Ne suis pas n’importe qui !… (Maurice Balland)
Ne suis pas n’importe qui !… est une nouvelle pédérastique de Maurice Balland.
Si ton enfant veut manger du poisson pourri, laisse-le faire.
(Proverbe chinois)
« Ce camelot est vraiment amusant avec son baratin ! Il va me convaincre d’acheter son truc. Ah, non ! Je n’aurais qu’en faire. Et puis, mon argent, je le garde pour autre chose plus intéressant. » Antoine erre sur les Grands Boulevards et s’arrête ici ou là au gré de son attirance par les aléas de la rue.
Aujourd’hui, c’est presque avec des yeux neufs qu’il regarde. Il a voulu sortir seul, sans copains, et jouir d’un peu de liberté. C’est que, depuis quelque temps, il éprouve d’étranges sentiments. Rempli de contradictions, il ne sait trop s’il est préférable de rester seul ou de se trouver en compagnie. Mais qui, en ce moment, pourrait-il supporter ? Il est incapable de le dire. Il ne voit plus clair en lui-même. Bien plus, en ce mercredi après la Pentecôte, par une belle journée de printemps, il est en son corps en proie à une sorte d’ébullition qui l’empêche de tenir en place et, à son étonnement, l’emplit à la fois d’aise et d’appréhension. Il ne sait trop qu’en penser.
Il a refusé de passer l’après-midi à la maison en compagnie de sa sœur et de son petit frère, ne voulant pas regarder la télé qui ne l’aurait pas intéressé. Il a donc tout plaqué, préférant être seul, et c’est pourquoi il est parti à l’aventure. Le spectacle de la rue, pense-t-il vaut bien une émission au petit écran. Il le trouve même plus varié, plus inattendu. Voilà les vitrines des magasins avec ces étalages divers, tant d’objets différents ! Il y a ces affiches alléchantes aux portes des cinémas, et les camelots débitant leurs boniments, et aussi ces jeunes gens assis sur le trottoir et qui fabriquent des poupées de laine tendue sur des armatures en fil de fer. Plus loin, des artistes exécutent sur le bitume des dessins à la craie de couleur. Antoine admire leur habileté et admet que des badauds puissent lancer quelques pièces de monnaie pour les encourager. Lui, malgré son admiration, n’a pas d’argent à jeter. Vrai ! il ne manie pas le crayon aussi bien. Après tout, ça n’a pas d’importance, ce qu’il préfère et sait réaliser, c’est coller et peindre des maquettes. Il en a déjà réalisé un bon nombre qu’il a disposées un peu partout dans sa chambre, elles font sa fierté ! Tiens ! Aujourd’hui, il en achèterait une ! Ah, voilà ce qu’il lui faut : un magasin de modélisme.
Antoine entre dans la boutique, circule entre les comptoirs, compare les boîtes. Il en tient une à la main : ce modèle d’avion lui plaît énormément. Il réfléchit : « Si je l’achète maintenant, il me faudra le trimbaler toute l’après-midi. Je reviendrai plus tard. Oui, mais je n’ai que cinquante francs, il ne me restera pas assez si j’achète autre chose ou si j’entre dans un ciné. Bah ! Pourquoi m’enfermer dans une salle ? J’aurais pu aussi bien rester à la maison devant la télé ! Ce serait idiot ! Il vaut mieux rester dehors, et garder mes sous ! »
Le garçon est surpris de se voir hésiter devant une décision à prendre. Ordinairement, il tergiverse peu, même parfois s’engage trop spontanément. C’est un peu sa nature ! Vraiment, aujourd’hui, il ne se reconnaît plus. D’autant que le sentiment d’insatisfaction le poursuit et se traduit par d’étranges impressions physiques ressenties jusque dans les parties intimes de son corps, le mettant en attente d’il ne sait quoi. Il n’a pas le souvenir d’avoir déjà éprouvé pareille chose, du moins si intensément. Que cela peut-il bien signifier ?
Antoine sort du magasin et s’arrête plus loin devant un cinéma. « Tiens ! Ce film est interdit aux mineurs de treize ans. » Le garçon comprend qu’il faut avoir dépassé cet âge pour entrer là. Ce lui serait donc possible puisqu’on a fêté ses treize ans à la fin de l’année passée. « Ça doit valoir le coup si on ne permet pas aux petits de le voir. J’ai assez d’argent. Mais alors, adieu à la maquette ! Que c’est compliqué ! Ceux qui sont riches ont de la chance : ils ont assez de sous pour se payer tout ce qui leur plaît. Pourquoi certains ont des parents riches, et pas moi ? C’est pas juste ! »
À défaut d’entrer dans la salle, Antoine reste longuement à regarder les photos publicitaires afin de se faire une idée du film : une histoire policière qui semble comporter un bon nombre de flingueurs. Ça doit pétarader dur ! « Tiens ! Un homme et une femme dans un lit et presque totalement à poil ! C’est sans doute pour ça que le film est interdit. » L’adolescent n’en doute pas car il perçoit divers mouvements dans l’intime de son corps. Jamais encore de voir ce genre de photo ne l’a remué à ce point. Il s’en étonne, mais également se déclenche en lui une envie irrésistible de « se fendre » pour une place de cinéma.
— Ça t’intéresse ? Ça vaut certainement la peine de voir ce film, tu ne crois pas ?
Au son de cette voix qui lui semble adressée, Antoine sort de sa rêverie. Tournant la tête, il regarde l’homme qui l’a interpellé et qui maintenant lui fait un large sourire. Il le trouve sympathique et, garçon poli, ne voit pas pourquoi il ne répondrait pas.
— Oui, mais je ne peux pas.
— Pourquoi ? Tu as certainement plus de treize ans, ou alors tu parais plus fort que ton âge.
— Si, j’ai bien treize ans ! Mais je n’ai pas assez d’argent.
— Ah, ce n’est que ça ! Oh, garçon, tu es bien sympa. Eh bien ! moi, je tiens à voir le film. Viens donc avec moi, je te paye la place si tu veux bien.
Ébloui, Antoine s’apprête à suivre l’inconnu. Mais surgit en sa mémoire la mise en garde que si souvent lui ressasse sa mère : « Fais attention dans la rue. Ne réponds pas facilement quand on t’adresse la parole, et surtout ne suis jamais quelqu’un qui te propose d’aller chez lui. » Le garçon réfléchit : « Ce type ne me propose pas de le suivre, mais une place au ciné. C’est pas pareil. Il y aura des gens dans la salle, je n’ai donc rien à craindre. » Rassuré par sa logique, il cède et accepte cette invitation inattendue venant si bien à point.
Le spectacle étant permanent, la séance est commencée quand il pénètre dans la salle à la suite de l’inconnu et s’assied à côté de lui. On est au début du programme : un court métrage qui sera suivi de séquences publicitaires. Peu à peu, s’habituant à l’obscurité, Antoine dévisage son voisin. Attentif à l’écran, celui-ci semble ne plus faire cas de l’enfant qui alors estime l’homme bien chic et peu dangereux. Mis en confiance, le garçon accepte le dialogue au moment de l’entracte, et cela d’autant mieux que, autre surprise, l’inconnu s’est payé un esquimau et sans façon lui en a offert un. La glace, si l’on peut dire, est totalement rompue ! « Quel brave type, pense Antoine, on s’en ferait un ami ! » Il répond donc aux diverses questions que l’homme lui pose et même, sans réticence aucune, il exprime son désarroi du moment : il en a marre de l’école et s’ennuie à la maison. Ses parents lui pèsent de plus en plus. Ses copains aussi l’agacent. Alors, il préfère se balader seul, pour voir autre chose, se distraire. L’inconnu le rassure : « C’est de ton âge, tu sais. Ne te laisse pas démonter. Ça passera. » Pour souligner ses propos, il lui pose délicatement sa main sur l’épaule. Puis, ajoutant quelques conseils judicieux à l’adresse d’un jeune, il termine par : « Trouve-toi un bon ami, et ça ira mieux ! » Avis qu’il renforce par quelques tapes familières portées sur la cuisse du garçon. Antoine sourit de reconnaissance devant tant de bienveillance et surtout pour de si bons conseils propres à le rassurer et l’encourager.
Tandis que la conversation se poursuit, l’homme maintient sa main sur la cuisse d’Antoine qui s’en aperçoit et remarque à part soi combien ce contact crée une intimité entre lui et l’inconnu : il se sent renaître ! Il est moins seul et s’estime compris, ce qui lui paraît merveilleux. Assurément, il a bien fait de suivre cet homme pour qui il éprouve une propension à ouvrir davantage son cœur : il est prêt pour d’autres confidences. Mais voilà que les lumières s’éteignent : l’entracte terminé, la projection du film attendu commence. Il y en aura bien pour une heure et demie. « Après, il ne sera plus temps pour chercher le modèle d’avion, pense l’enfant, il faudra que je rentre à la maison sans tarder. Que la vie est compliquée ! » Il éprouve un peu de regret, mais l’intérêt porté au film lui change le cours des idées.
Bientôt, l’attention d’Antoine est attirée par la main de son voisin restée posée sur sa cuisse. De temps en temps, elle presse et serre ses chairs, comme pour entretenir l’amitié commencée tout à l’heure. Le garçon s’étonne, non pas de ce contact, mais que cet attouchement ne l’indispose pas, lui qui pourtant commence à estimer ridicule et peu digne de son âge quand sa mère le cajole, à ne plus supporter les caresses sur la joue lorsque son père le félicite pour de bonnes notes obtenues à l’école, à trouver stupide de s’envoyer des bourrades entre copains. Au contraire, cette main tenue là, sur sa cuisse, se colore d’un tout autre sens : le signe d’une présence rassurante, un moyen aussi de communiquer avec son voisin dans l’obscurité de la salle, lui donnant ainsi de percevoir l’accord entre eux quand certaines séquences violentes du film les font sursauter simultanément. Il découvre que ce partage émotionnel rend moins égoïste son plaisir de regarder l’écran. D’ailleurs, puisque l’autre lui a payé la place, n’est-il pas honnête de vibrer avec lui durant le déroulement du scénario et de trembler de concert aux coups de feu des gangsters ?
Attentif à l’action, Antoine a remarqué qu’une femme s’est éprise de l’un des bandits. « Ils s’embrassent… Oh ! Maintenant ils sont seuls dans une chambre… Ah ! Ils se déshabillent, et vont au lit. Ils sont à poil, c’est ce que j’ai vu sur la photo. Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Ah ! C’est ça, l’homme se met sur la femme… Ça va devenir intéressant ! Zut ! Ils tirent le drap sur eux ! M… ! » Tandis que les images de succédaient, l’adolescent sentait un désir monter en lui, se manifestant dans ses organes intimes, et avivé par la main qui tout à coup se mit à lui caresser plus activement la cuisse en remontant vers le pli de l’aine. « Mon Dieu ! panique Antoine, que va-t-il penser s’il s’aperçoit que je bande ? » L’inconnu ne parut pas s’en étonner puisque après avoir poursuivi sa prospection jusqu’au niveau du sexe et découvert l’émoi du garçon, par tapotements délicats il fit comprendre qu’il avait deviné son désir. Il lui souffle alors à l’oreille :
— Ça va ? Je ne te gêne pas ? Si ça te plaît, et si tu veux bien, ouvre ta braguette.
Que faire ? Antoine n’hésite qu’une seconde et vainc sa pudeur. La certitude s’établit en lui que depuis plusieurs jours il désirait cela et un instinct l’avait averti qu’il n’avait qu’à suivre la mystérieuse invitation d’entrer dans le cinéma. Écartant alors résolument les cuisses pour se donner de l’aise, il exécute prestement la manœuvre demandée et pousse même la complaisance jusqu’à dégager largement son slip afin de bien laisser le champ libre à la main fureteuse dont il accepte pleinement l’incursion dans son pantalon. Sous les caresses, il connaît une douceur pour lui nouvelle qui, après quelques minutes, déclenche en tout son être de violentes secousses jusqu’alors jamais ressenties à ce point. De douloureux déchirements lui traversent le bas-ventre, mais accompagnés d’une si intense jouissance que, malgré tout, il est saisi d’un ardent vouloir que ne cesse pas la manipulation de sa verge d’où ils s’originent et s’irradient. L’inconnu sentant frémir le garçon, lui murmure à voix basse :
— Eh bien ! Tu es fameux ! T’as une sacrée pine ! Et tu jutes déjà comme un grand !
— Oui ! Continuez, c’est si bon ! répond dans un souffle Antoine avide de plaisir.
Il est comme assommé. Ouf !
L’inconnu, toujours bienveillant, désireux également de prolonger un si agréable moment, propose encore :
— Laisse ouvert, que je te caresse les poils. On a tout le temps !
Peu inquiété par l’entourage des spectateurs qui, les yeux tournés vers l’écran, ne s’aperçoivent de rien, mais, en revanche, ayant perdu momentanément le fil de l’action et le film ne présentant plus pour lui d’intérêt, béatement affalé dans son fauteuil, Antoine se laisse faire, ravi par cette présence permanente de la main amicale. Que ses organes intimes soient dignes d’attention et de soin le remplit de fierté et lui apporte la certitude que la vie vaut la peine d’être vécue. C’est une nouvelle naissance, la sortie de l’enfance, et l’avancée dans le monde des grands. Certainement que ses parents ont tort quand ils le traitent encore de bébé et surtout le mettent en garde contre n’importe qui puisque, à n’en pas douter, il existe de bien chics types.
Le soir, dans son lit, Antoine fait défiler en son esprit les divers instants de sa journée. C’est la séance de cinéma qui tient la première place dans ses souvenirs. Quelle chance n’a-t-il pas eue de pouvoir garder son argent et de s’acheter quand même la boîte convoitée ? Dès son retour à la maison, il l’a ouverte et commencé le montage de l’avion de ses rêves.
Le garçon laisse ses mains errer entre ses cuisses puis, bientôt, se surprend à reproduire sur sa verge les gestes accomplis par l’inconnu. Dans le noir de sa chambre, il retrouve les impressions ressenties dans l’obscurité du cinéma. Secoué également de spasmes, émettant un peu de liquide, il estime pourtant, par comparaison, connaître moins de satisfaction. Il manque la présence amicale, la main de l’autre plus apte à prolonger le plaisir. Ah ! Ne pourrait-il le retrouver ? Il s’aperçoit alors qu’il n’en connaît ni le nom ni le domicile. Comment le revoir ?
Le mercredi de la semaine suivante, Antoine muse à nouveau sur les boulevards en quête de l’aventure. « Peut-être que… » se persuade-t-il sans toutefois formuler totalement un souhait lui paraissant quelque peu chimérique. Voilà près d’une heure qu’il est là devant le cinéma de l’autre jour. On y projette encore le même film. Il s’applique à regarder les photos que maintenant il connaît par cœur jusqu’à en avoir la nausée sans cet espoir tenace le clouant là.
— Ça t’intéresse ? Tu aimerais voir le film ?
— Ah, vous êtes là ! C’est vous que je voulais revoir !
— Et moi donc ! J’ai pensé à toi toute la semaine.
Le garçon fixe bien en face de ses yeux l’inconnu qui l’autre jour lui a donné le conseil de se chercher un ami avec qui tout irait mieux. Ne pourrait-il être cet homme qui vient opportunément prendre place dans sa vie ? Les regards d’Antoine et de l’inconnu se croisent : entre l’adolescent et l’homme un pacte se noue. Le garçon suggère :
— Il n’y a pas moyen de se voir autre part qu’au ciné ?
— Mais si ! Viens chez moi si ça te plaît. Ce sera certainement plus agréable.
Quelques mois plus tard, alors que pour fêter ses quatorze ans il est chez son ami, Antoine reconnaît combien son intuition ne l’a pas trompé. Gaston a près de trois fois son âge, et pourtant il est pour lui le meilleur des copains, celui qui, mieux que tout autre, lui fait découvrir à chacune de leurs rencontres les richesses de sa propre nature. Étendu sur le lit contre son grand ami et une fois encore satisfait en tout son être, tant en son corps qu’en son cœur et esprit, il est plus que jamais convaincu de l’étroitesse des vues de ses parents. Assurément, il a bien fait de passer outre à leur mise en garde : il est bon parfois de suivre n’importe qui !…