Tombeau pour cinq cent mille soldats (Pierre Guyotat)

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Tombeau pour cinq cent mille soldats est une œuvre littéraire épique de Pierre Guyotat, divisée en « sept chants », éditée chez Gallimard en 1967.

Analyse

Tombeau pour cinq cent mille soldats n’est pas exactement un roman, ni même un récit, mais plutôt une « épopée charnelle » : à une langue d’une grande pureté, d’une parfaite maîtrise — presque classique —, s’ajoute une poésie puissante au service de la description d’innombrables scènes qui, dans un autre contexte, seraient qualifiées de pornographiques.

Masturbation, hétérosexualité, viols, sadisme, homosexualité, zoophilie, pédophilie, pédérastie, prostitution, meurtres, et tous autres épisodes plus ou moins extrêmes ou dégradants, sont mêlés au long d’un texte foisonnant, où rien n’est épargné au lecteur. On pense souvent à Sade, mais un Sade revu par Lautréamont et par Genet.

Si l’ordre des séquences est à peu près chronologique, elles se juxtaposent, se superposent, s’enchevêtrent sans lien apparent, passant en permanence d’un personnage à l’autre, important ou occasionnel, et déroulant pour chacun d’eux des moments de vie qui ne s’enchaînent pas toujours. L’impression qui s’en dégage est celle d’un grouillement de destins indépendants, dont l’ensemble forme une humanité.

Origines

Guyotat a puisé sa première inspiration dans la guerre d’Algérie : le cadre posé au début reproduit assez exactement l’histoire de la France entre 1940 et 1962 ; et la cruauté des combattants, de part et d’autre, reflète en partie la réalité d’une révolte coloniale. Par ailleurs, la sympathie de l’auteur pour les Nord-Africains se traduit par l’intérêt avec lequel il décrit le sort des esclaves.

Tombeau pour cinq cent mille soldats constitue un tournant radical dans l’histoire de la littérature érotique — et de la littérature tout court. Ces quelques réflexions de Pierre Guyotat, au cours d’une interview parue peu de temps après le livre, éclairent sa démarche artistique :

« Je me laisse fasciner par la présence des choses élémentaires, aussi simples que le lait, le sang, le sperme, les taches, les choses que l’on peut gratter, lécher, mordre. Il faut montrer la présence de la matière et, de plus, l’embellir, la raffiner, la donner dans son état pur. Il faut la décanter de ses impuretés à base de métaphysique, de psychologie, de moralisme, de matérialisme ; il faut faire apparaître le noyau des choses. […]

L’aspect sexuel est sans doute une des meilleures façons dont nous disposions en 1967 pour atteindre à l’épopée. […]

Ce que je veux faire c’est une littérature épique, une littérature du geste, des besoins. L’importance accordée au sexe dans ce livre et tout le livre ne peuvent être compris que si on les replace dans le cadre d’un paganisme effrayant…[1]

»

Accueil

En décembre  1965 Pierre Guyotat met la dernière main au manuscrit, qu’il intitule d’abord Sept chants. En février  1966 il le remet aux éditions du Seuil, qui ont publié ses deux premiers romans Sur un cheval et Ashby. Le refus est immédiat : « En dépit du talent que vous y dépensez, c’est raté. Nous n’imaginons pas que le lecteur s’en accommoderait. Et cela indépendamment des difficultés judiciaires auxquelles se heurterait la publication ». Luc Estang ajoute : « Le parti pris d’horreur et de violence tourne vite à l’ennui parce que […] le ton est monotone et parce que le magma, sans doute libéré, désamorce au fur et à mesure l’intérêt ».

Malgré le talent de Guyotat, que personne ne met en doute, tous les éditeurs pressentis considèrent ce manuscrit comme de la matière brute à retravailler. Même Dominique de Roux, des Cahiers de l’Herne, qui admire l’auteur, lui demande des retouches. À leur tour les éditions de Minuit refusent, sans doute à l’instigation d’Alain Robbe-Grillet ; puis Gallimard. Le contrat d’édition passe de main en main…

Au final, quelques enthousiastes parviendront à sauver ce manuscrit en perdition, et son auteur au bord du désespoir : Georges Lambrichs, des Cahiers du Chemin, Michel Foucault, Roger Caillois, Roger Borderie, Jean-Edern Hallier, font successivement le siège de Claude Gallimard, qui finit par accepter.

Avec 4000 exemplaires épuisés en quatre jours, le premier tirage de 1967 s’avère un succès. L’œuvre provoque un grand émoi en raison de l’absence totale de tabous, sexuels en particulier. Mais aussi scandaleuse soit-elle, elle suscite rapidement le soutien de nombreux intellectuels et artistes, qui en reconnaissent l’exceptionnelle qualité littéraire.

L’armée réagit à cette description terrible de la guerre : le général Massu fait interdire le livre dans les casernes françaises en Allemagne.

L’œuvre a été adaptée à la scène par Antoine Vitez, en 1981, pour le théâtre national de Chaillot.

Typographie

Tombeau pour cinq cent mille soldats, comme par la suite Éden, Éden, Éden, a été d’abord écrit sans alinéas. C’est ce qu’indique l’auteur lui-même :

« Le manuscrit original se présentait sous la forme d’une masse sans alinéa. Pour les besoins d’une meilleure lisibilité éditoriale il parut nécessaire d’en “aérer” la présentation, et liberté fut laissée à une dactylographe de faire dans cette masse le découpage de son choix. L’auteur souhaite néanmoins que soit vu et lu par chaque lecteur, comme il l’a écrit et vu, ce livre, sans alinéa. »

Les extraits présentés ci-dessous restaurent le texte de Pierre Guyotat tel qu’il aurait souhaité le voir publié : la disposition d’origine y a été recréée, en supprimant les alinéas et en remplaçant, si nécessaire, les tirets par des guillemets. Seules les coupures du texte, signalées par des points entre crochets [……], sont disposées en alinéa.

Résumé des extraits

La publication de ces extraits sur BoyWiki n’a pas pour objet de remplacer la lecture de l’ouvrage complet, mais au contraire de communiquer l’envie d’en connaître plus.

(Les titres donnés ici par commodité à ces dix-sept parties ne sont pas de l’auteur.)

  1. Aïssa. Alors qu’Ecbatane, la plus grande capitale de l’Occident, a été envahie par les armées du Septentrion, un officier ennemi prend le petit violoniste Aïssa au prêtre qui l’utilisait : attiré par la jeune Mantinée, il reporte en partie ses désirs sur l’enfant.
  2. Le chef et les marmitons. Le chef rôde pendant la nuit à la recherche de marmitons dociles.
  3. Serge adolescent. Peu après la libération de la métropole, les esclaves de l’île d’Inaménas, une colonie d’Ecbatane, se révoltent. L’adolescent Serge, tourmenté par la sexualité, interroge un jeune soldat, qui a sur lui quelques gestes tendres.
  4. Les frères de Kment. Les petits frères du rebelle Kment se prostituent aux hommes et aux femmes, dans des bordels ou dans la rue.
  5. Le cardinal. Le vieux cardinal, depuis toujours amateur de garçons, autorise un collégien se baigner nu, de nuit, dans la piscine.
  6. Les castrats du cardinal. Par ailleurs, il protège les petits castrats mutilés dans les massacres, dont l’un chante jusqu’à épuisement lors d’une cérémonie religieuse qu’il préside.
  7. L’enfant et le soldat. Un enfant indigène offre son corps à un soldat qui l’a capturé.
  8. Le bordel du général. Le général Kostas rêve d’ouvrir un bordel de garçons en compagnie de Pino, un soldat très jeune qui est son préféré : il en imagine les règles, les modalités de recrutement, les pensionnaires, les anecdotes…
  9. Les enfants perdus. De nombreux enfants grandissent dans des bordels, ou errent et se prostituent dans les rues.
  10. Draga et le soldat. Draga, un adolescent prostitué qui travaille dans le bordel de la mère Lulu, est raccompagné par un soldat après une prestation à domicile auprès de femmes d’officiers.
  11. Les souvenirs de Pétrilion. Son camarade Pétrilion, plus jeune, se remémore une enfance sordide, puis son arrivée au bordel, et divers épisodes advenus depuis lors.
  12. Pétrilion et Draga. Un soir, alors que Pétrilion dort, Draga se masturbe au-dessus de lui.
  13. Pétrilion et le chien. Après une révolte des prostitués et l’assassinat de la mère Lulu, ce sont les recruteurs qui assurent la direction du bordel. Ils contraignent Pétrilion, qui avait tenté de s’échapper, à pratiquer des actes sexuels avec un chien en présence d’un groupe de spectateurs.
  14. Les garçons des rues. Chaque soir, les recruteurs prennent dans la rue un garçon affamé, qui est ensuite livré aux clients dont les autres prostitués ne veulent pas.
  15. Bagne pour garçons. Winnetou s’enfuit d’un bagne, accompagné par le petit Gal ; celui-ci sert d’appas pour attirer un homme et le voler.
  16. Les esclaves de Titov Veles. À Titov Veles, les jeunes esclaves ont pour unique rôle de coucher avec les habitants, pour les délivrer de leurs désirs sexuels.
  17. La mère de Cendre. Une veuve de guerre, qui hait et maltraite son jeune fils Cendre, le livre aux appétits de son amant Aurelio.

Voir aussi

Bibliographie

Éditions

  • Tombeau pour cinq cent mille soldats : sept chants / Pierre Guyotat. – Paris : Gallimard, 1967 (Saint-Amand : Impr. Bussière). – 496 p. ; 21 × 14 cm. – (Le chemin).
  • 五十万人の兵士の墓―反乱の雅歌篇 / ピエール・ギュヨタ ; 榊原晃三 訳。― 東京都 : 二見書房, 1970。― 360ページ ; 20 × 14 cm。
  • Tombeau pour cinq cent mille soldats : sept chants / Pierre Guyotat. – [Paris] : Gallimard, 1980 (Saint-Amand : Impr. S.E.P.C., 24 avril 1980). – 504 p. ; 20 × 13 cm. – (L’imaginaire ; 58). – ISBN 978-2070207220
  • Tomb for 500,000 soldiers / Pierre Guyotat ; [translation Romain Slocombe] ; [introduction Stephen Barber]. – [London] : Creation Books, 2003 (15 May). – 378 p. ; 22 × 14 cm. – (Creation modern classics ; 2. The Modern Classics Series ; 1). – ISBN 978-1840680621
    Cette traduction souffre de nombreuses erreurs. Des passages manquent.
  • Могила для 500 000 солдат / Пьер Гийота ; перевод с французского Михаила Иванова. – [Тверь] : Колонна Пабликейшинз = Kolonna publications, 2005. – 544 с. ; 19 × 13 см. – (Vasa Iniquitatis = Сосуд беззаконий ; 20). – ISBN 5-98144-056-5
  • Tomb for 500,000 soldiers / Pierre Guyotat ; translated by Romain Slocombe ; with an introduction by Stephen Barber. – New revised edition. – [New York] : Solar Books, 2009 (1 May). – 392 p. ; 22 × 14 cm. – ISBN 978-0982046425
  • Grabmal für fünfhunderttausend Soldaten : sieben Gesänge / Pierre Guyotat ; aus dem Französischen von Holger Fock. – Zürich : Diaphanes, 2014 (8. Oktober 2014). – 656 S. ; 14 × 22 cm. – ISBN 978-3-03734-215-2

Commentaires et études

  • Borderie, Roger. « Entretien avec Pierre Guyotat : à propos de “Tombeau pour cinq cent mille soldats” » / in Les Lettres Françaises, 4 octobre 1967.
    Publié à nouveau dans Littérature interdite / Pierre Guyotat. Gallimard, 1972.
  • Brun, Catherine. Pierre Guyotat : essai biographique. – Paris : Léo Scheer (Clamecy : Impr. Laballery, 2005). – 506 p.-[32] p. de pl. : ill., couv. ill. ; 24 cm. – ISBN 2-915280-76-2
  • Claude, Catherine. « Pour une lecture de Tombeau pour 500 000 soldats de Pierre Guyotat » / in La Nouvelle Critique, n° 25, juin 1969.
  • Guyotat, Pierre. Carnets de bord. Volume 1, 1962-1969 / éd. et comm. par Valérian Lallement. – Paris : Léo Scheer, 2005. – 634 p. ; 21 × 14cm. – (Lignes manifestes). – ISBN 978-2849380345

Articles connexes

Notes et références

  1. « Entretien avec Pierre Guyotat : à propos de “Tombeau pour cinq cent mille soldats” » / par Roger Borderie ; in Les Lettres Françaises, 4 octobre 1967.
    Publié à nouveau dans Littérature interdite / Pierre Guyotat. Gallimard, 1972.