Lettres amoureuses d’un frère à son élève (texte intégral – 3)
Troisième partie du texte intégral des Lettres amoureuses d’un frère à son élève :
Le texte utilisé est celui de l’édition de 1911.
- Noviciat de ***, 9 janvier 1870.
- Noviciat de ***, 9 janvier 1870.
- Mon bien cher Marius,
- Mon bien cher Marius,
Enfin, on m’a parlé de toi ! devant mon imagination, ton image semble moins nuageuse, moins flottante ; elle se dessine avec plus de netteté, de couleur, de vie… je vois, je sens comme de la chair fraîche et on dirait qu’un grand vent fouette les feux de mon cœur et de mon corps…
J’ai donc vu le frère Ollivier qui m’apportait ton bonjour amical. Tu n’as pas osé lui confier davantage ; je le comprends. Mais comme il reviendra jeudi, remets-lui une lettre bien longue, et, le même soir, il te rapportera une réponse plus longue encore.
Ne crains rien. Tu connais ma prudence. Il règne entre le frère Ollivier et moi une profonde intimité que garantissent des secrets communs et sérieux. Au reste, use toujours de nos caractères particuliers, et lance-toi sans inquiétude à cœur perdu.
J’ai besoin de savoir tout ce que tu sens, tout ce que tu penses, tout ce que tu fais, tout, tout !… fais-moi vivre de toute ta vie…
Ah ! si tu pouvais t’imaginer comme loin de toi je m’ennuie, comme je souffre de ta privation ! Rien ne me plaît plus, rien ne peut me distraire de ton souvenir, rien, ni classes, ni promenades, ni lectures ; je ne puis ni étudier, ni prier…
Oui, me voilà comme une âme en peine errante à travers de vagues espaces désolés… Me voilà comme cet exilé dont je t’ai dicté un jour les plaintes si navrantes… Moi aussi, partout je suis seul !
Je ne me trouve bien que dans ma cellule, accoudé sur une petite table et les yeux fixés, avec un enchantement triste, sur ta charmante image… Alors, j’oublie un instant mes peines en songeant à ces jours trop tôt écoulés, et qui, probablement, ne reviendront jamais plus… Je revois ta petite chambre, ton lit, ton gentil lit ! je revois le pigeonnier… Ô Marius ! Marius !… Plus rien, après t’avoir si bien possédé !…
Don Quichotte ne t’a pas oublié… souvent, c’est lui qui me tire de ma rêverie… Il frappe, il frappe… il faut lui ouvrir les portes à deux battants… Et, ma foi, nous tâchons de nous consoler ensemble…
Mais ces consolations mélancoliques, crois-moi, ce n’est que la goutte d’eau sur la langue d’un damné, plongé jusqu’au cou dans les chaudières infernales…
Il me faut encore, il me faut, à tout prix, tes baisers, tes caresses, tes ardeurs… J’ai besoin, un besoin irrésistible, de m’abreuver encore de ton lait si pur, de m’étendre sous tes ombrages si frais, de me reposer dans ta grotte si ravissante, ô divin berger de mon âme !…
J’y songe sans cesse… Je cherche et je trouverai… Oui, pour nous il y aura encore des heures de félicité…
À bientôt. Le frère Ollivier va partir. Encore une fois, il faut que, jeudi prochain, il m’apporte une longue lettre de toi. Fais-moi la confidence de toutes tes pensées, de tous tes sentiments, de tous tes désirs ; oui, je t’en conjure, fais de moi le confident, le médecin intime de tout ton être… Enfin, sois à moi, tout à moi, de loin comme de près.
- Ton Joseph.
- Noviciat de ***, 23 janvier 1870.
- Noviciat de ***, 23 janvier 1870.
- Mon bien cher Marius,
- Mon bien cher Marius,
Longtemps, trop longtemps pour mon cœur, ta lettre s’est fait attendre… Enfin, je la tiens !… Elle est bien là, sous mes yeux, à côté de ton portrait que j’ai fait sortir de son cadre, afin de t’embrasser en quelque sorte de plus près, et célébrer ainsi la fête… car c’est fête aujourd’hui chez moi !… Oui, il me semble presque que tu es là. que je te vois, que je t’entends… et tout mon être exulte, et, si j’osais, j’entonnerais de ma plus belle voix un formidable Te Deum !…
Que ta lettre est charmante, ô mon bien-aimé !… Comme tu sais évoquer tous nos beaux souvenirs !… Avec quel charme tu me rappelles les hauts faits du colombier, les mystères de la petite table et les Noces de Cana !… Oui, vraiment, si les tables et les tableaux parlaient !… Oh ! les admirables confidences !…
Oui, je m’en souviens… Que de fois, enthousiasmé, je me suis levé soudain comme pour admirer Jésus, la Vierge et les autres… Et, alors, tes lèvres hardies, se faufilant à travers ma soutane entr’ouverte, achevaient lestement l’œuvre de tes mains… Et nous nous enivrions, mais pas avec le vin divinement frelaté de la Noce, hein ?…
Oui, je m’en souviens… un jour, j’arrive. Ta mère est en voyage, et toi dans ton lit. Tu fais le malade, je veux faire le docteur, et tu m’éclates au nez !… Adorable farceur !… Ô scène enchanteresse !… elle n’a eu encore qu’une sœur, celle de la montagne !… Car, ce jour-là, il me fut encore donné de m’ébattre, comme un Immortel, à travers tes collines et tes vallées, ô Éden de mon âme !…
Oui, je m’en souviens… Je revois encore toutes tes magnificences !… Que de fois, dans mon réduit solitaire, j’ai tenté de les raconter à mes yeux !… Mais que peut un crayon sans couleurs ? Il me faudrait pour ce chef-d’œuvre, la palette et les pinceaux et le génie de Raphaël, ô mon Vierge adorable et adoré !…
Un autre jour… t’en souviens-tu ?… c’était au pigeonnier… Longuement, par la petite lucarne, tu avais contemplé la nature en soupirant les plus doux accents sous l’inspiration de… mon puissant génie… Emporté par ton enthousiasme, je voulus, à mon tour, me livrer à la contemplation, mais sous l’invocation de ta muse légère… Oh ! je m’en souviens ; cette gentille musette me joua un petit air charmant, et ses délicieux accords tombèrent en mon… âme joyeuse, comme jadis dut tomber la manne d’Israël, semblable, dit l’Écriture, à une céleste rosée… T’en souviens-tu, dis-moi ?…
Souvenirs délectables !… En quelles voluptés vous plongez encore tout mon être !… Quels transports électriques ! Je bondis et je rugis comme un lion affamé qui cherche sa proie, mais ne la trouve point !…
Ô fatalité !… Aimer comme un insensé, être aimé, et ne pouvoir jouir de ce bien ineffable pour la possession duquel on sacrifierait avec reconnaissance son salut éternel !…
Je ne dois donc pas en douter, mon Marius, tu aimes, tu regrettes, tu désires, tu appelles ton Joseph !… Oui, je t’entends, et voilà pourquoi je rugis comme une bête fauve et pleure comme un tout petit enfant !…
Ah ! quelle est donc cette force mystérieuse qui nous attire si irrésistiblement l’un vers l’autre ?… Je n’y veux point réfléchir… Je la sens, et c’est assez !…
Sache que, séparé de toi, je ressens toutes les grandes douleurs que puisse ressentir le cœur de l’homme, la douleur du père qui vient de perdre son enfant bien-aimé, la douleur de l’amant qui pleure sa maîtresse adorée… car mon amour est immense, formidable comme l’image de Dieu !… Ah ! que jamais créature humaine ne vienne me le disputer, me le ravir… Ah ! damnation !… à cette seule pensée, tout mon être s’ébranle sous un farouche tressaillement…
Mais revenons vite à des pensées plus douces et plus clémentes.
Toutes choses ici, mon bien-aimé, semblent travailler à aiguiser ton souvenir.
Ne t’ai-je pas écrit déjà que j’avais dans ma classe un novice appelé Marius ? un autre vient de m’arriver qui porte ton nom de famille ; enfin, un troisième a reçu ton numéro de pensionnat… Mais, pour moi, qu’est-ce que cela ?… un fragment de l’ombre qu’aux rayons d’un brillant soleil projette l’arbre de mes souvenirs…
Vers la fin de ta lettre, je trouve un ravissant espoir. Le 7 février est l’anniversaire de ta naissance ; je le savais. Tu m’assures vouloir, à cette occasion, solliciter de ta mère une douce faveur : c’est qu’elle obtienne de ton directeur une permission de sortie pour chaque dimanche. Excellente idée !…
Ta mère est veuve, n’a pas d’autre enfant que toi ; je sais qu’elle se trouve en odeur de sainteté chez le directeur ; pour peu qu’elle insiste, elle obtiendra sûrement cette demande. Oui, mon cher enfant, réalise cette heureuse idée, et, chaque dimanche, tu me feras une petite visite, n’est-ce pas ?… Il me semble déjà voir le ciel nous sourire…
Crois-moi, nous ne devons pas songer à nous rencontrer chez ta mère ; car je doute beaucoup que nous puissions y jouir d’une liberté suffisante.
Jusqu’au dernier jour, il est vrai, ta mère s’est conduite à mon égard de la façon la plus convenable ; je n’ai qu’à me louer d’elle sous tous les rapports ; n’importe… si ta mère est une sage et bonne catholique, le loup qui doit me dévorer n’est pas encore né…
Ici, nous pourrons nous aimer à notre aise. Tu sais que, depuis le commencement de l’année, je remplis dans le noviciat les fonctions de sous-directeur. C’est dans ma chambre que je te recevrai, et librement ; librement aussi, et sans escorte, nous pourrons égarer notre promenade à travers le clos ; n’oublie pas qu’une revanche m’est due dans le petit pavillon.
Au reste, il y a par ici une petite grotte, parfaitement taillée pour certaines cérémonies. Quoi que nous fassions, rien ne l’étonnera ; elle en a vu bien d’autres…
Va ! on se gêne moins ici qu’au pensionnat. Nous menons une cordiale vie de famille… Entre frères et novices règne la meilleure des intelligences possibles.
Viens et tu verras. Entre nous deux, nul secret.
Comme tu t’en apercevras sans doute, j’ai précipité la fin de cette lettre. Le temps m’éperonnait.
- Mille caresses,
- Mille caresses,
- Ton Joseph.
- Mardi, 1er février soir 1870.
- Mardi, 1er février soir 1870.
- Mon bien-aimé Marius,
- Mon bien-aimé Marius,
Deux lignes à la hâte par l’intermédiaire de l’excellent frère Ollivier.
Demain, en l’honneur de la belle fête de la Purification, je me trouve invité à dîner par le frère directeur de ton pensionnat. Je tâcherai d’arriver vers onze heures. Attends-moi sous le péristyle jusqu’à onze heures et demie. Je tiens à te voir tout de suite.
Si nous ne pouvons nous rencontrer seuls à cette heure-là, ne manque pas, aussitôt après le dîner, de te trouver sur la terrasse qui s’étend devant la chapelle. Tu ne tarderas pas à me voir accourir.
Alors, nous pourrons nous réfugier dans un petit cabinet situé près du grenier ; c’est le cabinet, tu sais, où l’on tient enfermés les costumes des pièces. Il se trouve que, par mégarde, j’en ai conservé la clef. Nous serons là en pleine sécurité ; d’ailleurs, notre ami le frère Ollivier fera bonne surveillance…
Passe-moi la casse, et je te passerai le séné… comprends-tu ?
Ce bon frère a dans ma classe un Benjamin, et, pour cause… je favorise le mystère… mais, chut !…
Je t’en conjure, mon cher Marius, sois fidèle, exact au rendez-vous. Tu dois deviner sans peine mes besoins et mes souffrances… je me trouve en un état affreux !…
À toi, en toi, le mieux et le plus tôt possible.
- Joseph.
- 2 février, soir.
- 2 février, soir.
Mon bien-aimé, n’espérant pas te rencontrer une seconde fois seul à seul, je me suis enfermé dans un cabinet particulier pour te tracer au crayon un affectueux au revoir.
Ah ! j’ai là sous la main un autre crayon qui ferait bien mieux l’affaire, mais… il lui faut un papier tout spécial…
À propos, es-tu satisfait de son petit billet d’aujourd’hui ?… Trop court, n’est-ce pas, mon chéri ?… Nous avons eu si peu de temps pour le faire !…
Mais, dimanche, nous pourrons écrire une très longue lettre. On a causé de toi chez le Directeur. Tu sortiras, c’est assuré.
Tu viendras donc me voir dimanche, car je veux moi aussi te souhaiter ta fête.
Ainsi, à l’heure des vêpres, laisse partir ta mère et accours au Noviciat ; nous les chanterons sans omettre un psaume…
Ah ! ne manque pas, sinon…
- Je te baise et rebaise.
- Je te baise et rebaise.
- Joseph.
- Jeudi, 24 février soir 1870.
- Jeudi, 24 février soir 1870.
- Mon cher Marius,
- Mon cher Marius,
Ta petite lettre vient de me faire passer une bien bonne soirée ; ç’a été pour moi un médicament plus efficace, certes, que tous ceux que l’on m’impose ; encore quelques ordonnances de cette catégorie, et me voilà complètement guéri.
Oui, tous ces petits cris de colère, qui résonnent le long de ta lettre, m’ont paru ravissants ; tous ces petits mots secs et durs m’ont caressé comme ces gentils coups de poing dont, en riant, tu te plaisais parfois à me cribler au bon vieux temps de nos leçons particulières… t’en souviens-tu ?…
Et cela n’est point une raillerie, mon cher enfant. Est-ce qu’un petit orage d’été n’est pas préférable à un gros froid d’hiver ? Eh bien, le gros froid, c’était ton silence ; et ta lettre, voilà le petit orage… charmant petit orage, parce qu’il me prouve qu’il y a de la chaleur dans ton sang, de l’électricité dans ton cœur…
Mon expérience a donc réussi ; et me voilà satisfait, presque joyeux ; encore quelques lignes, et tu m’auras compris…
Voilà plus de quinze jours, Marius, que tout malade je garde la chambre. Dans cet intervalle deux dimanches ont passé ; or pour toi, maintenant, chaque dimanche amène une sortie, devient une libre journée de vacances. Ne devais-je donc pas compter sur ta visite ?…
Ô mon cher Marius, combien je t’ai espéré, en tisonnant fiévreusement mon feu… Mais deux fois la nuit a tombé sur moi, en me faisant ployer sous un poids de déception et de tristesse… Je n’oublie pas que la saison est rude, les chemins mauvais ; mais la distance qui nous sépare est si courte !… quinze minutes à peine !…
Et voilà comment il se fait que, dimanche, après une longue attente, aussi vaine que douloureuse, je t’ai écrit une sorte de lettre à cheval, sous une inspiration, ma foi, des plus machiavéliques… Écoute-moi avec un peu de patience…
J’ai voulu faire comme un sondage de ton cœur, oui, j’ai éprouvé un indicible besoin de m’assurer si la gentille nacelle qui porte mon âme et son amour avait à redouter certains bas-fonds vaseux… J’ai entendu ma sonde résonner comme sur du roc, et, ce me semble, il n’y a pas mal de brasses… Gloria in excelsis !… Me voilà donc rasséréné ?… Vogue, ma belle nacelle, vogue sans crainte.
Je t’en supplie, mon bien-aimé, ne te méprends pas sur le sens purement badin et légèrement malicieux de ma lettre. Je n’ai voulu que me divertir à imiter je ne sais quelle vieille parodie classique… — Marius, as-tu du cœur ?… me suis-je écrié, en grossissant pleinement la voix ; et comme je ne suis plus ton maître, mais, ce qui vaut infiniment mieux, ton intime ami, je l’ai naturellement éprouvé sur l’heure !…
Oui, ma foi, mes clous ont été joliment rivés !… Aussi, une autre fois, je te le jure, je veillerai sur mes images et mes métaphores…
Ainsi, parce que j’ai osé comparer ton cœur à une coupe d’or qui ne contient jamais que la liqueur qu’on y verse, tu ripostes en me certifiant que ton cœur est une source thermale, mais trop chaude pour le tempérament de certain malade !…
Et encore, parce que je me suis permis d’écrire que ton cœur me semblait un instrument creux qui ne résonne harmonieusement que sous l’archet savant et vigoureux d’un grand artiste, tu ne crains pas de me répondre que ton cœur est une harpe qui soupire mélodieusement sous le souffle d’une brise légère, mais ne rend que des sons rauques sous l’action d’un vent brutal !…
Compris !… le brutal, c’est moi, et le malade aussi n’est-ce pas ?…
Pourtant, harpe adorée, qui, comme moi, t’a fait rendre d’aussi délicieux soupirs ?… Et toi, source de feu, as-tu oublié mes ivresses ?…
Mon cher Marius, il paraît qu’à mon insu le mot ingrat a glissé sous ma plume ; car tu me déclares assez durement que ce n’est pas dans ton cœur que loge l’ingratitude, et tu me rappelles, en termes très vifs, que tu as risqué et failli perdre pour moi ton plus précieux trésor, l’affection de ta mère.
Mon bon ami, cette sorte de reproche m’est bien pénible… Ah ! crois bien que ma reconnaissance ne peut se comparer qu’à mon amour…
Tu m’as mal compris ou je me suis bien maladroitement exprimé. J’ai voulu te faire entendre simplement qu’il n’y a pas un sacrifice que je ne sois disposé à accomplir pour toi. Ma vie, mon honneur même, tout ce que j’ai de plus cher et de plus sacré t’appartient ; tu peux en disposer à ton aise et fantaisie.
Ah ! je voudrais être, tant je t’aime, ô Marius, le rayon qui t’échauffe, l’air que tu respires, l’aliment que tu absorbes, ton vêtement le plus intime, ton organe le plus mystérieux… Ah ! que ne puis-je me fondre en toi, n’être que toi-même !…
Moi, coupable d’ingratitude envers toi ! non jamais je n’ai réchauffé dans mon sein ce venimeux serpent !… Appelle-moi, si tu veux, exigeant, tyranneau, jaloux même… ou plutôt idolâtre !… Ingrat, jamais !
Mais assez et trop de cette polémique !… Je m’avoue vaincu, battu à plate couture, et je demande non pas armistice, mais la paix, un solide traité d’alliance offensive et défensive. Si je pouvais aller le signer dans le camp du vainqueur, tout serait bientôt conclu et ratifié…
Ne tarde pas plus longtemps à venir me voir, mon bien cher Marius, apporte-moi un peu de calme et de foi ; j’en ai tant besoin ! pour moi, ce sera le meilleur des remèdes. Car, sans métaphore aucune, je me trouve, en ce moment, fort malade ; il me semble que chez moi la lame a singulièrement usé le fourreau. Entre nous, j’ai peur d’être poitrinaire. Mais, trêve d’idées noires !…
Viens donc, viens au plus vite rédiger et signer notre fameux traité. Sois tranquille : Don Quichotte pourra apposer son cachet…
Tu le vois… Ton malade sourit encore… Est-ce que le soleil cesse de sourire, même en hiver ?…
- Ton Joseph.
- Noviciat de ***, 11 mars 1870.
- Noviciat de ***, 11 mars 1870.
- Mon cher Marius,
- Mon cher Marius,
Puisque tu ne viens pas à ton ami, il faut bien que ton ami aille à toi ! Je comprends qu’après un pareil esclandre tu n’aies pas osé te montrer au noviciat ; mais t’aurait-il été bien difficile de m’envoyer par écrit des explications et même quelque chose de plus que des explications ?… N’as-tu pas soupçonné mes souffrances secrètes ? Ne t’es-tu pas douté de la profondeur de ma blessure ?
Ah ! de funèbres pressentiments secouent leurs crêpes au-dessus de ma tête !… Il me semble, Marius, que notre amour se meurt et que j’en entends le glas !…
Ne crains rien, je ne viens pas t’assommer de reproches ; je ne suis pas de ces pédants qui prêchent les enfants en train de se noyer…
Aux premières nouvelles de ton expulsion, ne sachant que croire au milieu des rumeurs diverses qui se croisaient autour de moi, mais affreusement tourmenté, j’ai voulu, malgré mon pauvre état de santé, me rendre au pensionnat ; je considérais comme un devoir de m’intéresser à un de mes anciens élèves aussi gravement compromis. Enfin, j’ai pu connaître l’affaire et l’apprécier à sa juste valeur !…
Pauvre enfant ! faire ainsi parler de toi dans les journaux de la ville ! avoir passé une nuit dans un corps de garde ! s’être battu dans un bal public pour une femme !… Et quelle espèce de femme !… Ô Marius, Marius, pouvais-je m’attendre à un pareil malheur !…
Oui, le malheur est grand, mais il n’est pas irréparable.
Il faut savoir comprendre qu’après un tel scandale, notre frère Directeur a été forcément condamné à cette expulsion. La règle est impérieuse. Il faut que dans nos maisons, aux yeux du public, la morale brille d’un vif éclat. Cependant, comme ta mère est le modèle des femmes chrétiennes et que tu es un de mes meilleurs élèves, il faut espérer qu’aux vacances de Pâques, le bruit étant calmé, tout pourra s’arranger.
Mon Dieu ! que j’ai souffert ! Si tu savais tout ce qui s’est bavardé ici à ton sujet !… Ç’a été comme dans la fable des Femmes et le secret… on te jetait dans les bras deux, trois, quatre femmes !… sais-je, au juste, le nombre !… Je parie qu’à la fin du jour il y en avait plus d’un cent !… bref, c’était du dernier ridicule !… Puis, toute cette légion juponnière s’est trouvée réduite à une simple maîtresse d’occasion !… une maîtresse au plus grand rabais possible !…
Une maîtresse !… ah !… ah !… voyez-vous ce Monsieur Marius, un petit bonhomme haut à peine de quatre pieds et quatre pouces,[1] irréprochablement imberbe, promener sa maîtresse au bras par les rues et places de la ville, et même la mener en calèche au bois ?… Dites-moi, Monsieur Marius, quel âge peut-elle bien avoir, cette belle maîtresse !… pour ne point paraître votre mère ou tout au moins votre grande sœur aînée ?…
Allons ! allons ! blanc-bec, laisse-moi là les femmes… car, vraiment, si on te pressait le nez un peu fort, on y trouverait plus de lait que nulle autre part… Tu me fais l’effet de ces bambins qui jouent à la guerre avec des sabres de bois et des pistolets de paille et paraissent se prendre au sérieux… Toi, avec ton petit fusil de je ne sais quoi, tu voudrais marcher contre la gueule béante d’énormes mitrailleuses !… En vérité, ce serait bien comique, si ce n’était effrayant !…
Non, j’ai beau faire, je ne suis pas en humeur de plaisanter… Je me sens trop vivement blessé au cœur !… Quelle flèche empoisonnée !
Ce corps adoré, dont tu m’as nommé et déclaré, dans une de tes lettres, l’unique propriétaire, ce corps, mon idole, ce corps jusque-là si pur et qui m’a tant enivré, aller le souiller, le prostituer dans les bras infects de la plus vile des créatures humaines !… Crois-tu que je me dissimule l’étendue de mon malheur, la plénitude du désastre ?… Ah ! je comprends, maintenant, pourquoi sont devenues si rares tes lettres et tes visites !…
Mon Dieu ! que je souffre !… Ô virginité de mon Marius, te voilà donc morte, perdue à jamais !… Jamais, jamais plus je ne te reverrai !… Et dans quelle fosse infâme t’a-t-on jetée, ô fleur incomparable !… C’en est fait ! plus de fraîcheur ! plus de parfums !…
Oui, le voilà, gisant dans les ordures de la rue, le trône sur lequel, empereur et roi, je me suis étalé avec tant d’ivresse et d’orgueil !… Il est allé s’éteindre dans un marais fangeux, le météore qui faisait l’admiration et la splendeur de ma vie !…
Ô Marius, qu’as-tu fait ?… Je voudrais encore douter… Oui, avoue, parle avec franchise, dis-moi s’il est vrai qu’une bouche et des mains impures aient profané ce corps divin que tu m’avais donné !… Ah ! ces parties amoureuses que j’ai baisées avec tant de volupté, ne sont-elles pas aujourd’hui comme ces tristes fleurs sur lesquelles a rampé je ne sais quel immonde reptile ?… Ô mon pauvre amour ravagé !… me voilà volé, pillé, assassiné !…
Marius, tu es bien coupable !… Est-ce que ton bon Joseph n’est pas homme à comprendre tous tes besoins ?… Ne sais-tu pas qu’il est toujours disposé à les satisfaire tous et de toutes manières et dans toute la mesure que tu peux désirer ?… Et voilà qu’au lieu de venir à lui avec confiance et amour, tu vas te vautrer… Mort de mon âme ! Il me semble que l’enfer s’ouvre et que je vais y rouler !…
Malheureux ! malheureux Marius ! et les effroyables dangers que tu as courus !… Qui sait ?… ô doute affreux !… Il faut absolument que j’en sorte !…
Marius, je le veux, je l’ordonne… après une telle faute, après un tel outrage, n’ai-je pas le droit d’ordonner ?… Dimanche prochain, tu viendras me voir ; oui, il faut, il est indispensable, crois-moi, que je te visite, t’examine, t’inspecte, te sonde… Puis, mon bien-aimé…. je ne puis m’empêcher de te parler encore avec tendresse, je veux te confesser, t’absoudre, et… t’adorer encore et toujours…
Allons ! consolons-nous un peu avec l’espoir que ta blessure pourra encore se cicatriser ; sachons y verser à flots le baume qui soulage, purifie, guérit et enchante…
Je comprends, mon bon ami, que tu n’oses encore venir jusque dans ma chambre à travers cour et corridors, et j’admets toutes les susceptibilités de ton amour-propre. Aussi, est-ce dans le petit pavillon que nous nous rencontrerons.
Dimanche donc, de trois à quatre heures du soir, je t’attendrai avec la plus vive impatience auprès de la porte du clos, tu sais laquelle ?… Toujours le même signal… Ah ! je t’en conjure, ne manque pas ce rendez-vous si nécessaire !
Ne crains rien, je ne t’adresserai aucun reproche… J’aurai bien autre chose à faire !… Va, je t’aime encore et je t’aime bien !…
Ô mon Marius, à la seule pensée de te revoir après un tel événement, j’éprouve une émotion toute nouvelle !…
- Toujours à toi et quand même !
- Toujours à toi et quand même !
- Joseph.
- Noviciat de ***, 20 mars, 10 h. soir.
- Noviciat de ***, 20 mars, 10 h. soir.
- Mon cher ami,
- Mon cher ami,
Tu n’es pas venu, tu n’as pas tenu compte de ma prière… c’est bien !
Tu ne crains pas de prétexter une petite giboulée qui a duré une heure à peine, et là-dessus tu m’adresses quelques excuses banales ! Mais sur l’horrible peine que tu m’as causée, sur ta trahison, pas un regret !… Bref, à la place de ta visite, je reçois une lettre froide, raisonneuse, farcie de sophismes…
Tu me reproches certains passages railleurs de ma dernière lettre, certaines expressions blessantes, dis-tu… Ah ! si le cœur t’avait fourni sa lumière, tu aurais mieux compris le sens de mes lignes !…
Que je voudrais, moi, n’avoir comme toi qu’un cœur froid et dur comme le marbre du sanctuaire !…
Ah ! misère et damnation !… je crois que la jalousie me dévore !… Quel est donc ce serpent qui siffle dans mon âme ?… Est-ce donc là le châtiment ?… Mon amour est-il donc un crime ?…
Ah ! Marius, as-tu entendu parler de cette bête fauve qui jouit du singulier privilège de pouvoir, à l’instant du danger, enfouir ses petits dans le fond de ses entrailles ?… Pour te dérober au péril qui te menace, je voudrais être sarigue, moi !…
Je rencontre dans ta lettre des phrases qui me glacent et d’autres qui m’épouvantent.
Tu me parles des dangers que court un Adonis…
Que veux-tu dire ? de quels dangers veux-tu parler ?… Pourquoi ne pas t’expliquer plus clairement ?… Fais-tu allusion à nos relations amoureuses ?… Quels dangers as-tu courus avec moi ?… D’où te viennent aujourd’hui, pour la première fois, de semblables craintes, que je n’hésite pas à taxer d’imaginaires ?… T’auraient-elles été versées par le cerveau fêlé d’une femme ?…
Si je saisis bien la portée de ton étrange phrase, accepte une discussion sur ce point médical. Tu n’auras qu’à me parler avec franchise, et nous entamerons une discussion qui dissipera certainement tes doutes et tes erreurs.
Tu me dis encore qu’on peut s’aimer sans la possession charnelle…
Il est vrai… mais cela n’est plus l’amour véritable, ce n’est que de la vulgaire amitié. Comment est-il possible de sentir le véritable amour sans cette possession intime, profonde et complète ?…
Tu comprends, toi, qu’on puisse apaiser sa faim avec la simple odeur des mets, s’enivrer en jetant le vin sous la table !…
Crois-moi, le véritable amour est une puissance qui porte invinciblement les êtres à s’unir de la façon la plus intime possible.
Je veux répondre à une autre de tes insinuations en te disant que l’amour, en toutes les époques, chez tous les peuples, a été représenté sous une forme masculine ; et son nom, dans toutes les langues, est un nom masculin.
De plus, n’est-il pas écrit dans l’Évangile qu’au ciel il n’y a plus d’union entre hommes et femmes, que tous les bienheureux sont comme des anges ? Et pourtant, le ciel n’est-il pas le séjour éternel de l’amour ?…
Mon amour, à moi, est un amour céleste, pareil à l’amour des anges ; mon amour est comme l’amour universel, l’amour des astres entre eux…
D’ailleurs, est-ce uniquement ton corps que j’adore ?… Il réunit à un degré supérieur tout ce qui constitue la grâce et la beauté, tout ce qui fait le charme et l’enchantement ; mais ce que j’adore surtout en toi, c’est l’âme, je ne sais quoi de divin qui émane des profondeurs de ton être.
Ah ! si je ne recherchais que l’union charnelle, il y a par ici de jeunes novices qu’il me serait bien facile de caresser !…
Mais je ne suis pas un de ces maîtres, trop communs parmi nous, qui, allumés par je ne sais quelle détestable curiosité, aspirent à connaître tous leurs élèves l’un après l’autre.
À mes yeux, cela n’est que du libertinage, et même un libertinage plus blâmable que celui qui pousse incessamment un homme d’une femme à une autre.
Or quel grief sérieux a-t-on jamais élevé contre un célibataire qui jouit et se contente d’une seule et même femme ?
Eh bien, t’ai-je jamais fait, moi, la moindre infidélité ?…
Non, je ne suis pas un païen… je n’adore qu’un seul Dieu !…
Plus bas, mon cher Marius, tu me dis :
« Le vrai moyen, le meilleur pour la santé, c’est le commerce des femmes… »
Je prends mon courage à deux mains, et je te réponds :
Je n’ai jamais touché à une femme, ni ne veux le faire… Au point de vue du plaisir, j’exècre la femme comme un être immonde et dangereux ; j’ai toujours eu l’horreur de ce « canal par lequel », dit le grand Bossuet, « le venin et la peste découlent dans notre nature ».
Je ne suis donc pas à même d’apprécier la valeur du plaisir dans ce qu’on appelle le coït, mais je sais fort bien que son danger est énorme. Assez d’exemples terribles le démontrent tous les jours.
La femme est un tombeau qui engloutit toutes vos énergies physiques, morales et intellectuelles. Pour être convaincu de cette vérité, il suffit d’avoir étudié quelque peu l’anatomie et la physiologie ; au reste, j’ai, sur ce point, l’opinion de plusieurs grands médecins.
Toi-même, d’ailleurs, n’as-tu pas déjà connu des jeunes gens devenus les victimes misérables du commerce des femmes ?…
Oui, le canal infernal dont parle l’Aigle de Meaux, ce canal qui caractérise la femme n’est qu’un antre hideux, une sentine pestilentielle où le mal se cache et vous guette, infortunés jeunes gens, sous ses formes les plus effroyables…
« La femme est l’organe du Diable », a dit saint Bernard.
La femme, c’est Ève, la maudite, qui a ouvert le monde à la douleur et à la mort ; c’est la fille de Loth, amoureuse de son père : c’est l’infâme Putiphar…
Ah ! c’est par inspiration du ciel que plusieurs conciles lui ont refusé toute espèce d’âme !…
Tu m’avoues, mon cher Marius, que tu sens en toi un trop-plein de vie, et c’est dans un tel cloaque que tu irais déverser ton plus riche trésor !…
Soleil de ma vie, je ne t’ai donc pas assez prouvé ma tendresse infinie !… Ah ! reviens à moi !… Mes caresses seront telles qu’il te sera impossible d’imaginer de plus délirantes voluptés…
Ah ! me dis-tu, tu éprouves un irrésistible besoin de déverser ce trop-plein de vie. Mais viens donc à moi, accours… Mon amour est un abîme, un abîme qui t’appelle… Pour toi, je serai non seulement le plus fougueux des amants, s’il m’est permis d’user de ce mot trop prostitué, mais encore une maîtresse en feu !…
Hélas ! hélas !… Je le comprends trop bien maintenant… si tu m’as délaissé près de trois longs mois, c’est que tu seras allé marchander, acheter je ne sais quels dégoûtants baisers chez des femmes sans nom, pendant que je me consumais sans jouissance dans les feux attisés par ton souvenir !…
Mais ces feux dont tu brûles, n’est-ce pas moi qui les ai allumés en toi ?… Ne m’appartient-il pas, à moi seul, de les calmer et ranimer tour à tour ? N’est-ce pas mon devoir ? N’est-ce pas mon droit absolu ?…
Ah ! maintenant, combien je regrette de n’avoir pas, alors que je le pouvais, usé et abusé de ce droit incomparable ! Non, je ne me suis jamais assouvi ! Je n’ai pas assez regardé, palpé, baisé, dévoré toutes ces beautés mystérieuses, ineffables, dont le seul souvenir électrise toutes les fibres de mon être !… Que de détails exquis, ravissants, m’auront échappés !…
Ah ! un instant encore, un seul instant de pleine jouissance, de complète possession !… et si, pour prix, il faut mourir, eh bien, je mourrai, heureux, reconnaissant même, en chantant le Nunc dimittis du bon vieillard Siméon !…
Ô Marius, ô mon idole, reviens, oui, reviens à moi… Pardonne, si jamais quelqu’une de mes paroles ou de mes actions a pu t’offenser… Car si jamais j’ai été coupable devant toi, ce n’a pu être que par excès d’amour…
À l’avenir, je te le jure, je serai le plus indulgent des amis, doux et docile comme un enfant, toujours prêt à t’obéir en tout comme un esclave !…
Ah ! rappelle-toi nos jours de bonheur, rappelle-toi surtout le bosquet de la montagne et ta jolie chambrette et le petit pigeonnier… Ah ! rappelle-toi toutes nos délirantes voluptés !…
Âme de mon âme, comprends mes angoisses et écoute mes supplications… Vois, je suis à toi, tout à toi, seulement à toi… Ni homme, ni femme, ni personne au monde ne t’enlèvera jamais une parcelle de mon amour…
Aimons-nous donc encore, aimons-nous comme nous nous sommes tant aimés… En un mot, aime-moi comme je t’aime…
Ah ! crois-le bien, je ne puis vivre sans toi… Si tu me délaisses, si tu m’abandonnes, je ne te maudirai pas, non, tout mon être s’y refuserait… mais je ne survivrai pas à ton dédain, à ta perte… Je te le jure par mon salut éternel, je m’empoisonnerai.
- Ton Joseph.
- Ton Joseph.
P.-S. — Pour te prouver, mon cher Marius, que je n’ai rien exagéré en te parlant de la femme, et pour autre cause encore, je crois bon et utile de te transcrire quelques appréciations empruntées à de saints Docteurs et Pères de l’Église…
Saint Jean Chrysostome s’écrie : « Souveraine peste que la femme ! dard aigu du démon !… Par la femme, le diable a triomphé d’Adam et lui a fait perdre le Paradis… De toutes les bêtes féroces, il n’en est pas de plus dangereuses que la femme… »
Saint Jean Chrysologue : « La femme est la cause du mal, l’auteur du péché, la pierre du tombeau, la fatalité de nos misères, la porte de l’enfer… »
Saint Jean de Damas : « La femme est une fille de mensonge, sentinelle avancée de l’Enfer, qui a chassé Adam du Paradis… Indomptable Bellone, ennemie jurée de la paix… La femme est une méchante bourrique, un affreux ténia qui a son siège dans le cœur de l’homme… »
Saint Augustin : « La femme est la sève du péché… La femme ne peut ni enseigner, ni témoigner, ni juger, ni à plus forte raison commander… La femme est un animal qui ne se délecte que dans la toilette… »
Saint Grégoire le Grand : « La femme n’a pas le sens du bien… La femme a le venin d’un aspic et la malice d’un dragon… »
Saint Jérôme : « La femme livrée à elle-même ne tarde pas à tomber dans l’impureté… Une femme sans reproche est plus rare que le phénix… C’est la porte du démon, le chemin de l’iniquité, le dard du scorpion, au total, une dangereuse espèce… »
Saint Cyprien : « La femme est la glu envenimée dont se sert le diable pour s’emparer de nos âmes… » Ce saint évêque aimerait mieux entendre le sifflement du basilic que le chant d’une femme.
Saint Bernard : « La femme est l’organe du diable… »
Saint Paulin : « Homme de bien, fuis la femme, sinon tu es perdu. »
Saint Antonin : « Tête de crime, arme du diable… sa voix est le sifflet du serpent… Quand vous voyez une femme, croyez que vous avez devant vous, non pas un être humain, non pas même une bête, mais le diable en personne… »
Saint Bonaventure : « La femme est un scorpion toujours prêt à piquer… C’est la lance du démon… »
Eusèbe de Césarie dit aussi que « La femme est la flèche du diable… »
Enfin, un concile, tenu à Aix-la-Chapelle, a solennellement proclamé que : « La femme est la voie d’iniquité, la porte du diable, une race infernale… »
- St-V…, 21 avril 1870.
- St-V…, 21 avril 1870.
- Mon cher Marius,
- Mon cher Marius,
Je viens de recevoir ta lettre du 19 courant. Bien qu’elle soit très insignifiante, au regard du cœur, et ne réponde nullement à tout ce que je t’ai écrit depuis un mois, mon émotion a été grande en contemplant cette simple feuille de papier qui se trouvait avant-hier encore sous tes yeux et sur laquelle a couru ton haleine…
Tu me demandes deux lettres, une que tu puisses mettre sous les yeux de ta mère et l’autre pour toi seul. C’est une révélation. Tu ne m’as écrit, c’est évident, que sous la pression de ta mère qui a compris, avec sa délicatesse naturelle, que tu devais prendre des nouvelles sur l’état maladif de ma pauvre tante, la dernière parente de ton ancien professeur. Ose me soutenir que je me trompe…
Pourtant, à mon départ de L… tu avais juré tes grands dieux d’être fidèle à me répondre ; mais hélas ! aujourd’hui qu’il ne m’est pas nécessaire d’être loin de tes yeux pour être loin de ton cœur, dois-je m’étonner, étant absent, d’avoir tort, grand tort !… Ah ! de quelle amertume mon cœur s’abreuve, alors que sous ma plume s’échappent de si cruelles vérités !… Pouvais-je, il y a quelques mois, prévoir une telle catastrophe ?…
Tu m’assures que ton long silence ne doit être attribué qu’aux occupations et préoccupations qui t’absorbent tout entier depuis ton entrée dans une maison de commerce, et tu désires que j’accepte comme très valables tes très vulgaires excuses… Être absorbé au point de ne pouvoir donner le moindre signe de vie ! N’importe… que ton désir soit satisfait. Mais, au moins, dans cette lettre, tu aurais bien pu me donner quelques détails sur ta nouvelle position, sur ces tant tyranniques occupations et préoccupations ! Penses-tu que tout ce qui t’intéresse n’émeuve pas chez moi quelque corde sensible ?…
Tu me demandes ce que j’ai pu penser de ton long silence !… Ah ! vraiment, la question est originale et parait même aiguisée d’une légère pointe d’ironie !…
Je pourrais te répondre que ce silence, qui couronne beaucoup de vilaines choses, m’est une nouvelle preuve que mes droits sur ton cœur m’ont été officiellement ravis ; mais je me suis promis de ne laisser entendre aucune lamentation…
Je veux me contenter de te répondre avec une simple franchise que, malgré tous tes efforts, tu ne parviendras jamais à briser les liens puissants qui m’unissent à toi… Oui, agis comme tu l’entendras, je t’aimerai quand même… Après Dieu, il n’existe pas d’être que j’aime autant que toi, et Dieu est bien loin !…
Foule aux pieds tous nos souvenirs, efface dans ton âme, si tu peux, tout vestige de notre amour… N’importe, je t’aimerai encore… Cet amour planera, immortel, sur mon cœur dévasté… Cet amour, c’est ma gloire !…
La grandeur de cet amour a été sans doute la cause de mon désastre ; car si je ne t’avais pas tant aimé, tu m’aimerais peut-être encore… N’importe, je ne regrette rien ; non, je ne puis regretter d’avoir donné vie et force à cet enfant de mon âme ; plus il me fait souffrir, plus il me devient cher… On prétend que c’est une loi de la nature…
Ah ! si par impossible, Marius, cet amour venait à être emporté par l’ouragan de tes ingratitudes, mon âme resterait à jamais inféconde… Cet amour évanoui !… Ah ! c’est que l’amour en ce monde n’est qu’une chimère !…
Qui me ferait des serments plus solennels que les serments dont tu m’as enorgueilli ? Qui me donnerait des témoignages plus sacrés que les témoignages dont tu m’as enivré ?…
Ô Marius, Marius, quand m’assaillent toutes ces pensées, tous ces souvenirs, mon cœur éclate, mon cerveau se trouble, se perd… Il me semble que je vais devenir fou !…
L’état de ma pauvre tante est des plus tristes ; quand on m’a mandé ici, on ne pensait pas que j’arriverais assez à temps pour lui fermer les yeux. Le médecin s’étonne de la voir encore en vie… « Il n’y a plus d’huile, pourtant, dans cette vieille lampe ! » me disait-il hier.
La mort est donc à la porte de la maison. Eh bien, ce spectre ne m’inspire nul effroi, nulle répulsion. au contraire !… Il m’apparaît comme l’Ange de la délivrance ; et je me demande si ce n’est pas de la joie qui devrait éclater aux funérailles de cette misérable créature qui s’appelle l’homme…
Moi, je l’invoque tous les jours, cet ange libérateur, et je l’espère. J’ai trop vécu de quelques jours…
Adieu, mon cher ami, j’ai eu la pensée d’apporter ta photographie ; ici, comme là-bas, elle est suspendue au-dessus de mon prie-Dieu, et je ne t’oublie pas, sois-en sûr, dans mes prières de chaque jour.
- Ton ami dévoué,
- Ton ami dévoué,
- Joseph.
- Joseph.
P.-S. — Est-ce une trop grande indiscrétion que de te demander comment tu passes ta journée du dimanche ? Te répugne-t-il de répondre aux questions suivantes :
Quelle est l’heure de ton lever ? de ton déjeuner ? Comment s’écoule le temps entre ton déjeuner et ton dîner ? Fais-tu des promenades ? avec qui ? vois-tu quelques amis de ton âge ou autres ?… Et, après dîner, que fais-tu ? Quelles sont tes parties de plaisir ? À quelle heure te couches-tu ? Fais-tu des rêves ? Quelle est la nature de ces rêves ?
Fais-tu quelques lectures ? As-tu lu les livres que je t’ai prêtés et, entre autres, le Parjure ?… Réponds-moi…
- St.-V…, 27 avril 1870.
- St.-V…, 27 avril 1870.
- Mon cher Marius,
- Mon cher Marius,
Bien que je n’aie pas encore reçu de réponse, je cède au besoin de t’écrire. Au reste, ne suis-je pas déjà habitué à exécuter cette sorte de monologue ?… Ton cœur paraît vidé, le mien déborde toujours.
Je passe presque toutes mes nuits au chevet de ma pauvre vieille tante qui s’éteint de plus en plus. Cette dernière nuit, trouvant le sommeil absolument sourd à mon léger appel, j’ai ressenti le désir de promener mon cœur à travers tes lettres d’autrefois… Avec quelle émotion je les ai parcourues !… Que de charmantes expressions ! Que de phrases enchanteresses !… Comme elles m’ont retracé en traits de feu toutes les belles phases de cet amour qui semblait impérissable !… Pouvais-je m’imaginer que disparaîtrait jamais de mon ciel cet astre resplendissant ?… Hélas ! ce n’était pas un soleil, mais une comète fugitive !…
Au matin, tout agité, tout brûlant, je sortis pour me rafraîchir dans l’air calme et pur. J’arpentais la route à grands pas, quand je vis arriver cette diligence de C…, qui fut quelque temps notre bonne messagère. Aussitôt se dressa impérieuse, souveraine, une pensée qui souvent déjà m’avait aiguillonné. Je m’élançai sur le siège aux côtés de mon ami le conducteur, et, un peu plus tard, je me trouvai assis dans un petit bosquet, au pied d’un grand hêtre… T’en souviens-tu, Marius ?…
Ah ! une légion de souvenirs semblaient attendre là mon âme pour l’envelopper, l’assaillir, la percer et la transpercer, la tailler en pièces !… Ah ! là, comme j’ai sangloté à mon aise !…
Sensations étranges ! Le gazon était vert, et il m’apparaissait desséché… L’atmosphère était douce, et j’aspirais comme des atomes de feu…
Mais au sein de cet incendie de tout mon être, tu te dressais comme un jeune arbre verdoyant ; et je frissonnais de volupté en rêvant que je me délassais à ton ombre, que je me désaltérais à tes sources, y puisant des forces dont j’ai si grand besoin dans les sentiers désormais arides où je traîne le boulet de ma vie…
Je t’envoie sous ce pli, Marius, une petite fleur blanche. Je l’ai cueillie à la place même où tu as dormi. Il y avait là une belle touffe que j’ai prise tout entière… Qui sait ?… dans cette touffe de fleurs il y a peut-être quelque chose de toi !…
Oh ! tant que je vivrai, ce souvenir enchantera mon âme !… Je veux qu’il rayonne dans cette lettre… s’il pouvait ranimer ton cœur !…
Après une étonnante lutte, après cinq ou six assauts acharnés, les deux bouillants adversaires avaient succombé… Tous deux gisaient sans mouvement sur le champ de bataille… un gazon tiède et moite…
Le premier, je revins de cet assoupissement plein d’ivresse… Toi, tu reposais encore…
Ah ! ressuscitons cette heure incomparable !… réchauffons-nous encore à ces ardents souvenirs !…
Le soleil descendait, et ses rayons obliques se balançaient sur la cime des arbres qu’une douce brise faisait tressaillir et murmurer… L’air me semblait saturé de parfums suaves…
L’ombre du hêtre s’était allongée ; et, dans cette grande ombre, je te contemplais, Marius, étendu, négligemment voilé d’une blanche et fine chemise de toile…
Jamais encore il ne m’avait été donné de t’admirer si bien à mon aise… Que tu étais beau dans ce sommeil paisible !… Je revois, je vois avec extase tes cheveux blonds et bouclés, tes joues brillantes, tes lèvres légèrement entr’ouvertes…
Appuyé sur le coude, avec quelle volupté je m’abandonnai à ma curiosité amoureuse… et, peu à peu, j’avais achevé de relever cette blanche tunique qui me dérobait trop de charmes…
Oui, ce matin, du regard puissant de mon souvenir, je t’ai revu dans toute ta beauté, ô Marius, je t’ai revu avec une aussi brillante netteté que dans cette heure inénarrable !…
J’ai revu ton ventre satiné qui s’élevait et s’abaissait d’un mouvement fascinateur… Les ai-je admirées longtemps… comme je m’en souviens !… ces ondulations légères et ravissantes !… Et la brise, pareille à l’aile d’un ange, faisait frissonner cet ombrage printanier sous lequel s’abrite ce petit dieu d’amour qui faisait l’enchantement de la belle Vénus…
Et, me penchant, il me semblait entendre dans cette séduisante touffe un étrange bruissement, comme le bruissement mystérieux de la vie…
Et j’osai y promener un doigt discret… Aussitôt il me sembla voir chacun de ces petits brins s’animer, se crisper, m’attirer… et mes lèvres, cédant à un effet magique, effleurèrent enfin le petit dieu d’amour… Il dormait, lui aussi… Mais, ô surprise charmante ! le voilà qui s’éveille peu à peu…
Mais toi, Marius, tu reposais toujours immobile : et, d’un mouvement régulier, ton ventre satiné ondulait toujours…
Soudain, le petit dieu se dressa et m’apparut dans toute sa gloire et sa magnificence… Tel le Dieu d’Israël dans le buisson ardent !… Je fus le Moïse et nous conversâmes face à face…
Mais cette conversation troubla ton sommeil… Oh ! je te vois encore ouvrant doucement tes grands yeux bleus… Tu me souriais… Puis j’entendis comme le bruit mélodieux d’un baiser… Tes lèvres m’appelaient… les miennes accouraient… Que les tiennes étaient chaudes !… Alors, me passant tes deux bras autour du cou, tu me pressas avec un doux frissonnement…
Ah ! traître !… la manne que le petit dieu m’avait promise, cette manne qu’attendait avec avidité ma gorge brûlante, cette manne divine déjà fondait sur le gazon…
À cette même place, aujourd’hui, j’ai cueilli la petite fleur blanche que je t’envoie… et c’est pourquoi je t’ai dit que ces jolies fleurettes ont peut-être quelque chose de toi…
À cette même place, encore, songeant à toi, je me suis légèrement assoupi… En m’assoupissant, il me semblait revoir ce bel adolescent aux cheveux blonds et bouclés, aux joues brillantes, endormi, tout nu…
Puis, ma rêverie, devenant peu à peu comme une eau qui se trouble, je crus entrevoir un frais bocage, plein de senteurs suaves et de doux murmures… et, dans ce bocage, comme une petite roche brune de l’extrémité de laquelle coulait un ruisseau de lait…
Or, je m’y désaltérai… et cette liqueur me remplissant d’ivresse, il me sembla que je gravissais un sentier étroit, uni, entre deux roches blanches, arrondies… et, tout à coup, je me trouvai à l’entrée d’une belle grotte… et j’y pénétrai lentement… ô merveilles !… et je m’y reposai longuement… ô délices inexprimables !…
Rêve étrange !… à l’heure même où je te trace ces lignes d’une main frémissante, son souvenir m’exalte le cerveau et le cœur…
Et dans ce rêve, j’eus un autre rêve…
Étendu dans cette grotte merveilleuse, il me sembla que ses parois s’élargissaient, s’élargissaient sans cesse, à l’infini… et, au-dessus de cet infini, je resplendissais… J’étais devenu soleil… un soleil extraordinaire, épandant ses rayons de toutes parts…
Et, dans les profondeurs de l’espace, étincelait une petite étoile…
Et, tout à coup, mes mille et mille rayons se réunissant en faisceau, n’en formèrent plus qu’un seul… et ce rayon unique, tout-puissant, fut dardé sur la petite étoile lointaine…
Et, sous l’action de ce rayon de feu, le petit astre se mit à grandir… et il me sembla que c’était toi, Marius…
Et mon rayon souverain qui t’avait pénétré faisait de toi un immense foyer de lumière…
Et il me semblait que par ce rayon, tout le feu qui m’enflammait s’écoulait dans toi…
Et, de plus en plus éblouissant, tu ne cessais de grandir, et, en grandissant, tu paraissais te rapprocher de moi…
Et à mesure que tu approchais, j’éprouvais, moi, les sensations d’un volcan, au moment de l’éruption, si un volcan sait sentir…
Enfin, il y eut une seconde prodigieuse, inexprimable, foudroyante… Oui, ce fut comme le choc de deux nuées saturées de fluide électrique…
Et je m’éveillai en poussant un grand cri, le cri de l’homme qui se sent soudain anéanti et jette toute sa vie dans ce cri suprême !…
Tous ces récits de rêves te paraîtront sans doute fort ridicules, ô Marius, et tu t’étonneras que je noircisse tant de papier avec de telles sornettes…
Hélas ! le rêve est devenu pour ma pauvre âme fatiguée comme une oasis dans le Sahara qu’elle traverse… Que faire en ce désert affreux, à moins que je ne rêve et ne rêve de toi et ne raconte mes rêves comme jadis mon homonyme de la Bible ?…
Depuis quelque temps, tout mon être est si bouleversé que je ne me reconnais plus moi-même… Je suis tenté de bénir la Providence pour m’avoir appelé et me retenir quelques jours au sein de ces campagnes… Serais-je capable, en ce moment, de diriger une classe ?… Une simple lecture se joue des efforts de mon esprit ; mes yeux parcourent les lignes ; mais l’âme vagabonde au loin… Jadis, le dimanche m’apportait quelques sourires ; aujourd’hui, il se transforme en tristesse… car je songe, malgré moi, à l’extrême liberté qu’il te donne et à l’usage que tu en fais peut-être… Alors, je m’enferme, autant que cela m’est possible, dans ma petite chambre, mais la tristesse m’a suivi et tout d’un coup se dresse devant moi plus sombre encore…
Heureusement, l’état désespéré de ma pauvre tante explique aux yeux de tous ces braves paysans ma noire mélancolie et m’épargne des questions importunes…
On me dit bien, parfois, que je maigris, que je dépéris, et l’on m’offre certaines paroles banales de consolation, de courage… Je me contente de sourire…
Mais il y a longtemps que je te fais bâiller, n’est-ce pas, mon cher Marius ?… Si toutefois tu as la patience de me lire encore !… Aussi je m’empresse de te serrer la main.
- Joseph.
- St-V…, 11 mai 1870.
- St-V…, 11 mai 1870.
- Mon cher Marius,
- Mon cher Marius,
Le ciel de ma vie dont tu sembles vouloir définitivement te retirer, vient de s’attrister encore. La mort y a jeté ses ombres : ma pauvre tante n’est plus.
En même temps que j’adresse une lettre de faire part à ta mère, je t’envoie à toi quelques lignes par notre voie particulière. En cette circonstance douloureuse, j’éprouve le besoin d’épancher un peu mon cœur dans le cœur de celui que je ne puis m’empêcher de croire encore mon ami.
Me voilà désormais bien seul, bien isolé sur la terre, mon cher Marius !… Avec cette tante disparaît toute ma famille…
Jamais cette pauvre morte ne m’avait témoigné une bien chaleureuse affection ; je ne me rappelle pas qu’elle m’ait jamais embrassé. N’importe… c’est elle qui a soigné et abrité mon enfance ; sa maison a été mon foyer de famille. Sa perte m’est plus sensible que je ne me le serais imaginé… Ah ! qu’elle repose en paix dans le sein du Seigneur, cette simple et bonne créature !… Je ne l’oublierai pas dans mes prières…
Je suis son seul héritier. Il paraît que, legs à l’église, hypothèques et frais divers acquittés, il va me rester une vingtaine de mille francs.[2] Certes, je ne m’attendais pas à une telle succession !… Pourquoi a-t-on donc fait de moi un Frère de la doctrine chrétienne ?…[3]
Mes supérieurs étaient mieux informés que moi sans doute ; il me semble le comprendre aux lettres qu’ils m’ont adressées dans ces derniers temps ; on m’y entretient de besoins d’argent et des grosses dépenses qu’entraîne l’achèvement de notre nouvelle maison.
Je le sais, on ne manquera pas de me laisser entendre que ma tante, en m’instituant son héritier, a eu l’intention de favoriser la confrérie à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir. Les intentions de ma pauvre tante sont et resteront à jamais ensevelies dans la tombe ; c’est désormais un secret entre elle et Dieu. Quant à moi, je le sens, il me répugnerait beaucoup de voir se convertir en charpente et maçonnerie la petite fortune si laborieusement amassée par la brave femme.
Tu sais que je suis un rêveur, mon cher Marius. Apprends donc que je viens de faire un nouveau rêve, plus beau que tous les autres encore. Il faut que je te le raconte, mais en peu de mots, sois tranquille. Garde cette nouvelle confidence au fond de ton cœur, bien enfermée avec toutes les autres et même plus que toutes les autres.
Il y a quelques jours, j’ai lu dans le journal de M. le curé qu’il existe à Paris une société d’émigration pour le Brésil. On offre à tout émigrant le passage à prix très réduit ; et, arrivé en Amérique, il reçoit je ne sais plus combien d’hectares de terrain, à la seule condition de les défricher et cultiver.
Réfléchis, mon bon ami, aux avantages de l’homme qui arriverait là-bas avec un petit capital. Quoi de plus facile, ce me semble, que d’obtenir à bon prix un terrain déjà défriché, de se procurer tous les instruments nécessaires, de payer des travailleurs !…
Ah ! je me vois déjà au milieu de mes terres, de mes prairies, de mes forêts, libre, indépendant, buvant l’air et les rayons du soleil à pleins poumons… Il me semble naître à la véritable vie…
Ce n’est pourtant pas là le côté lumineux, éblouissant, de mon rêve… Au sein de ces solitudes enchantées, de cette liberté enivrante, j’entrevois un autre moi-même… que dis-je ?… un être supérieur à moi, un être véritablement céleste… Il va, vient, à sa pleine fantaisie, au milieu de ces domaines dont il est le soleil… Et la terre lui sourit, les oiseaux le saluent de leurs chants, toute cette nature nouvelle exulte sur son passage et l’acclame comme un souverain seigneur…
Marius ! Marius ! quel rêve !… et penser que, ce brillant rêve, il dépend de toi de le transformer en triomphante réalité !… Un seul mot de toi, et, demain, nous voguons pour l’Amérique…
Ô cher Marius, quand je songe à notre complète liberté au milieu de cette complète indépendance, à l’immensité de notre amour au sein de cette immensité de la nature, mon cerveau éclate en transports d’enthousiasme et mon cœur s’élargit comme un monde !…
Je m’arrête. Tu dois m’avoir compris, Je vais activer mes affaires. Je pense pouvoir rentrer à L… dans huit à dix jours. Envoie-moi quelques lignes. Indique-moi, pour le jour de mon arrivée, un lieu de rendez-vous, ta maison, un café, une place publique, peu m’importe, pourvu que je puisse te parler… Oui, il faut que promptement se décide une question qui va devenir pour moi une question de vie ou de mort…
Ton Joseph, qui par toi et pour toi désire vivre encore.
- St-V…, 17 mai 1870.
- St-V…, 17 mai 1870.
Pourquoi ce ton railleur, Marius ?… D’où viennent ces paroles pleines de mépris ?… Tu me traites de comédien !… Ô enfant, je te pardonne… Il est évident que tu ne comprends pas le mal que tu me fais !… Mon Dieu ! est-ce la réponse que devait m’attirer cette dernière lettre dans laquelle j’avais déposé tout l’espoir de ma vie !…
Tu me demandes si je me rappelle un ex-frère du nom de Mathieu, aujourd’hui cocher de place !…
Ah ! c’est lui qui a cherché, maintes fois, à surprendre nos secrets du pigeonnier !… C’est lui que tu soupçonnes d’avoir écrit à ta mère la fameuse lettre anonyme !…
Si je le connais, le misérable !… Il ne m’aime pas, dis-tu… Je le crois, certes !… Moi, je l’exècre, et je le maudis !…
Tu m’écris : « Il m’en a conté de belles à votre sujet !… » Que veut dire, Marius, cette phrase inconvenante ?… Quelle nouvelle calomnie aura-t-il pu imaginer encore contre moi, cet infâme ?…
Et toi, Marius, toi que j’ai tant aimé, toi qui, dans des lettres que je relis chaque jour, m’a juré un tendre dévouement, d’où vient qu’aujourd’hui tu te livres à mon égard aux plus odieuses allusions et m’adresses je ne sais quelles insultes, et cela sans articuler aucun fait, sans formuler aucune accusation !…
Comment se fait-il que tu te croies en droit de m’écrire une lettre outrageante, et cela sur la foi, je m’imagine, du plus vil des hommes, d’un être immonde que tu connais d’hier à peine ?…
Ô Marius, encore une fois, ma dernière lettre méritait-elle cette réponse ?… Ah ! sous ces coups immérités tout mon pauvre cœur est en sang et s’en va en lambeaux !… Tu veux me tuer !… Peut-on résister à de telles blessures ?… Après tout, je ne tiens plus à la vie… Maintenant, qu’ai-je à faire ici-bas ?…
Voyons, mon bon ami ! tout cela n’est pas sérieux, sans doute ?… Tout cela n’est qu’une épreuve terrible à laquelle tu as voulu me soumettre ?
Pas un seul mot d’explication !… Un refus net et méprisant !…
Ô Marius, que s’est-il donc passé en toi ?… À quelle influence néfaste obéis-tu donc en ce moment ?…
Et, pour combler la mesure, tu m’adresses l’horrible menace de rompre à jamais toutes nos relations amicales !…
Moi, ne plus te voir !… perdre même ta simple amitié !… Ah ! c’en est trop !… Je m’y perds !… Il y a là quelque épouvantable trame !… On m’a calomnié !… Il me faut des éclaircissements !…
Condamné, je veux connaître les motifs de ma sentence !…
Avant de mourir, je veux savoir pourquoi l’on me tue !…
- À bientôt.
- À bientôt.
- Joseph.
- Noviciat de ***, 25 mai 1870.
- Noviciat de ***, 25 mai 1870.
- Mon bien cher Marius,
- Mon bien cher Marius,
L’amour que je t’ai voué ne pouvait grandir, mais je ne sais quel nouveau sentiment vient aujourd’hui le rehausser. Depuis notre courte entrevue, je ressens pour toi un singulier respect.
Je te remercie de tes excellents conseils, ainsi que de tes utiles avis qui me permettront de surveiller et de réduire à l’impuissance la haine et les noirs desseins d’un ignoble coquin.
À cette heure, te voilà bien convaincu, je l’espère, qu’entre le pauvre petit Jean et moi il n’y a eu que des rapports de pure et simple amitié.
Comme je te l’ai raconté, ce qui amena surtout la douce inclination de mon âme vers ce malheureux orphelin, ce fut une étrange conformité de détail entre son enfance et la mienne.
De plus, c’était le plus jeune et le plus intelligent des élèves de ma classe. Mais je ne ressentis jamais pour lui, je te le jure, qu’une sainte prédilection, pareille à celle que le Christ éprouva pour le plus jeune de ses disciples.
Les fameuses lettres dont le lâche Mathieu a fait tapage à tes oreilles ne sont que de simples billets de conseils et d’encouragements affectueux. Et c’est avec des choses aussi innocentes que le misérable prétend soulever un gros scandale !… Eh ! que ne l’a-t-il donc déjà fait ?… Pourquoi ne pas avoir étalé déjà sous tes yeux ces terribles documents ?… Une si étrange discrétion de la part d’un homme de ce calibre n’est-elle pas une preuve suffisante de son imposture ?…
À propos de ces innocents écrits, j’ai oublié de te dire que cet effronté diffamateur s’en est déjà fait un instrument d’escroquerie vis-à-vis de ma pauvre tante. La bonne femme ne m’en a jamais parlé ; mais j’ai trouvé dans ses papiers une lettre de ce malfaiteur, dans laquelle il la menaçait de nous déshonorer si elle ne lui expédiait sur-le-champ un billet de mille francs. Croiras-tu que dans cette lettre l’infâme drôle citait de prétendus passages de mes billets, passages odieusement tronqués et falsifiés ?… Ma pauvre tante ne m’a jamais parlé de cela ; je le regrette bien… A-t-elle délié sa bourse ? Je l’ignore…
Et le bandit, m’as-tu dit, a l’intention de me demander un rendez-vous !… Quelle audace cynique !… Ah ! oui, certes, je le lui accorderais avec plaisir s’il ne m’était absolument interdit de compromettre la robe que je porte !… Il me serait si agréable de lui graisser les épaules,[4] comme il convient, à cet homme de scandale et de malheur !…
Il m’a déjà bien fait du mal ; mais avec les années, cela se perdait dans mon indifférence… Voilà que tout se retrouve !… Non, je ne lui ai pas pardonné !… et jamais je ne lui pardonnerai d’avoir suscité un pareil trouble dans notre amour !… Ah ! je comprends maintenant bien des choses qui me désespéraient et dont je cherchais vainement la cause !… Mais, c’est assez d’impunité ! si jamais je m’aperçois que ce misérable trame quelque nouvel attentat contre un amour qui m’est plus cher que tout au monde, ah ! dût y périr mon honneur ! j’écraserai l’infâme comme on écrase une vipère !…
Je me trouve douloureusement affecté, mon cher Marius, de ce que ces odieuses machinations t’ont si longtemps inquiété et chagriné. Mais aujourd’hui, c’en est fait, j’aime à le croire, de tous ces doutes désolants, si injurieux pour moi !
Un de mes plus vifs désirs, c’est que tu puisses prendre connaissance de ces billets que j’ai écrits au petit Jean. Ne crains pas de les demander à l’être abject qui les a volés ; dis-lui que tu tiens à t’assurer de la vérité de ses assertions.
Je ne puis pas affirmer qu’il soit impossible de rencontrer sur ces bouts de papier, griffonnés à la hâte et sans arrière-pensée, quelques passages susceptibles d’une interprétation méchante, capables même d’inspirer quelques doutes à un esprit déjà prévenu ; mais apporte-moi tout cela, et sur toute phrase ou expression tant soit peu suspecte je te fournirai les explications les plus claires et les plus convaincantes.
Ah ! je t’en conjure, mon cher enfant, n’hésite pas, en toute occasion, à me défendre hardiment contre ce misérable Mathieu. Crois-le bien, jamais je n’ai manqué à mes devoirs de religieux, si ce n’est avec toi, ô mon bien-aimé… Avec toi, oui, je n’ai pu résister à l’amour tout-puissant qui entraînait mon âme vers ton âme… Mais cet amour si profond, si sublime, est-ce un amour coupable ?… Mon amour pour toi, n’est-ce pas l’amour que doit inspirer un ange, un amour céleste, oui, tout semblable à celui que l’on ressent dans l’Empyrée ?… Ô mon ange adoré, aimons-nous donc et sans fin et sans défaillances… Le ciel ne peut que sourire à un tel amour et doit le protéger…
Ah ! je le sens, et c’est pour moi une félicité suprême, tu m’aimes encore !… Oui, je ne m’abuse pas… l’intérêt que tu as témoigné pour mon honneur, le chagrin que t’ont causé d’ignominieuses calomnies, tout me le prouve et me l’assure… Oui, tu m’aimes encore… ô joie du ciel !… Ah ! persévère dans cet amour ! tu sais comme je t’adore, moi, ô ange de ma vie !…
Tu m’as promis de venir me voir dimanche, et le charmant sourire de tes lèvres rosées et le doux éclat de tes yeux bleus m’ont fait aussi, si je ne me trompe, d’ineffables promesses… Ô mon bien-aimé, sois donc béni !… Cet enivrant espoir agite tout mon être de je ne sais quel frémissement plein de délices…
- À toi pour la vie,
- À toi pour la vie,
- Ton Joseph.
- Ton Joseph.
P.-S. — N’oublie pas, je t’en prie, de réclamer les fameuses lettres et de me les apporter. Tu ne saurais me rendre un meilleur service.
- Noviciat de ***, 30 mai, 10 heures soir.
- Noviciat de ***, 30 mai, 10 heures soir.
- Mon cher Marius,
- Mon cher Marius,
Sous tous les rapports, ta visite eût été préférable à une lettre ; n’importe… avec mes regrets, reçois mes remerciements pour ta noble franchise.
Ta lettre contient des choses fort graves auxquelles je me propose de répondre avec le plus grand calme. Appuyé sur mon innocence, je ne ressens pour toutes ces indignes calomnies qu’un très froid dédain.
Ainsi, ce vil scélérat, m’attribuant ses propres turpitudes, affirme m’avoir vu trois fois, au milieu de la nuit, m’échapper du lit de ce pauvre petit Jean !… Il a osé te raconter que, dans une de ces nuits, sitôt après ma disparition, il a visité cet enfant et lui a trouvé « les cuisses encore toutes mouillées de ce que vous savez bien… » m’écris-tu !…
Et c’est à toi, Marius, que cet homme de boue ose conter de pareilles choses !…
Tu ajoutes qu’il t’a affirmé que si je tardais à racheter ces lettres au prix de cent francs chacune… et il y en aurait une cinquantaine !… il me donnerait une leçon que je n’oublierai jamais…
« Je saurai le démasquer, cet homme si funeste pour vous, pour votre famille, pour votre honneur. »
Telle est la phrase textuelle que tu as pris soin de m’envoyer…
Et tu ne me parles pas, Marius, des explications que tu as dû lui demander sur cette audacieuse phrase dont le sens injurieux pour toi-même n’a pas pu t’échapper !… Ce drôle ferait-il peur à Marius ?… N’y aurait-il pas en Marius l’étoffe d’un homme ?… Dis-moi, depuis combien de temps connais-tu ce polisson ? Comment se fait-il qu’il soit devenu avec toi assez intime pour hasarder de telles déclarations ?… Peut-être, sachant cela, parviendrai-je à m’expliquer certains faits qui, dans ces derniers temps, m’ont bouleversé…
Mais je me suis juré de conserver mon calme, un calme né du plus profond mépris…
Ce n’est pas une défense que j’entreprends en t’écrivant ces quelques lignes : on ne se défend pas contre de telles infamies. Il me suffira de te mettre sous les yeux deux lettres. L’une est adressée au nommé Mathieu ; l’autre, je la tiens du pauvre petit Jean.
Tu sais déjà comment je m’étais attaché à ce jeune élève. Jamais, je te le jure, n’ont régné entre lui et moi d’autres relations que les rapports affectueux assez habituels entre professeur et élève. Tout le reste, abominables mensonges imaginés par une inavouable jalousie et pour une vengeance que tu vas comprendre !…
C’est à la troisième année de mon professorat que je vis le petit Jean entrer dans ma classe. J’avais vingt-deux ans. Seul au monde, ou à peu près, je n’avais encore jamais senti battre mon cœur ; de temps à autre, pourtant, me tourmentait un immense besoin d’affection. Le petit Jean se fit vite distinguer par sa rare intelligence, son caractère studieux et surtout par une nature d’élite, une nature excessivement sensible.
Il était tout simple que je lui témoignasse un grand intérêt ; il en fut reconnaissant, s’attacha beaucoup à moi, et bientôt m’ouvrit son brave petit cœur.
J’avais remarqué dans cet enfant un fonds étrange de tristesse. Il avait déjà perdu sa mère dont il était l’idole. Le pauvre orphelin m’avoua que, son père s’étant remarié, sa nouvelle mère le battait tous les jours. Enfin, pour s’en débarrasser on l’avait mis en pension.
Si cet enfant me donna tout d’abord toute son affection, c’est qu’il sortait d’une classe où le maître, brutal par tempérament, par habitude et peut-être par système, frappait tous ses élèves sans rime ni raison.
Tu le sais, je suis peu partisan de cette méthode des coups en matière d’enseignement et d’éducation. Je me garderai bien de soutenir qu’on ne puisse et même qu’on ne doive frapper les enfants quand leur bien l’exige, puisque notre fondateur, J.-B. de La Salle, qui vient d’être mis au rang des saints,[5] nous y autorise ; mais je crois qu’il est bon d’user modérément de cette haute autorisation ; nous devons rester, sous ce rapport, dans les limites de la puissance paternelle qui nous est déléguée.[6]
En ce siècle d’impiété, il est sage de ne prêter aucune arme à nos implacables ennemis ; et, bien qu’en général tout se passe dans nos maisons avec ordre et silence, trop de faits déjà sont devenus publics, sources de funestes scandales.
Pour en revenir au petit Jean, j’avais fini par le chérir comme s’il eût été mon jeune frère, je veux dire comme si nous avions été portés dans le même sein, nourris du même lait.
Je l’avoue donc très franchement, jusqu’à cette époque nul autre élève ne m’avait inspiré une si profonde sympathie… Aujourd’hui encore, le souvenir de cet enfant me cause, malgré tout ce qui s’est passé, une vive émotion…
L’année suivante, après de brillants succès, le petit Jean passa dans la division supérieure que dirigeait alors l’ex-frère Mathieu.
Je ne tardai pas à remarquer entre cet individu et mon ancien élève une intimité qui m’inspira de graves inquiétudes.
À diverses reprises, j’interrogeai le pauvre enfant avec une adresse que doublait mon affection ; mais jamais le moindre aveu ne perça dans ses réponses.
Pourtant, mes soupçons s’aggravaient de jour en jour.
Un soir, à la fin de la semaine sainte, je m’emparai du petit Jean au sortir du confessionnal. Le lendemain, il devait faire sa communion pascale. Je l’emmenai chez moi, et là, je le suppliai, au nom du Dieu qu’il allait recevoir, de me faire connaître toute la vérité ! J’invoquai les plus puissants motifs de la religion. Je fis parler éloquemment, je crois, ma sincère amitié. Le pauvre enfant pleurait à chaudes larmes.
Pour favoriser l’expansion de son cœur, je lui mis sous la main plume et papier et l’enfermai dans ma chambre. Il m’avait juré de m’écrire une confession complète sur ses relations avec son professeur. En effet, quand je revins, il me remit l’écrit dont je t’envoie une copie exacte.
Cette pièce te prouvera, je l’espère, cher Marius, que le cocher Mathieu n’est qu’un vil diffamateur et le plus misérable des hommes.
Dans cette espèce de confession, le pauvre petit Jean m’a-t-il déclaré toute la vérité ? C’est possible. Quoi qu’il en soit, le malheur que je redoutais ne se fit pas attendre.
Bientôt, diverses conversations que je surpris entre les élèves du pensionnat et mes propres observations alarmèrent si sérieusement mon amitié que je fis part de tous mes soupçons à notre aumônier. J’étais persuadé que par lui notre directeur serait mis en éveil.
Quelques jours après, le 6 juin… ah ! jamais cette triste date ne s’effacera de ma mémoire !… pendant une étude du soir, on frappe à ma porte… c’était l’aumônier. Il me fait un signe. Nous rencontrons le directeur dans le grand corridor. Tous les trois, à pas étouffés nous arrivons devant la porte de la chambre du frère Mathieu… Chose surprenante, la clef était dans la serrure !…
Cependant, on entendait dans la chambre de singulières exclamations sourdes… Oh ! comme mon cœur battait ! j’étouffais dans une indéfinissable angoisse !…
Soudain, le directeur a brusquement ouvert la porte… Ô mon Dieu ! quel spectacle !…
Sur le tapis de son lit, le misérable Mathieu, étendu tout de son long, à la renverse, la soutane déboutonnée, la culotte affreusement ouverte…
Mais à quoi bon te peindre le spectacle maudit qui vint alors désoler mes regards ?…
Ah ! il me semble encore voir un de ces pals effroyables dont font mention les annales turques… Et sur cet innommable instrument, mon pauvre petit Jean, à demi nu, et maîtrisé par les bras, descendait, remontait pour s’enfoncer encore !…
Ne s’attendant point sans doute à un pareil tableau, le directeur et l’aumônier s’arrêtent comme pétrifiés sur le seuil… Mais moi, poussant un grand cri, je m’élance et j’enlève dans mes bras le pauvre enfant effaré…
Il était temps… Au même instant, part dans l’air un jet monstrueux…
Nous nous enfuîmes, épouvantés…
La présence de l’aumônier força le directeur à exécuter immédiatement, sous je ne sais plus quel prétexte, le principal acteur de cette triste pastorale.[7]
Quant au petit Jean, on le garda jusqu’aux vacances, pour ne pas éveiller de malencontreux soupçons.
Puis on ne le revit plus. Deux ans après, le malheureux est mort poitrinaire.
Mon cher Marius, je ne me sens plus la force de continuer cette lettre. Au reste, que te dirai-je de plus ?…
Maintenant, tu dois comprendre la haine que peut nourrir contre moi le cocher Mathieu. Je sais que, lors de son expulsion, il a osé dire qu’il me déclarait une guerre à mort et que, tôt ou tard, j’aurais de ses nouvelles.
J’avais toujours soupçonné ce misérable d’avoir volé quelques-uns de mes billets au pauvre petit Jean, bien que cet enfant m’eût, plus d’une fois, certifié les avoir tous détruits… Oh ! je suis bien persuadé qu’il n’en a livré aucun. Je le répète, on les lui a volés…
Pauvre petit infortuné !… oui, je l’ai aimé, je l’ai regretté même, malgré sa trahison, et je la lui pardonne… Un instant il remplaça à lui seul dans mon cœur toute la famille que le ciel m’a refusée… Oui, son souvenir m’émeut encore profondément…
Il n’y a, sur la terre entière, qu’un seul être que j’aie aimé plus que lui… C’est toi, Marius…
Pour en finir avec le cocher Mathieu et te prouver le cas que je fais de ses menaces, il me suffit d’écrire la petite lettre ci-incluse que tu voudras bien lui faire parvenir après en avoir pris connaissance… Tu verras comme aussitôt le reptile va rentrer sous terre.
Je souhaite, mon cher Marius, que tout cela serve, au moins, à te faire comprendre que jamais ton ami Joseph n’a démérité ni de ton estime ni de ton amour.
Je termine cette longue et douloureuse lettre en te pressant encore une fois sur ce pauvre cœur qui souffre bien, va !…
- Joseph.
à l’ex-petit-frère Mathieu.
- L…, mardi 31 mai 1870.
- L…, mardi 31 mai 1870.
Tu as donc osé m’outrager, ô le dernier des hommes !… Du même coup, tu as essayé de salir un vertueux jeune homme qui n’a jamais vu et trouvé en moi qu’un maître aussi respectueux que respecté.
Ah ! tu prétends que je suis un homme funeste pour lui et pour sa famille !…
Mathieu, les éclaboussures de la fange où tu t’es vautré ne sauraient m’atteindre !… Je suis trop au-dessus de tes noires entreprises ; et, pour leur succès, tu es trop connu !…
Dis-moi, homme de scandale, ne serais-tu pas encore satisfait ?… Désires-tu que le bruit de tes hauts et forts faits retentisse jusqu’au pied d’un tribunal ?…
Eh bien, parle, agis… L’aumônier n’est pas encore mort, et moi, je suis là…
Depuis longtemps déjà, je le sais, tu tentes un ignoble chantage à l’aide de certaines lettres que tu as volées… Mais tu ne les as pas toutes, les lettres du petit Jean !… Lis donc celle dont j’envoie aujourd’hui la simple copie à M. Marius…
Allons ! sois fidèle à ta menace… Démasque-moi !… Je suis prêt à t’éclairer…
En vérité, je te le dis, tremble !… Au premier mouvement, je bondis et je t’écrase !…
À bon entendeur, salut.
- l’ami que tu sais.
- Très cher frère,
- Très cher frère,
Vous voulez que je vous fasse ma confession au sujet du frère Mathieu ; la voilà tout à fait sincère.
Je vous dirai d’abord que j’ai passé la meilleure partie de ma vie dans votre classe, et que je voudrais encore être avec vous. Dans la classe d’avant, le maître me donnait, sans que je susse pourquoi, des coups de signal[8] et de patoche,[9] et même de grands coups de ceinture et de sabot, et il disait qu’en nous battant il ne faisait qu’obéir au Saint-Esprit. C’est drôle, ça, tout de même !
Mais vous, jamais vous ne m’avez battu, au contraire.
Le frère Mathieu est un bon professeur, car il me corrige bien tous mes devoirs. Mais c’est un méchant et j’en ai peur ; il m’a déjà donné pas mal de calottes, et même un jour il m’a arraché une grosse poignée de cheveux ; il dit que plus il aime un élève plus il le bat. Eh bien, moi, je préfère qu’il ne m’aime pas ; et je vous assure bien que je ne l’aime guère ; je n’aime que vous, et je suis bien content que vous m’aimiez un peu ; car je crois que le frère Mathieu vous craint et que, sans cela, il me battrait davantage ; il voit bien que vous me protégez.
Vous m’avez dit souvent de ne pas aller dans sa chambre. Je vous l’ai promis ; mais, puisque vous voulez que je vous fasse une confession, je dois vous avouer que j’y suis allé quelquefois pour me chauffer, quand il faisait trop froid. Mais je vous assure que j’ai toujours fait mon possible pour ne pas me laisser embrasser par le frère Mathieu ; bien qu’il nous batte, il veut nous embrasser quand nous allons dans sa chambre ; les autres se laissent faire, mais pas moi ; et je criais quand il le faisait par force.
À cause de vos reproches, je suis resté une fois au moins deux semaines sans aller dans la chambre du frère, malgré qu’il me dit souvent d’y monter.
Mais un jour il se fâcha bien fort contre moi, me donna des calottes et dix pages de catéchisme à copier. Il me fallut bien y retourner. Je me rappelle que c’était un dimanche, entre la messe et le dîner. Sans que je m’y attendisse, il me prit sur ses genoux et se mit à m’embrasser comme un enragé ; mais moi, je détournais mon visage, en disant : « Non ! non ! » Car je comprenais qu’il avait de mauvaises idées sur moi ; il me mettait ses mains partout. Je vous assure que je me débattais de toutes mes forces. Mais tout d’un coup, comme s’il se fâchait, il me plaça la tête entre ses deux jambes et se mit à me quitter le pantalon comme pour me donner le fouet. Moi je me mis à crier de toutes mes forces ; alors, il me lâcha ; et moi, tout en colère, je lui dis que je ne viendrais jamais plus dans sa chambre ; puis, je m’en sauvai.
Voilà, très cher frère, tout ce qui s’est passé entre le frère Mathieu et moi. Je suis bien obligé d’aller avec lui puisque c’est mon professeur ; mais, soyez bien sûr que je ne l’aime pas, lui, mais que je n’aime que vous.
- Votre petit Jean.
- Noviciat de ***, 16 juin 1870.
- Noviciat de ***, 16 juin 1870.
La farce est jouée !… Voilà ta réponse, Marius… Eh bien, je suis content, je sais maintenant ce qu’il me reste à faire… Merci…
En vérité, cette réponse est splendide ! À ses clartés, ta pensée m’apparaît dans tous ses détails, ton cœur dans tous ses recoins, ton âme dans tous ses replis…
Voilà trois semaines que j’attends une lettre… Pas un mot ! pas un signe de vie !… Enchaîné dans ma chambre par la maladie, je prie le cher frère Ollivier de passer à ton magasin, de te voir, d’obtenir de toi une réponse quelconque…
Eh bien, je l’ai, la réponse !…
« Dites au frère Joseph de me laisser tranquille. La farce est jouée !… »
Je le répète, me voilà content !…
Ainsi, le cocher Mathieu a eu raison du frère Joseph !… Le bandit a triomphé de l’innocent !… L’assassin est acclamé sur le corps de sa victime !…
Et la farce est jouée !… c’est superbe ! admirable ! sublime !… Oui, ce mot me plaît ! plus je le contemple, plus il me ravit !… Il me semble être un résumé exact de toutes les choses de ce monde… Tout n’est que farce, farce des farces ! a voulu dire le grand Salomon…
En tout cas, c’est la parfaite image de ma vie… Oui, tout considéré, ma vie n’est qu’une farce en trois actes, mais pas des meilleures !
Je passe sur le prologue ; il n’offre rien d’intéressant.
Le premier acte est signalé par l’apparition d’un gracieux enfant… « C’est un ange ! m’écriai-je, ravi. — Comment te nomme-t-on dans les cieux ? » Il s’appelait Jean, comme le disciple bien-aimé du Christ. À sa vue, mon cœur, jusqu’alors endormi, s’éveilla : je lui en fis don… Hélas ! bientôt, il le laissa tomber à terre, et ce cœur fut brisé… et le perfide s’enfuit… Je l’eusse peut-être poursuivi de mon dédain ; mais il ne tarda pas à disparaître dans d’éternelles ténèbres, me laissant un pâle et doux souvenir…
Voilà le premier acte de la farce !
Après un long intermède assez triste s’ouvrit le deuxième acte.
La scène représente un coin du ciel. J’y vois encore briller un autre Ange qui l’emporte sur le premier comme le ciel l’emporte sur la terre. Non, l’imagination des poètes n’a pu rêver être plus enchanteur !… Son sourire triompha de mes défiances et il prit mon âme entre ses mains, et il souffla dessus, et elle flamba d’un feu divin… Et soudain l’Ange a disparu, emportant mon âme, et je ne sais ce qu’elle est devenue… Et il ne me reste plus rien, même pour haïr, rien qu’une misérable guenille…
Or le troisième acte a déjà commencé… Voilà qu’un troisième Ange est descendu, et, comme impatient, il frappe rudement de ses ailes la triste guenille qui me reste…
Le premier de ces Anges, c’était l’Amitié ; le deuxième, l’Amour… L’autre, c’est la Mort…
Demain, la farce sera jouée !…
- Joseph.
- Noviciat de ***, 23 juin, soir.
- Noviciat de ***, 23 juin, soir.
Non, je ne rêve point !… Je me heurte contre trop de réalités !… Me voilà bien éveillé !… Ainsi, Marius, cette soirée, parce que j’ai été la victime d’un excès de tendresse, tu m’as traité de fou, en pleine rue !… Oui, je revois encore ton visage dédaigneux, je sens encore ton regard ironique, j’entends encore ta voix mordante : « Vous êtes donc fou !… »
Je le reconnais, ç’a été un accès de folie… À l’heure actuelle, le trouble est encore dans mon cerveau… Il me semble que toutes mes idées dansent, se mêlent, tourbillonnent, comme des myriades d’insectes ailés dans un rayon de soleil…
Cependant, je vais mieux, et il faut que le frère Ollivier, que je viens de rencontrer ici, te porte quelques lignes d’explications ; je ne veux pas que tu t’endormes, ce soir, sous les impressions de cette journée néfaste.
Oui, je reconnais mes torts ; j’avoue que ma demande, faite en de telles circonstances, a été celle d’un insensé, et, maintenant que j’ai recouvré quelque sang-froid, je m’étonne d’avoir pu la faire. Mais, avoue aussi que ta riposte a été bien brutale… Au lieu de me lancer brusquement une telle apostrophe, t’aurait-il été impossible, dis-moi, de trouver quelque parole de pitié, de pitié affectueuse ?… Et tu l’aurais trouvée, pour peu que le cœur t’eût inspiré et fait comprendre et remarquer ma triste situation morale et physique…
C’était ma première sortie depuis près d’un mois que la maladie me tient cloué dans ma chambre… Tout mon sang est encore enfiévré… Mon cerveau est encore tout bouleversé…
Comment pourrais-je me trouver dans un état normal ?… Depuis la mort de ma tante, quels tourments de toute nature !… Tu as foulé aux pieds avec un extrême mépris cette proposition de te sacrifier… ah ! ne parlons pas de ma petite fortune !… de te sacrifier, dis-je, plus que ma vie, mon honneur même en le jetant aux orties avec ma robe, pour fuir au loin avec toi… Ici, on me harcèle, on ne me laisse pas une seconde de tranquillité à propos de ce pauvre héritage…
Ajoute à cela les horribles calomnies inventées par ce misérable Mathieu, et tous les souvenirs qu’elles ont réveillés, souvenirs pareils à des serpents…
Ajoute encore cette poignante lettre dans laquelle tu me traites de farceur, et me déclares la complète et irrévocable rupture de nos relations…
Ajoute… que sais-je encore ?… Est-ce que je puis avoir la force de tout me rappeler ?… Enfin, mon cher Marius, tâche de t’imaginer toutes mes souffrances, et tu reconnaîtras sans doute qu’il était de ton devoir de me traiter avec quelque ménagement.
Voyons ! ne t’attendais-tu pas à ma visite ? Pouvais-tu te figurer que je resterais sans ressort sous le coup d’une lettre aussi sanglante ?… c’était pour moi une question de vie ou de mort… Et j’ai quitté le lit pour aller te parler…
Ah ! en te revoyant, en me retrouvant près de toi après plusieurs terribles semaines, que s’est-il donc passé en moi ?… Tout ce que je voulais te dire se perdit ; ma pauvre tête, si fatiguée, se troubla, et je ne sentis plus en moi de sain et de vivant que le cœur… C’est alors que s’échappèrent toutes seules de mes lèvres ces paroles inconscientes : « Marius, veux-tu m’embrasser ?… » — Êtes-vous fou !… t’es-tu écrié aussitôt, en reculant comme effrayé…
Oui, j’en fais un nouvel aveu, ç’a été un accès de folie. et jamais tu ne sauras, Marius, ce qui se passa en moi dans ce terrible moment… Ah ! quand j’entendis ton sarcasme rouler dans mon cerveau, quand j’entrevis, comme à la lueur d’un éclair sinistre, ton visage et ton regard si hostiles !… Oui, ce fut comme un éclair… mais dans cet éclair passèrent tes serments et tes parjures, tes caresses et tes trahisons… dans cet éclair passa comme l’ombre d’une femme, d’une femme qui me narguait !…
Bref, cette fois encore, Dieu nous a protégés… Je trouvai la force de te jeter un adieu d’une voix rauque, étouffée, et de m’enfuir…
Imprudent enfant !… Tu ne sais donc pas qu’il y a des hommes ivres qui, dans un irrésistible transport, brisent le verre où ils ont puisé l’ivresse !… Ah ! comme je comprends, maintenant, la vérité de cette antique image du monde moral : Un serpent qui se mord la queue… Oui, les deux extrémités s’y touchent, l’amour et la haine !…
Enfin, je pus m’enfuir et me réfugier au pied de mon crucifix… Là, j’ai bien pleuré !… Je devrais avoir honte de telles larmes, indignes d’un homme !… Pourtant, elles m’ont soulagé, calmé, pacifié… Et, du côté ouvert du divin pendu, ainsi que parle Bossuet, ont coulé sur moi la force, le courage et même l’espérance !…
Maintenant, Marius, je le comprends bien ! il ne faut pas nous revoir… ah ! je me suis vu penché sur un gouffre épouvantable… j’ai senti l’attrait invincible de l’abîme… je tremble encore…
Oui, tu as raison… Renonçons à nous rencontrer, pour le moment du moins… car, sache-le bien, je conserve encore une illusion, plus qu’une illusion peut-être…
Je continuerai de songer à notre amour, comme on songe à un mort adoré, avec l’espoir, la sainte conviction même de le retrouver dans un monde meilleur… Aujourd’hui, voilà que le tourbillon du monde t’emporte loin de moi… Mais un jour, fatigué, brisé, désenchanté, tu me reviendras peut-être avec bonheur…
C’est en me berçant de cet espoir que je viens d’écrire le petit engagement ou plutôt le simple petit billet que je t’envoie dans cette lettre. Signe-le et renvoie-le-moi. Quoi de plus simple ? de plus inoffensif ?… Pourrais-tu me refuser cette dernière faveur ?… Pour toi, qu’est-ce ? Rien ; pour moi, c’est l’espérance, c’est la vie… Allons ! écoute encore une fois ton cœur, et jette-moi, dans mon effroyable naufrage, cette petite planche de salut.
- Adieu, Marius.
- Adieu, Marius.
- Joseph.
Si jamais, sur le sentier de la vie, je me trouve seul, trahi, désolé, je jure, par tout ce que l’homme a de plus intime et de plus sacré, de chercher mon refuge et ma consolation dans le cœur toujours ouvert de mon vieil ami Joseph.
- Signé :
- ↑ Ce petit billet est écrit avec du sang sur un carré de papier vert.
(Note de l’éditeur.)
- Noviciat de ***, 21 juillet 1870.
- Noviciat de ***, 21 juillet 1870.
Ainsi, Marius, plus d’espoir !… Tu as rejeté avec dédain mon humble et tendre prière !… Tu refuses de signer ce simple engagement que j’avais pris soin d’écrire avec mon sang !… Ah ! peut-être t’en es-tu diverti, moqué !… peut-être en as-tu fait des gorges chaudes avec cette méprisable femme, avec cette dégoûtante créature que, chaque dimanche, tu traînes à ton bras dans les fêtes des environs !… Crois-tu donc que je l’ignore ?…
Ô damnation !… on dit que le feu terrestre n’est que la fumée du feu infernal !… J’ai l’enfer dans mon âme !…
C’est bien fait !… Moi, un homme, me faire le caprice de la chair et du cœur d’un enfant !… Aimer ! croire à l’amour !… L’amour, c’est le mal !… Deux fois il a passé sur moi comme un chariot pesant, aux roues ferrées… et me voilà écrasé !… C’est bien fait !…
Après tout, j’ai accompli ma destinée… J’étais né pour le supplice !…
Lorsque, me retournant, je regarde vers mon enfance, quel rayon de bonheur y vois-je briller ?… Pas un sourire !… Point de mère !… Mon père ne m’a-t-il pas cent fois reproché d’avoir tué ma mère en naissant, pauvre mère que j’aurais tant aimée !… Ah ! sans doute, pauvre morte, tu aurais veillé sur ton enfant, et il n’aurait pas fait de si déplorables chutes !
Mais, à la place de ce doux et caressant fantôme, je ne vois qu’un petit homme maigre, sec, brun et ridé, assis tout le jour sur une chaise de cuir… C’est mon père, un misérable cordonnier… il me donna plus de coups que de caresses. Quand il mourut, je commençais déjà à manier l’alène, faisant de petits trous dans le cuir et y passant de petits fils… voilà les joies de ma première enfance !… car j’avais dix ans à peine…
Je fus recueilli par ma tante, une vieille dévote qui passait tout son temps à prier et à jouer aux cartes avec le vieux curé et d’autres commères… Que de fois elle m’a dit que je lui étais à charge !… Pendant deux ans, elle me fit garder une vache… Eh bien ! Ç’a été le plus beau temps de ma vie ! Ô les bonnes courses, pieds nus, sur l’herbe fraîche !… Ô les belles escalades dans les arbres chargés de fruits !… Ô les délicieux repos à ombre des haies !…
Mais, un jour, on vendit la vache, et je passai tout mon temps au presbytère.
Le vieux curé semblait me témoigner quelque amitié, parlait de faire de moi un prêtre, et même il m’a enseigné quelques mots de latin.
Je passais toute la journée en compagnie de la servante. C’est moi qui donnais à manger aux poules, raclais les allées du jardin, cirais les souliers du curé, faisais toutes les commissions. Je balayais la sacristie, astiquais les candélabres de l’autel, allumais les cierges et, naturellement, servais la messe et accompagnais les enterrements.
Enfin, un beau matin, — j’avais à peu près quatorze ans, — le vieux curé me fit un long sermon, me donna une lettre de recommandation ; et le soir même je couchais dans un noviciat de frères.
Quatre ans plus tard, je ne savais pas grand’chose, mais j’étais revêtu d’une robe noire, et on me mit à la tête d’une division d’enfants.
Je ne savais pas grand’chose des découvertes de la science ; mais un de mes maîtres avait pris soin de me révéler certains graves mystères de la vie…
Cependant, mon cœur n’avait pas encore battu… Et pour qui aurait-il eu des battements ?… Mon père ne m’avait jamais caressé ; ma tante m’avait toujours rudoyé ; le vieux curé, après tout, n’avait fait de moi que son valet…
Ah ! lorsque j’y réfléchis, toute ma vie ne m’apparaît faite que de mépris et de douleurs de toute sorte… Je n’aurais jamais dû éprouver qu’un sentiment, celui de la haine !…
Je traversai donc ma vingtième année sans avoir été aimé, sans avoir aimé non plus…
Mais je commençais dès lors à ressentir un besoin extraordinaire.
On avait eu beau souffler sur mon cœur l’humilité, la méfiance et je ne sais quelle dissimulation craintive, je sentis que ce cœur ne s’était pas vidé, mais qu’il était le théâtre d’étranges bouillonnements…
Ah ! quelles sensations excitaient en moi, et de jour en jour plus ardentes, le contact et la vue de nos jeunes élèves !
Et je pressentais une incomparable jouissance à presser sur ma poitrine une de ces jeunes poitrines, à l’animer, à la surexciter, à l’enthousiasmer, à propager enfin dans ce petit être charmant l’incendie qui faisait flamber toutes mes énergies…
C’est alors que je connus le petit Jean. Lui perdu, la lumière du jour, à mes yeux, sembla se ternir ; je me sentis tout d’un coup vieilli ; je m’enfermai avec des livres ; c’est dans ces quelques années de vie morne et solitaire que j’ai acquis le peu que je sais.
Enfin, un jour, pour mon malheur, tu m’apparus dans un rayon de soleil…
L’homme, en général, ne m’inspire que de l’aversion ; mais, pour l’enfant, cet être innocent et doux, pour l’adolescent, cet être si pur et si beau, je ne ressens que de l’amour. C’est la grande fatalité de ma nature.
Je le confesse, en faisant ma classe, j’ai souvent rêvé au bonheur d’être père…
Pourtant, je déteste la femme… Jamais jeune fille ne m’a souri. La plupart des mères ont paru me mépriser ; plusieurs m’ont blessé par leurs railleries ; nulle ne m’a témoigné une réelle sympathie…
Oui, j’abhorre les femmes… Cela n’est bon que pour le prêtre…
Ah ! parlons-en des prêtres ! Crois-tu que je les aime ?… Je te l’ai dit, le seul que j’aie bien connu, n’a fait de moi qu’une espèce de paria !…
Les prêtres n’ont que du dédain pour nous autres frères, ils se croient, ils se font nos supérieurs… Devant eux, nous sommes obligés de nous humilier, de courber le front jusque dans la poussière… On dirait que nous ne sommes que leurs chiens de garde !…
Il est possible que cette lettre t’étonne, Marius… c’est que tu ne me connais pas encore !…
Ah ! s’il y a en moi une grande puissance d’amour, plus puissante encore est, peut-être, l’énergie de la haine…
- Fr. Joseph.
- 31 juillet 1870.
- 31 juillet 1870.
Marius, j’ai pris irrévocablement mon parti. Le 31 juillet qui a marqué mon arrivée sur cette terre de malheur marquera mon départ. Assez et trop de souffrances !…
Je sais, Marius, que tu n’as pas détruit mes lettres. Cela me serait une grande satisfaction de m’assurer de leur anéantissement. Apporte-les-moi. Veux-tu les tiennes ? viens les chercher. Sinon, je les anéantirai. Ne crains rien.
Cette nuit, je t’attendrai près de la petite porte du clos, de onze heures à minuit. Cette heure passée, il sera trop tard.
Si, par hasard, ma fin subite soulève des incidents qui puissent compromettre ou inquiéter qui que ce soit, fais usage de la pièce renfermée sous ce pli. J’ai confiance en toi.
Sois heureux. Adieu.
- Ton véritable ami,
- Ton véritable ami,
- Joseph.
- Nuit du 31 juillet 1870.
- Nuit du 31 juillet 1870.
Nul ne doit être accusé ni soupçonné de ma mort. Je me suis empoisonné. Le motif de ce suicide reste un secret entre Dieu et moi.
Si ma mort suscite un scandale contre la confrérie, pardonnez-moi, mes très chers frères, en ce monde, comme il me sera sans doute pardonné dans l’autre, car j’ai beaucoup souffert. J’ai été un martyr.
- Frère Joseph des Anges.
- ↑ C’est l’écrit dont il est question dans la lettre adressée le 31 juillet à Marius.
1re partie Introduction de 1911 Avis de l’éditeur de 1878 16 lettres (août-septembre 1869) |
2e partie | | 17 lettres et billets (octobre-décembre 1869) |
3e partie | | 21 lettres et billets (janvier-juillet 1870) |
Source
- Lettres amoureuses d’un frère à son élève. – Paris : Bibliothèque des Curieux, 1911. – [6]-VI-192 p. ; 15 × 10 cm. – (Le coffret du bibliophile).
P. 113-188.
Notes et références
- ↑ Soit 1,41 m. (le pied français valait 0,3248 m.)
- ↑ Il fallait entre dix et vingt ans à un ouvrier pour gagner une telle somme.
- ↑ Frères de la Doctrine chrétienne : Deux congrégations enseignantes masculines ont existé durablement sous ce nom : les Frères de la Doctrine chrétienne de Nancy, fondés en 1822 par Joseph Fréchard, et qui ont fusionné en 1912 avec les Frères maristes ; les Frères de la Doctrine chrétienne du diocèse de Strasbourg, fondés par le chanoine Jacques-Joseph Eugène Mertian en 1845, actifs uniquement en Alsace. Au XIXe siècle, cependant, les Frères des Écoles chrétiennes étaient aussi désignés couramment comme « Frères de la Doctrine chrétienne », ou encore Frères Ignorantins, ou Frères de Saint Jean.
- ↑ graisser les épaules : donner des coups de bâton.
- ↑ Cette affirmation de l’édition de 1911 constitue un anachronisme étonnant : en 1870, Jean-Baptiste de La Salle n’était que vénérable (depuis 1840). Il fut déclaré bienheureux en 1888, et saint en 1900.
- ↑ « Ve DÉFAUT. — La Rigueur et la Dureté. Comme ce n’est pas par la fréquence des corrections et par la dureté qu’on établit et qu’on maintient l’ordre dans une école, mais par une vigilance continuelle mêlée de fermeté, de prudence, de douceur, de bonté et d’aménité, il faut le faire soigneusement entendre aux jeunes Maîtres, ne leur permettant que très-peu de corrections, parce qu’ordinairement les classes où il y en a le plus sont aussi les plus mal en ordre […]. Un jeune Frère qui punirait beaucoup se donnerait l’odieux nom de Maître sévère, éloignerait les enfants, indisposerait les parents, s’attirerait des injures et se ferait regarder de mauvais œil. » (Conduite des écoles chrétiennes par Messire de La Salle,… nouv. éd. revue, corrigée et approuvée par le chapitre général de 1837, Paris, JH. Moronval, 1838, p. 215).
- ↑ cette triste pastorale : allusion aux idylles pastorales de Théocrite, dont certaines évoquent des bergers épris de jeunes garçons ; et aussi à la deuxième églogue des Bucoliques de Virgile, qui chante l’amour de Corydon pour le bel Alexis.
- ↑ signal : badine pourvue d’une languette, et destinée à faire comprendre aux élèves, par des signaux auditifs ou visuels, les instructions du maître pendant la classe. Son utilisation pour frapper les enfants n’était nullement prévue par Jean-Baptiste de La Salle.
- ↑ patoche : coup de férule (petite palette de bois ou de cuir) sur la main.