Tombeau pour 500.000 soldats (extrait 6)
Les extraits ci-dessous de Tombeau pour cinq cent mille soldats de Pierre Guyotat, édité en 1967 par Gallimard, évoquent de petits castrats recueillis par le cardinal.
Les castrats du cardinal
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Le cardinal sort dans le jardin ; d’une main fripée par le sommeil, il caresse les fleurs lourdes de rosée ; retire son autre main de sous ses manches, se penche sur un massif, casse une fleur, la porte à ses lèvres, boit la rosée sauvage. Une fenêtre s’ouvre sur la façade, une cornette s’élance, le cardinal sourit, fait un signe de la main, mais voyant la fleur à cette main, il rougit, la fenêtre se ferme aussitôt sur une odeur de lit et d’éther, le cardinal marche vers l’orangerie où sont les orangers et les castrats ; il ouvre la porte, se meut doucement entre les branches tièdes, s’arrête devant une deuxième porte à travers laquelle il entend des rires étouffés, et des craquements de lits, le bruit de l’eau dans les cuvettes de tôle, il pousse la porte, il voit les garçons torse nu, penchés sur les cuvettes un linge sur l’épaule, le surveillant frappe deux fois dans ses mains ; les garçons assis sur leur lit, se lèvent, les bras le long des hanches. Le cardinal s’avance, la gorge serrée, il va vers le surveillant, jeune homme blanc habillé de drap noir, et lui prend la main ; les voici devant les lits défaits, un garçon s’agenouille devant le cardinal et baise son anneau, un autre se jette à ses pieds, les lui embrasse, le cardinal passe une main lasse, potelée, sur la nuque du garçon, lui relève la tête ; le jeune homme, à ses côtés, frémit : « Ils ne sont pas si tendres avec moi, Monseigneur. » Mais le cardinal ne l’entend pas. Un lit, des draps, soudain, tachés de sang, le garçon se tient debout, devant la tache, ses lèvres tremblent et ses yeux, le jeune homme blanc lui met la main sur la hanche et l’écarte doucement. Puis, il pose ses doigts sur le drap à l’endroit de la tache, le cardinal s’avance ; le jeune homme frotte ses doigts l’un contre l’autre : « Il est encore frais. Tu n’as pas honte. » Les garçons s’approchent avec un bruit de laine et de muscles, mais le jeune homme les arrête. Le cardinal détourne la tête : « Laissez cet enfant. — Il a de mauvaises pensées, Monseigneur. » Un garçon roux se jette aux pieds du cardinal : « Le matin, je le vois, il se retourne dans son lit, il se roule… — J’ai peur. » Le cardinal va à la fenêtre, voit les maraîchers, et les laitiers penchés sur leurs voitures, jambes écartées, narines brillantes, sous l’escalier de la cuisine. Une porte vitrée s’ouvre, cornette, une religieuse descend, ouvre ses bras, l’homme prend des tomates et des figues, les fait couler contre la poitrine de la religieuse, elle sourit un instant, se retourne, remonte l’escalier, ses hanches balancées dans sa jupe serrée, la porte claque dans un rayon ; l’homme sourit, frotte ses mains à ses hanches, crache, relève la tête violemment, le soleil frappe ses dents découvertes ; derrière la vitre disparaît le visage de la religieuse, furtif, désespéré ; les cils, l’arête du nez étincelant derrière le verre éclaboussé du soleil. Le cardinal met la main devant ses yeux, revient vers le lit : « Laissez cet enfant, ne le jugez pas, la luxure consume ce monde, du haut en bas. » Puis il passe et l’enfant baisse les yeux, le cardinal étouffe, suffoque : cette odeur de sang, de sueur, de savon, de salive nocturne. Il sort, ramène les pans de sa soutane autour de lui, traverse les orangers à l’odeur de sang tiède, passe la porte, entre dans le soleil ; il entend une fanfare joyeuse dans le haut de la ville.
[……]
Le cardinal, attendri par la fanfare, s’étire doucement sous ses voiles, fait des petits pas. Une religieuse l’attend, en haut du perron ; les petits castrats sortent de l’orangerie, marchent en rang vers la chapelle, au fond du jardin ; l’un d’eux, une rose s’accroche à sa hanche, il s’arrête, se retourne, détache la rose, ses yeux glissent un instant sur ceux du cardinal, c’est l’enfant au drap taché de sang : « Il a touché notre plus jeune sœur, dans la lingerie, Monseigneur. Depuis elle ne dort plus, elle regarde aux fenêtres. » Le cardinal sourit à l’enfant, la rose se balance au-dessus du massif : « Venez vous habiller, Monseigneur. » Le gros homme nourri de petits pois, de ragoût et de flan, se laisse conduire dans sa chambre, asseoir sur une chaise, en face de la fenêtre, la religieuse s’agenouille à ses pieds, lui retire ses chaussons : « Ma sœur, pourquoi méprisez-vous cet enfant, créature du Seigneur, sa main qui a touché votre plus jeune sœur fait aussi le signe de la croix — qu’y a-t-il à déjeuner ? — … Nous avons une surprise pour vous, Monseigneur.
[……]
La procession se forme, elle s’arrête avant d’entrer dans la nef. L’orgue tremble. Les petits castrats, à la droite de l’autel, retiennent leur souffle. La procession avance vers l’autel. Gloria in excelsis Deo. Le petit castrat à la rose, chante, ses yeux se mouillent de larmes, le cardinal courbe la tête, et la retourne, légère, au-dessus du ciboire ; il voit les jambes de l’enfant, sa gorge palpitante, la bave brillant au coin des lèvres. L’enfant, ses vêtements tremblent, chante seul dans le silence. Et l’oiseau sort du confessionnal ; s’élance entre les murs de chaux, heurte les colonnes roses, les statues ; le battement de ses ailes couche la flamme des cierges, sur l’autel ; l’enfant reste immobile ; le cardinal courbe le front… à l’odeur de vin qui monte de la tablette, se mêle soudain une odeur de plume, de nid et de sang. Le regard du cardinal s’abaisse, entre les cuisses de l’enfant, une tache noircit la toile du short, s’étend : un filet de sang coule sur la jambe jusqu’au genou. L’oiseau passe au-dessus de l’enfant, effleure sa chevelure, tourne autour de ses hanches, attiré par le sang. L’enfant force sa voix, le sang coule plus violemment. Puis le chœur s’entrelace et l’enfant tombe évanoui, la jambe ruisselante. Le jeune homme noir se précipite, prend l’enfant dans ses bras et l’emporte dans la sacristie, l’étend sur un banc devant la porte ouverte sur le jardin, il revient vers la porte de la nef, la ferme, regarde par le trou de la serrure, retourne à l’enfant, se courbe sur lui, pose sa main sur l’épaule de l’enfant, l’enfonce sous l’aisselle, dans la sueur, la ramène sur la poitrine, il se penche, pose ses lèvres sur la joue de l’enfant, sur ses lèvres et sa main rampe sur le ventre glacé, sur la toile trempée de sang. Le jeune homme se redresse, regarde sa main, va vers la porte, descend dans le jardin, s’accroupit, enfonce sa main humide dans le sable, revient dans la sacristie, met sa main dans le lavabo, ouvre le robinet ; l’enfant s’anime, ses genoux tremblent, le sang séché tombe en poudre sur le banc. Dans l’encadrement de la porte passe un chien plus blanc que le jardin. Les enfants mutilés dans les massacres sont gardés dans les hôpitaux ; ceux dont le sexe seul a été tranché, les entremetteurs les vendent aux diacres, le cardinal reçoit de l’argent du gouverneur pour racheter ces enfants et les nourrir. Très vite, les entremetteurs payent des assassins : ceux-ci se glissent dans les rues, la nuit, dans les chemins, le jour, capturent des enfants, les mutilent dans le sable, dans la boue. Vers la fin de la guerre, les massacres étant devenus rares, la plupart des castrats du cardinal ont eu à faire avec ces assassins. La mutilation est mieux faite.
Voir aussi
Édition utilisée
- Tombeau pour cinq cent mille soldats : sept chants / Pierre Guyotat. – Paris : Gallimard, 1967 (Saint-Amand : Impr. Bussière). – 496 p. ; 21 × 14 cm. – (Le chemin).
P. 192-193, 193-194, 196-197.