Tombeau pour 500.000 soldats (extrait 1)
Les extraits ci-dessous de Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Pierre Guyotat, évoquent le jeune Aïssa et ses maîtres successifs.
Alors qu’Ecbatane, la plus grande capitale de l’Occident, a été envahie par les armées du Septentrion, un officier ennemi prend le petit esclave violoniste Aïssa au prêtre qui l’utilisait : attiré par la jeune Mantinée, il reporte en partie ses désirs sur l’enfant.
Aïssa
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Un enfant, fils d’esclave, mais libéré par un prêtre qui abusait de lui, pour salaire de sa générosité, fut poussé un jour par celui-ci devant le chef, il dit tout haut que le vieillard sentait l’urine : le chef était sourd, il caressa la joue de l’enfant ; on donna à celui-ci le bâtonnet, il le mit aussitôt entre ses jambes : « Le mien grandira vite, monsieur Votre Excellence, le vôtre diminue de longueur et de pouvoir. » Comme il voyait que l’enfant prenait du plaisir à lui parler, le chef lui fit donner deux grosses billes en agate que l’enfant serra de chaque côté du bâtonnet qu’il gardait entre les jambes. Le chef, qu’un rayon éblouissait, se retourna, prit le bras de son aide de camp et disparut dans un essaim de veuves. La nuit, couché sur l’enfant, le prêtre lui prenait la gorge et lui frappait les tempes avec ses poings ; l’enfant les mordit, cracha sur les yeux du prêtre ; celui-ci, assis au bord du lit, le menaçait de le revendre comme esclave ; l’enfant dit qu’il avait faim, le prêtre le prit dans ses bras, le descendit dans la cuisine ; un jeune garçon traversa le jardinet, frappa à la porte vitrée : « Ouvrez, ouvrez, je suis poursuivi. » L’enfant toucha la clef, le prêtre le tira vers lui ; coup de feu, le jeune garçon s’écroule contre la vitre illuminée ; la patrouille emplit la cuisine ; le sang, autour de la tête du jeune garçon, brille sous la lune, le prêtre verse à boire, un soldat voyant l’anneau sur les lèvres de l’enfant : « Celui-là aussi en est ? Buvez avec nous, prêtre. Toi, verse. » Et dans le même temps il saisit l’enfant par la taille, l’attire contre lui, pique le torse nu de l’enfant avec la pointe de son poignard et lui pince et lui tord ses tétons entre le pouce et l’index ; l’enfant se débat, il roule contre la porte ouverte, ses cheveux trempent dans le sang ; le prêtre caresse les insignes des soldats, se fait expliquer la signification des symboles, sa main tremble sur le métal glacé ; la nuque et les joues des soldats sentent le vent et la glace. L’enfant, relevé, se tient debout derrière le prêtre, la poitrine griffée, le pichet de vin glacé au bout du bras, les boucles ensanglantées sur les tempes. « Prêtre, vends-moi ton marmot. — Il est libre, il n’est plus à vendre. — Il sert tes sacrifices nocturnes. — Je n’ai pas encore descellé son anneau. Mais je vais vous montrer l’acte de libération. — Donne-moi ton marmot, prêtre, ou je crie que tu caches des résistants et tu meurs gelé dans le Septentrion. » Le prêtre se lève, il étend les bras, recule, l’enfant pose le pichet sur le carrelage ; le prêtre le serre contre le mur. « Livre-moi ce marmot, je le veux. — Vous me passerez plutôt sur le corps. — Et ce ne serait pas pour te déplaire. — Tuez-moi. — L’héroïsme ne vous convient guère, à vous, prêtres renégats. Allons, baisse les bras, découvre ton amant, et trouve une subtile excuse doctrinale à ta lâcheté, comme vous faites tous depuis la mort de votre dieu. » Le prêtre baisse les bras, il se penche sur l’enfant : « Aïssa, tu es libre, choisis. » L’enfant, ses mains accrochées aux hanches du prêtre, son pied nu touchant le pichet glacé, tremble, ses yeux roulent, brillent, l’officier le prend à l’épaule, il l’attire contre lui, retrousse les lèvres de l’enfant avec son pouce, écrase l’anneau contre les gencives puis il serre la gorge, soulève l’enfant comme un poisson par les ouïes : « Qu’est-ce que tu sais faire, marmot ? » L’enfant, étranglé, suffoque. « Aïssa joue du violon comme tous ceux de sa race. » Les soldats soulèvent le corps du jeune garçon lequel respire encore. « Va prendre ton violon. Je t’achète. Prêtre, je te donne l’assurance de ta sécurité. » Le prêtre monte dans la chambre, avec l’enfant ; accroupis devant la commode, ils tirent les vêtements d’Aïssa, le prêtre les serre dans une petite valise, ils redescendent ; l’officier prend la main de l’enfant : « As-tu pris ton violon ? si nous retournons au Septentrion, j’aurai besoin de toi pour chasser ma mélancolie. » Le prêtre se penche sur l’enfant, mais un soldat lève son arme. Le résistant râle ; trois tanks sont arrêtés devant le jardinet : les soldats casqués jouent de l’harmonica sous la lune, l’officier monte dans la tourelle, l’enfant, resté en bas, s’appuie aux chenilles du tank, l’officier, du haut de la tourelle, lui tend le bras, l’enfant le saisit, monte, l’officier le serre contre sa jambe, les tanks démarrent, ils roulent sur le boulevard du front de mer, l’officier regarde les étoiles reflétées dans l’eau tumultueuse : « Où as-tu mis ton violon ? » et il presse le cuir de la valise, l’enfant l’ouvre, le violon brille un instant sous la lune, l’officier le touche, le caresse, pince les cordes ; une chienne, couchée sur le flanc, allaite ses chiots, le tank roule et l’écrase, le sang éclabousse les phares du tank ; dans l’escalier, Aïssa s’écroule sur les marches, une écume rose jaillit à la commissure des lèvres ; un soldat qui monte, écrase avec sa botte la main de l’enfant évanoui qui s’ouvre sur le bois trempé de neige. À l’aube l’officier se lève, nu, rejette les draps traversés d’une lueur rose ; l’enfant dort devant la porte, entortillé dans une couverture kaki, la tête roulée sur la valise ; l’officier marche vers la fenêtre, crache son chewing-gum, caresse les tuiles attiédies, allume une cigarette.
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L’officier septentrional, nu, caresse les tuiles du toit avec la paume de sa main, ramène celle-ci, tiède, contre sa cuisse, il se lève, traverse la chambre, foule du pied la tête d’Aïssa couché le long de la porte, le garçon s’éveille, étire ses bras : « Viens t’asseoir sur la fenêtre. » Le garçon se lève, la couverture glisse sur ses épaules, l’officier le pousse vers la fenêtre où il s’assoit, et tirant le garçon au short et à la chemise, froissée entre ses cuisses nues, il le caresse sur la nuque et regarde la princesse assise dans le jardin, sa bouche ensanglantée et sa main posée sur la chaise où Mantinée vient s’asseoir. Quand la jeune fille paraît, le sexe de l’officier se dresse et bat sur les reins du garçon ; elle s’assoit, la princesse retire sa main, penche son visage sur celui de Mantinée, laquelle repousse du bout des doigts cette bouche où le sang fume.
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Le jeune officier, serrant Aïssa contre son ventre, tressaille, le garçon s’endort dans la sueur du soldat, la main de celui-ci enfoncée sous le short d’Aïssa joue avec son sexe.
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Mantinée cherche la princesse avec deux esclaves forts au bord de l’estuaire, gardé par une escouade, assis sur le marchepied d’un half-track, le jeune officier ennemi écoute Aïssa jouer de son violon ; le garçon est debout, appuyé au garde-boue ; des petits rats courent dans les chenilles, leur queue traînant dans la boue. Les soldats voient les esclaves et derrière eux, Mantinée ; ils s’élancent, ils les saisissent aux poignets, ils les poussent devant l’officier : « Qui cherchez-vous ? — La princesse. » L’aube glace le sang dans les veines et au bord des blessures. « Viens, toi. » Il touche la hanche de Mantinée, les soldats maintiennent les esclaves appuyés contre le capot du half-track. Mantinée s’assoit sur les genoux de l’officier. Aïssa pose son violon sur le garde-boue : « Continue à jouer. » L’officier regarde Mantinée dans le blanc des yeux, ses joues se recouvrent d’argent : « Réchauffe-moi. Femmes, je vous hais. Je suis glacé. Mon sang noircit dans mes veines, aime-moi, transperce-moi, ouvre-moi, fais jaillir mon sang avec ma semence. La nuit je pleure et le matin, mais mes larmes ne sont pas mêlées de sang. » Il plonge sa tête dans les seins de Mantinée, il mordille le haut de sa robe, le vent soulève la poussière et le sable sous le half-track et les jette contre les jambes nues d’Aïssa. L’officier relève la tête : « Portez-la dans la cabine. » Les soldats prennent Mantinée par la tête et par les pieds ils la soulèvent, ils la jettent sur la banquette, la tête heurte le volant ; l’officier monte sur le marchepied, un soldat laisse aller sa main froide sur le ventre découvert de Mantinée — la robe retroussée est accrochée au levier des vitesses ; l’officier frappe le soldat au front, il se couche sur Mantinée, il écarte ses cuisses serrées par le gel, il prend la bouche de l’esclave, sa salive scintille dans les oreilles de celle-ci et sur ses cheveux collés aux tempes. Quand il se relève, la semence ensoleillée ruisselant sur le ventre de Mantinée, une poudre noire tombe et voile ses yeux et son front. Il serre son poing, il renverse sa tête en arrière, ses larmes rentrent dans ses yeux, coulent sur son front vers ses cheveux, les soldats tirent leurs poignards et les plongent dans les jambes des esclaves, le sang jaillit, ruisselle sur la rosée ; leurs jarrets coupés, les esclaves tombent sur les genoux. Aïssa tient son violon, l’archet tremble sur la corde ; ses genoux ploient ; les esclaves gémissent, leur front pâlit, puis le sang rougit le crâne sous les cheveux. L’officier dégaine son pistolet, il frappe la tempe des esclaves avec la crosse. Mantinée, dans la cabine, se relève, ramène sa robe sur ses jambes. Détonations sur le haut d’Ecbatane : cent prisonniers, mâchoires et genoux brisés, cœur éclaté, s’écroulent dans la boue de la prison centrale. « Tuez-les tous, tuez-les tous, que leur sang se déploie vers la plus haute mer. » Il ne s’est pas reboutonné, son sexe pend sur la toile du treillis, le cri le secoue, libère les dernières gouttes de sperme ; elles éclaboussent la jambe d’Aïssa. L’officier prend la main de Mantinée, il entraîne la jeune fille vers le ressac, il la fait asseoir dans l’écume, il s’y accroupit, prend de l’eau dans sa main, la répand sur le front et sur la bouche de Mantinée, puis montre son sexe nu ; la jeune fille joint ses mains ouvertes, les remplit d’eau, l’officier y trempe son sexe gluant.
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Aïssa court vers l’étang, son violon tombe sur la glace, il glisse dans un rayon de lune ; autour de l’archet des libellules, jaillies de la pénombre des roseaux, tremblent ; Aïssa marche sur l’étang, ses narines ouvertes au parfum de glace et de sang ; il ramasse le violon que le vent pousse doucement sur la glace ; à travers la carapace grinçante, il voit le cadavre de l’officier retenu sous la glace, la bouche collée au glaçon et des scintillements à la place des yeux. Les prisonniers faits par Iérissos s’échappent avant l’aube, emportant Aïssa ; comme la bataille les a gonflés de désir, ils vont au bordel poussant Aïssa devant eux, et n’ayant plus d’argent, ils vendent le garçon, en échange d’une putain pour chacun d’eux, tous les soirs jusqu’à leur prochaine mutation sur le front septentrional. Le garçonnier pousse Aïssa dans une petite alcôve fermée par un rideau de tôle ondulée : « Tu aimeras les hommes et les femmes qui soulèveront le rideau et viendront s’asseoir sur le lit près de toi ; tu joueras du violon pendant qu’ils te déshabillent. »
Voir aussi
Édition utilisée
- Tombeau pour cinq cent mille soldats : sept chants / Pierre Guyotat. – Paris : Gallimard, 1967 (Saint-Amand : Impr. Bussière). – 496 p. ; 21 × 14 cm. – (Le chemin).
P. 9-11, 43, 44, 44-46, 47.