponses insignifiantes, dont le sens vague ne me révèle que certaine incrédulité à l’égard de mon amour.
Ô mon Marius, il me semble alors qu’un vent froid souffle dans mes illusions et que, comme les feuilles des arbres sous les coups de la bise, elles vont se détacher et s’envoler où s’envolent, hélas ! tant de choses !
Je t’en supplie, mon bien-aimé, mets fin à ce martyre. À l’avenir, sache m’ouvrir ton cœur, comme je t’ouvre le mien ; oui, que toujours un mot tendre s’en échappe pour s’unir à ma parole aimante, et cette douce union, célébrons-la, toutes les fois qu’il nous sera possible, par les plus enivrants baisers…
Aujourd’hui, le long de la route, une idée très cocasse est venue se percher sur mes souvenirs.
De loin, notre pigeonnier m’apparaissait comme une chapelle ; il me semblait voir l’autel et le sacré tabernacle… Nous célébrions tous deux la sainte messe !…
Tu étais le prêtre ; moi, l’enfant de chœur !… oui, tenant fort pieusement la précieuse burette, je versais la pure liqueur du saint sacrifice dans ton calice vermeil ; et, comme notre jeune aumônier, tu ne manquais pas de l’absorber jusqu’à la dernière goutte…
Eh ! monsieur l’abbé, tout est prêt !… Les burettes sont garnies et les cierges allumés, si nous allions célébrer la sainte messe ?…
Mon cher Marius, te rappelles-tu qu’hier, pendant la leçon, je t’ai envoyé chercher un livre dans le salon, en te recommandant, à voix basse, de fermer la porte à ton retour.
Tu as parfaitement compris que ce livre n’était qu’un prétexte.
Au bout de quelques instants, nous avons remarqué que la porte était ouverte de nouveau et nous avons entendu ta mère rôder aux alentours.
Ce fait inaccoutumé doit nous mettre en éveil.
Si, par hasard, ta mère a conçu certains soupçons, il faut qu’à tout prix ces soupçons s’évanouissent.
Pendant quelques jours, tâchons de prendre nos leçons très sérieusement ; évitons de plaisanter et de rire, comme nous l’avons fait trop souvent peut-être. Je t’avertis que je vais m’affubler d’un air grave et morne, et leurrer ta mère d’une petite plainte sur ta paresse et ton étourderie ; après mon départ, ne manque pas de m’accuser de quelque sévérité.
Donc, attention !… Je vais jouer le pédant et garde-toi de rire…
Eh ! quelle abomination de la désolation, si nos amours allaient se découvrir !
Nous allons commencer par écarter un peu plus nos deux chaises l’une de l’autre, et surtout, gamin, pas l’ombre d’une caresse !… Nous prendrons notre revanche au pigeonnier…
Observons attentivement, aujourd’hui, le jeu de la porte…
À propos, j’y songe… Peut-être est-ce la faute d’un simple courant d’air, et nous nous serons stupidement imaginé…
N’importe, petit mousse, veillons au grain !…
Ce billet anonyme que ta mère a reçu me rend tout pensif et m’inspire de sérieuses inquiétudes…
Tu m’assures que ta mère n’en soupçonne pas du tout l’auteur ?
Quelles questions t’a-t-elle posées après l’avoir lu ?… Tu dois ne me rien cacher…
Comment ! ta mère t’a déclaré qu’elle n’était pas fâchée que cessassent bientôt nos leçons particulières et qu’il lui tardait de te voir rentrer au pensionnat ?…
Ces paroles t’ont-elles paru me viser directement ? ou n’était-ce qu’un reproche qui s’adressait uniquement à toi ? Dis-moi bien toutes tes impressions…
Il est singulier qu’hier, après mon départ, ta mère t’ait fait remarquer que ton pantalon se trouvait mal boutonné, et t’ait posé, à ce propos. les questions dont tu m’as fait part… Étranges questions, en vérité !…
Ce qui m’inquiète davantage encore, c’est l’examen qu’elle a fait, cette nuit, de ton pantalon, te croyant endormi… Ce n’est pourtant pas elle qui te raccommode et s’occupe des accrocs et des boutons ?…
À coup sûr, il y a quelque vilaine anguille sous roche…
Ah ! ce maudit billet anonyme me tourmente horriblement !…
Aussi, aujourd’hui, j’ai trouvé à ta mère une figure extraordinaire, et, ce me semble, elle m’a reçu avec une politesse glaciale et singulièrement affectée…
La voilà qui ne fait qu’aller et venir pendant toute cette leçon… vingt fois déjà il m’a fallu interrompre ce billet…
Continue à tout observer, à tout noter, même les moindres paroles tant soit peu suspectes…
Je t’en conjure, mon cher Marius, ne me cache rien…
Je ne sais… mais tous ces nuages ne me disent rien qui vaille !…
Pour l’amour de Dieu, que veux-tu dire ?… Que signifient ces mots que tu viens de me souffler :
« Je crois que tout est perdu. »
Et quand je t’ai dit : « Allons causer au pigeonnier », tu m’as répondu : « C’est impossible. »
Ton billet manque de clarté ; il me faut absolument d’autres explications.
Je vais dicter à haute voix un exercice d’orthographe ; toi, tout en ayant l’air de suivre la dictée, tu m’écriras un récit circonstancié de tout ce qui s’est dit et passé : n’oublie aucun détail. Le plus petit, en pareil cas, a son importance…
Quel est cet espion dont tu me parles, un cocher qui m’en veut, dis-tu, et qui nous aurait remarqués dans le pigeonnier et épiés d’une lucarne voisine ?… Son nom ? est-ce un cocher de place ou de bonne maison ? Qu’a-t-il pu dire ou écrire, ce misérable ?… Que prétend-il avoir vu ?…
Encore une fois, fais-moi un récit complet : n’oublie aucun détail…
Tu m’assures que ta mère n’ajoute pas foi à ces méprisables dénonciations, mais qu’elle a l’intention de m’en parler très amicalement.
Tout cela est bel et bon… Ta mère est une femme pieuse, et même une dévote ; je ne doute donc pas qu’en pareille occurrence elle ne se conduise en personne sage et réservée… N’importe, je ne me fais aucune illusion sur le fond de sa pensée…
Enfin, je saurai affronter, comme il le faut, ses confidences ou plutôt son interrogatoire, sois tranquille.
Toi, quoi qu’il arrive, reste calme, sois discret. Si l’on te pose des questions indiscrètes, n’aie pas l’air de comprendre ou proteste avec énergie, selon les circonstances. Je compte sur ton intelligence.
Défends-toi et ne t’inquiète pas du reste ; j’en fais mon affaire. Je suis un bon routier, va, bien que je n’aie pas encore perdu ma queue à la bataille !…
1re partie Introduction de 1911 Avis de l’éditeur de 1878 16 lettres (août-septembre 1869) |
2e partie | | 17 lettres et billets (octobre-décembre 1869) |
3e partie | | 21 lettres et billets (janvier-juillet 1870) |
Source
- Lettres amoureuses d’un frère à son élève. – Paris : Bibliothèque des Curieux, 1911. – [6]-VI-192 p. ; 15 × 10 cm. – (Le coffret du bibliophile).
P. 74-113.
Notes et références
- ↑ Dans l’édition « revue et toilettée » de 2006, ce billet est entièrement supprimé, et remplacé par une épigramme sur un peintre florentin qui veut représenter saint Sébastien.
- ↑ Dans l’édition de 2006, ce billet, comme le précédent, est entièrement supprimé. Deux épigrammes de Joseph Vasselier et d’Alexis Piron le remplacent, sur le même thème du garçon engrossé par ses maîtres (en l’occurrence, des jésuites).
C’est plus érudit, mais psychologiquement moins authentique, et surtout moins significatif : dans le texte original, les comparaisons de Joseph frisent le sacrilège, ou l’hérésie, ce qui n’est pas anodin pour un frère des Écoles chrétiennes !