Tombeau pour 500.000 soldats (extrait 10)
L’extrait ci-dessous de Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat, édité en 1967 par Gallimard, met en scène Draga, un adolescent prostitué qui travaille dans le bordel de la mère Lulu, raccompagné par un soldat après une prestation à domicile auprès de femmes d’officiers.
Draga et le soldat
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Extrait précédent
Les enfants perdus
Le soldat m’arrête à la porte de la cuisine, je m’appuie au chambranle de la porte, les jambes croisées ; le soldat ouvre un placard, prend le chocolat, me le tend, je le mets dans ma poche ; dans l’auto, le soldat prend les rues en bordure de la ville, son fusil mitrailleur est posé sur le siège, entre nous deux. Le soldat regarde dans le rétroviseur : « Ces femmes sont dégoûtantes, toi, tu es un garçon, mais tu es beau. — Laisse-moi, laisse-moi. » … Le soldat arrête le moteur, l’auto est cachée sous de grandes herbes sèches, mon cœur bat, je glisse ma main hors de la vitre et je cueille un bleuet, je le tends au soldat, mais il saisit mon poing, il le retourne, il me couche sur le siège, ma tête entre ses cuisses, son autre main caresse mes cuisses et mon sexe à travers la toile, sa main s’enfonce entre mes cuisses, sous le sexe, remonte sous les fesses, et il me tire ainsi vers lui, son poing serrant le mien contre le haut du siège. « Laisse-moi, tu n’as pas payé. » Il rit, s’appesantit sur moi, sa bouche mordillant et mouillant mon genou ; le lait des herbes bave sur la vitre, la poitrine du soldat pèse sur mon dos ; cris des coqs, moteurs ; sa bouche brûlante remonte le long de mes cuisses jusqu’au ventre, puis saute sur ma bouche et l’étouffe, les cils du soldat battent sur ma joue puis sur mes cils, ma tête roule sur le côté, mon cœur me fait mal, le sang se retire de mes lèvres, le soldat prend peur, il me relâche, il me pousse contre la portière, il démarre, il lance la voiture sur le chemin blanc, freine devant le bordel, descend, ouvre ma portière, me tire par l’épaule, me soutient jusqu’à la salle ; des hommes qui boivent au comptoir, tournent la tête ; le soldat me traîne jusqu’à Mme Lulu, les hommes, quand je passe, caressent mes joues, mon ventre ; Mme Lulu me serre contre ses cuisses, le soldat lui tend les billets : « Il a été sage, mon petit Draga ? » Mme Lulu me pousse devant ses cuisses et s’approche ainsi du soldat, lequel tend les mains et prend les hanches de Mme Lulu, ses cuisses frémissent contre mes reins ; quand le soldat s’en va, il a du rouge sur la joue et sur la naissance de son épaule découverte. Mme Lulu ouvre mes lèvres et verse dans ma bouche un peu d’alcool, un homme me regarde, assis à une table, dans un angle sombre de la salle, il lève la main, l’autre main est gantée, Mme Lulu me lâche, tape sur mes fesses et montre du doigt l’homme qui a baissé la tête et lisse ses cheveux. Je marche vers la table, le manteau de l’homme recouvre la banquette noire ; mais, quand je me suis assis sur ses genoux, mes bras enroulés à son cou frémissant, et qu’il commence de me déboutonner, le chocolat, tout à coup, fond sur ma cuisse, la main de l’homme s’attarde sur la partie du blue-jean collée à la cuisse par le chocolat : « Tu m’aimes déjà. » Mais l’odeur du chocolat monte jusqu’à mes lèvres, et ses yeux se ferment et sa main tremble en me déboutonnant.
Voir aussi
Édition utilisée
- Tombeau pour cinq cent mille soldats : sept chants / Pierre Guyotat. – Paris : Gallimard, 1967 (Saint-Amand : Impr. Bussière). – 496 p. ; 21 × 14 cm. – (Le chemin).
P. 333-334.