Tombeau pour 500.000 soldats (extrait 4)
L’extrait ci-dessous de Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat, édité en 1967 par Gallimard, évoque les petits frères du rebelle Kment, qui se prostituent aux hommes et aux femmes dans des bordels ou dans la rue.
Les frères de Kment
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Serge adolescent
Kment, au soir, visite les bordels et les chambres secrètes, il rassemble ses frères ; il les rhabille, il arrache l’argent à la maquerelle, il repousse les clients ivres, il leur vole leur ceinture ; les frères lui montrent leurs amants de l’après-midi. Souvent, un frère, enivré, s’accroche aux draps du lit ; le client, la cliente enjambe le lit ; le frère se love dans les draps souillés. Kment tire son bras ; le client, la cliente lave son sexe et ses cuisses au baquet, presse l’éponge sur son visage ; Kment, sa main glisse sur les traces de sperme au bois du lit ; les pieds du client, de la cliente, baignent dans les flaques savonneuses prises entre les déchirures du linoléum ; le frère s’entortille dans le drap qui se tend sur ses reins, sur son crâne : le sperme et la salive collent le drap à son ventre, à sa gorge, à ses lèvres ; tout à coup les vomissures jaillissent hors de la bouche du frère, gonflent, rougissent le drap ; les épaules tressautent, les vomissures ruissellent sur la gorge, sur la poitrine, sous l’aisselle de l’enfant emprisonné. Le client, la cliente jette l’éponge dans le baquet où des filaments de sperme se dissolvent dans la mousse. Kment écarte le drap souillé : l’enfant fixe le drap transparent tendu au-dessus de lui : le soleil et la fraîcheur du soir baignent le drap ; sur le traversin, la main de Kment effleure les mèches entremêlées du client, de la cliente et de l’enfant, le pli mouillé formé par leurs lèvres jointes et, plus bas, sur le drap, la tache de la semence parsemée de bouclettes brunes. Kment dégage l’enfant ; le client, la cliente, nu, frappe la hanche de Kment : « Toi dont les mains ne sont pas souillées de vomissures, rhabille mon corps. C’est convenu dans le prix de la couchée. D’abord, caresse mes reins et mon ventre et mon sexe avec le plat du poignet. » Puis, le rhabillage achevé, le client, la cliente, tend la ceinture : « Boucle, d’abord sur le sexe, puis remonte et vérifie les boutons. » Un petit oiseau, un pourpre boiteux, marche sur le bord extérieur de la fenêtre grillagée : « Lève-toi. Nous sommes seuls. Tu manges tes vomissures ? » Kment étreint le petit corps rieur à travers le drap. Un garçon entre, les bras chargés de draps frais ; il les pose sur le bois du lit ; il s’accroupit, presse l’éponge au-dessus du baquet, il soulève le baquet, il le transporte dans le couloir, il le remplit d’eau rouge et sablonneuse — un vent de sable recouvre Inaménas — il le rapporte, il le pose sur le linoléum, son doigt tire un filament de sperme collé au bord du baquet ; le garçon le frotte à son blue-jean, sur le genou ; il se redresse, il tape sur le bois du lit, Kment tire le bras du frère hors du drap, le garçon tire l’autre bras : la tête apparaît, la gorge baignée de vomissures de vin, les lèvres mordues jusqu’au sang : Kment penche la tête : « Amour, tu as chaud ?… Tu couves tes petits œufs ?… La maquerelle monte pour les ramasser sous toi. Sors du lit, vite. » L’enfant lève sa jambe, il se redresse sur les coudes, il repousse le drap, il se met debout, le pied sur ses vomissures ; Kment le prend et le soulève par la taille, il le pousse dans le couloir, il lui plonge la tête et le cou dans le lavabo ; le garçon arrache les draps, il les jette en tas sur le linoléum, il nettoie avec l’éponge la tache sur le matelas, il déplie les draps frais, il refait le lit ; le frère, sa bouche au-dessus de l’eau, tient avec ses poings, le bord du lavabo : « Le pourpre, Kment, il vient et il chante sur le bord de la fenêtre quand l’ombre du client, de la cliente recouvre mon ventre. Kment, est-ce que les clientes peuvent avoir des bébés avec moi ? La maquerelle dit qu’elle les jette au fumier. Je veux garder le mien. Tous, aujourd’hui, clients, clientes, voulaient des bébés, tous pleuraient sur l’oreiller, imploraient les putains. La maquerelle dit que c’est à cause du printemps qui attendrit la peau du sexe et la peau du cœur. Kment, un client est venu ce matin, il a déposé son instrument sur le lit : j’étais nu sur le lit ; il ne me touchait pas ; il sortait des fleurs et des feuillages de sa chemise, il crachait dessus, il les secouait ; ses yeux et sa bouche sont peints comme ceux d’un clown ; il approche les feuillages et les fleurs au-dessus de mon ventre : “Ranime ces fleurs et ces feuillages morts, toi, enfant.” Je me lève, j’appuie mon poing au bois du lit, je me raidis, je me branle, le client appuie son oreille sur ma petite poitrine haletante, l’haleine de mon sexe durcissant baigne son visage : le sperme jaillit, éclabousse les fleurs et les feuillages morts : “Amour, je te remercie, je les emporte, rafraîchis par ta rosée.” Il prend alors mon sexe gluant dont ma main en tremblant, se détache, il y pose ses lèvres, il boit les gouttes de sperme refoulé ; mon autre main en sueur marque le vernis du bois. Sur ses lèvres, il y a du sang et le bout de mon sexe en est rougi. »
Voir aussi
Édition utilisée
- Tombeau pour cinq cent mille soldats : sept chants / Pierre Guyotat. – Paris : Gallimard, 1967 (Saint-Amand : Impr. Bussière). – 496 p. ; 21 × 14 cm. – (Le chemin).
P. 111-113.